Dans le très attendu et explosif rapport Sauvé, la Ciase lève le voile sur l’ampleur des violences sexuelles commises au sein de l’Eglise catholique française depuis les années 50. Un chiffre qui grimpe à 330 000 si on l’élargit aux violences commises par les laïcs. Et sur les graves dysfonctionnements de l’institution.
Comme dans les grandes catastrophes, il y a d’abord les chiffres qui coupent le souffle et qui sidèrent. Inattendus par leur ampleur, ceux-là sont sans appel pour l’Eglise catholique en France, comptable et responsable, à ce jour, de 216 000 victimes mineures de violences sexuelles, commises par des prêtres et des religieux depuis les années 50. Une estimation basée sur l’enquête en population générale menée par l’Inserm (1), et commandée par la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Eglise (Ciase). Parmi ces 216 000 personnes, 32% ont subi des viols. A ce sinistre, vertigineux et inédit décompte de ces victimes encore en vie, il faut en ajouter d’autres. Si l’on inclut les faits commis par des laïcs tels que des animateurs de chorale ou des encadrants de jeunes scouts, le nombre de victimes atteint, cette fois-ci, les 330 000 personnes. Ce qui aboutit, au terme de quelques divisions, à plus de douze enfants violentés chaque jour depuis soixante-dix ans par des prêtres et religieux catholiques et dans les sphères de vie de l’Eglise.
En manque-t-il encore ? Oui, malheureusement : les abusés qui ne peuvent être comptabilisés car ils sont déjà morts. «Nous ne connaîtrons jamais l’ampleur de ce drame absolu», admet la théologienne Véronique Margron, présidente de la Corref (Conférence des religieux et religieuses en France), commanditaire, avec la Conférence des évêques de France (CEF) du rapport piloté par Jean-Marc Sauvé. Qui a recommandé, ce mardi, la mise en place d’une institution indépendante par l’Eglise pour reconnaître les victimes qui ont subi des faits prescrits.
Radiographie implacable
En présence de certains de ces témoins, d’experts, de responsables religieux, l’ancien haut fonctionnaire a remis officiellement aux autorités catholiques, ce mardi dans l’enceinte d’un amphi des beaux quartiers de Paris, ce rapport volumineux (plus de 2 500 pages) et explosif. Il marque l’aboutissement de travaux menés pendant deux ans et demi par la Ciase. Balayant tous les chiffres connus, à ce jour, au niveau mondial, il offre une radiographie implacable du phénomène, fruit d’un appel à témoignages auprès des victimes, d’entretiens, de recherches en archives et d’une enquête en population générale.
Estimant que l’Eglise catholique a manifesté «jusqu’au début des années 2000 une indifférence profonde, et même cruelle à l’égard des victimes», Jean-Marc Sauvé propose de «reconnaître» la «responsabilité» de l’institution et recommande une «réparation» financière pour les victimes de pédocriminalité.
Cataclysme
L’affaire est un cataclysme pour l’Eglise catholique, en France mais également au niveau mondial. Hormis les violences sexuelles commises au sein de la famille (1,9 million de victimes), c’est l’institution qui a été la plus «dangereuse» pour les enfants, très loin devant l’Education nationale. Selon l’enquête menée par l’Inserm, il y a eu 141 000 victimes au sein de l’Education nationale sur la même période, 103 000 dans les colonies vacances et centres aérés, 103 000 dans les clubs de sport. En taux de prévalence, parmi cent personnes vivant en France, âgées de plus de 18 ans et ayant fréquenté les lieux de l’Eglise catholique, 1,16 a été victime de violences sexuelles. Pour l’école publique, le taux de prévalence s’établit à 0,34 % et les clubs de sport à 0,28 %.
Le verdict est sans appel. Longtemps, pour minimiser leur responsabilité, les autorités catholiques ont botté en touche, laissant entendre que d’autres institutions étaient aussi touchées qu’elle. Elles ne le pourront plus. «C’est la première fois qu’il est mis en évidence que l’Eglise est le lieu de socialisation où se sont commises le plus de violences sexuelles», commentent plusieurs chercheurs qui ont participé aux travaux de la Ciase. Pour parvenir à ces résultats, il y a eu un croisement constant entre les recherches menées en archives et celles issues des travaux de l’équipe de l’Inserm (basés sur les 1 600 questionnaires auxquels ont répondu des victimes qui ont contacté la Ciase), l’enquête en population générale auprès de 28 000 personnes et 45 entretiens individuels.
«Un sujet dont il faut encore s’occuper»
Plus de la moitié de ces abus (56%) ont été commis des années 50 aux années 70. Ils baissent de façon significative par la suite. Toutefois, ce phénomène s’explique par des évolutions sociétales, en particulier la baisse de l’influence de l’Eglise dans la société française. Ainsi, dans les années 50,93 % des Français se déclaraient, selon l’historien Philippe Portier, catholiques. Ils étaient 75 % dans les années 80 et sont aujourd’hui 50 % (et 4 % sont des pratiquants réguliers). «Dans la pensée implicite des évêques, il y a l’idée que le problème appartient au passé, souligne Jean-Marc Sauvé, le président de la Ciase. Mais c’est, de notre point de vue, un sujet qui n’a pas disparu et dont il faut encore s’occuper.»
Lors de ses travaux, la Ciase a analysé les dysfonctionnements qui ont conduit à ce désastre. Les conclusions du rapport aboutissent à une critique sévère du système de pouvoir dans l’Eglise catholique qui a favorisé la commission et la couverture des abus. Il n’y a pas de révélations fracassantes sur telle ou telle affaire qui ont marqué, ces trois dernières décennies, l’histoire du catholicisme français. La plupart des faits et des personnes sont d’ailleurs anonymisés à la demande des évêques. Ce qui est en cause, c’est essentiellement la figure du prêtre, présenté longtemps comme une sorte de représentant de Dieu sur terre, la concentration des pouvoirs, la peur du scandale et la culture du secret. Et un désintérêt envers les victimes jusqu’à une période très récente. «Il y a eu une indifférence absolue à leur égard, commente encore Jean-Marc Sauvé. On voit dans les archives que la victime n’est jamais totalement innocente aux yeux de l’Eglise catholique.»
Levée du secret de la confession
Pour combattre le fléau des abus sexuels, l’institution ecclésiale est appelée à une réforme exigeante. A cet effet, le rapport de la Ciase formule 45 recommandations. La plus spectaculaire (et l’une des plus polémiques sûrement) concerne la levée du secret de la confession lorsqu’il s’agit d’abus sexuels. Sur ce terrain, la commission Sauvé heurte de front la culture catholique. Elle demande aussi de revoir la répartition du pouvoir ou encore une réforme substantielle du droit canonique (interne à l’Eglise) pour assurer les droits de la défense. Est-ce envisageable ? Cela pourrait bien être un coup d’épée dans l’eau, puisqu’il s’agit là d’une réforme de l’institution, soumise aux décisions du pape, voire à une concertation mondiale de l’ensemble des évêques.
Pour finir, les autorités de l’Eglise catholique française sont pressées par la Ciase d’agir à l’égard des victimes. Elle demande un dispositif national de reconnaissance, que l’institution accepte, dans les faits, sa responsabilité collective, ainsi que des cellules d’écoute mieux formées localement que celles déjà en place. La commission s’oppose ainsi à une indemnisation forfaitaire, telle que les évêques semblent encore l’envisager. Fin juriste, Jean-Marc Sauvé, ancien vice-président honoraire du Conseil d’Etat, a placé une véritable bombe dans son rapport. Du point de vue de la commission qui a consulté les meilleurs spécialistes, il existe une responsabilité juridique de l’institution catholique à l’égard des victimes (et qui ne se limite donc pas à celle de l’abuseur). Sur ce point, Jean-Marc Sauvé cite l’article du code civil 1242. Il écrit : «On est responsable non seulement du dommage que l’on cause par son propre fait, mais encore de celui qui est causé par le fait des personnes dont on doit répondre, ou des choses que l’on a sous sa garde.» L’Eglise catholique sera-t-elle contrainte devant les tribunaux d’indemniser 330 000 victimes ? A la catastrophe morale pourrait bien s’ajouter un désastre financier.
(1) La marge d’erreur de l’enquête est évaluée entre 165 000 et 270 000 victimes. Le nombre médian a été retenu dans la communication qui est faite ce mardi, soit 216 000 victimes.