Les destins exceptionnels de ces «Justes parmi les nations» sont tirés de l’ombre par une exposition pleine d’humanité qui leur est consacrée dans la capitale alsacienne.
L’une faisait des ménages, l’autre était entrepreneur, aisés ou modestes, croyants ou non, ils ont mis leur vie en danger pour sauver celle de Juifs pourchassés par les nazis. Les destins exceptionnels de ces «Justes parmi les nations» sont tirés de l’ombre par une exposition pleine d’humanité qui leur est consacrée dans la capitale alsacienne.
Ils s’appelaient Marie et Georges, Camille et Anne, Adélaïde, Pierre… Ces 78 femmes et hommes ont en commun, outre leur lien avec l’Alsace, d’avoir pris part au sauvetage de Juifs pendant la dernière guerre. Souvent, ils ont caché des enfants, falsifié des papiers, soutenu les filières d’évasion, à l’instar des 4202 Justes de France répertoriés par l’institut Yad Vashem de Jérusalem. Seuls trois d’entre eux vivaient dans l’Alsace-Moselle annexée par Hitler en juin 1940, d’où les Juifs avaient été bannis. Évacués avec leurs compatriotes alsaciens en septembre 1939, les 20.000 Juifs avaient été interdits de retour après l’armistice de juin 1940. Ceux qui habitaient encore en Alsace ont été expulsés durant l’été 1940, en même temps que les «francophiles non germanisables » et autres «indésirables». Parallèlement, plusieurs dizaines de milliers d’Alsaciens-Mosellans avaient choisi de ne pas rentrer chez eux, d’autres se sont évadés, avant même le décret sur l’incorporation de force d’août 1942. L’exposition sur les Justes d’Alsace qui furent «des lumières dans la nuit», agissant loin de leur région d’origine, témoigne de cette histoire particulière*.
Des milliers d’anonymes
«Le choix du Palais universitaire, un bâtiment prestigieux de l’époque wilhelmienne, est un symbole fort», souligne Nicolas Matt, vice-président de la Collectivité européenne d’Alsace (CEA) et de l’université de Strasbourg. Il n’oublie pas qu’ici, il y a quatre-vingts ans, les nazis inauguraient la Reichsuniversität, dans une aula pavoisée de drapeaux à croix gammée. Pour autant, une plaque rappelle qu’entre 1939 et 1945, 139 professeurs et étudiants de l’université de Strasbourg, repliée à Clermont-Ferrand, sont morts en captivité ou au combat. «Cette exposition vient raconter une histoire complémentaire de l’Alsace, comme le sont les deux versants d’une même montagne», a décrypté l’historienne Frédérique Neau-Dufour, membre de la commission scientifique, lors de l’inauguration des vingt panneaux qui seront présentés dans des lycées, mairies ou autres lieux symboliques, espèrent les organisateurs.
Le projet a été porté par Laurent Gradwohl, directeur régional du Fonds social juif unifié, et Philippe Ichter, en charge de l’interreligieux à la CEA, avec l’appui de la ville de Strasbourg et de la région Grand Est. Il y a deux ans, le FSJU avait été partenaire de l’Église réformée d’Alsace et de Lorraine pour un hommage à la première femme alsacienne «Juste parmi les nations», Adélaïde Hautval, surnommée «Haïdi». Destiné aux collégiens, le parcours pédagogique vise à les sensibiliser à l’engagement individuel, à partir des choix de «Haïdi», fille de pasteur et médecin psychiatre, qui l’ont menée à Auschwitz-Birkenau où elle refusa de participer aux expérimentations des médecins nazis, puis à Ravensbrück. «Pour le peu de temps qui nous reste à vivre, comportons-nous en êtres humains», expliqua-t-elle à une autre déportée médecin. Contre toute attente, elle en a réchappé… Avec la nouvelle exposition, Laurent Gradwohl veut perpétuer le souvenir de ces «milliers d’anonymes qui ont sauvé une ou plusieurs vies, au péril de la leur». Certains étaient juifs comme ses oncles, Roger, 20 ans, et Marcel, 22 ans, qui faisaient passer des enfants en Suisse, dont Jean-Claude, leur jeune frère qui deviendra son père.
Des retrouvailles émouvantes et joyeuses
Il a fallu dix-huit mois à l’historienne de l’art Edith Desrousseaux de Medrano, connue pour des expositions au Mémorial Charles-de-Gaulle et au Mémorial de Verdun, pour établir, avec l’aide d’une stagiaire, cette liste des Justes d’Alsace. En liaison avec le comité français de Yad Vashem, elle a épluché les dossiers répertoriés, contacté les familles des Justes et de ceux qu’ils ont sauvés. Sur les 77 Justes repérés sur la liste française, il y a 42 hommes et 36 femmes. Plus d’une quarantaine étaient nés avant 1918, alors que l’Alsace faisait partie de l’Empire allemand. «On retrouve de nombreux croyants, avec des prêtres, pasteurs et religieuses», remarque-t-elle. Le plus jeune, Jean-Michel Dousselin, avait 14 ans lorsque son père, Paul, lui demande d’emmener la famille Weil du Cantal dans la Vienne, avec une voiture à cheval… In extremis, la commissaire de l’exposition a identifié une 78e Juste sur la liste allemande. Née à Mulhouse en 1897, maître-tailleur à Berlin, Margaretha Dobbeck s’est installée en Alsace à l’été 1943. Jusqu’à la libération de Mulhouse, en novembre 1944, elle abrite dans son appartement une jeune juive polonaise et un couple de juifs berlinois, Gertrud et Emil Stargardter, qui s’installeront à Haïfa après la guerre. Personne n’en a rien su…
Pour l’ouverture de l’exposition, les organisateurs ont convié les Justes et les personnes juives sauvées, ou leurs descendants. Des retrouvailles émouvantes et joyeuses. Norge Dauvilliez, 81 ans, venue de Paris, est tombée dans les bras de la Strasbourgeoise Hélène Paquet, la petite-fille d’Anne et Camille Wiedrich qui les avaient recueillis, son frère Nicolas et elle, dans un mas près d’Arles. Par «esprit patriotique», le Strasbourgeois Camille Wiedrich y avait déménagé son imprimerie en 1940. Souffrant, il fut opéré à l’hôpital par Jean Gorodiche. Après le départ du chirurgien juif pour Londres, son épouse se cache à Gap. À nouveau menacée, elle confie les «deux petits blondinets» aux Wiedrich. Dans son récit, Norge parle de «grand-papa» et de «grand-maman». Lorsqu’en 1945, son père – le «commandant Granville» dans la Résistance – débarque en jeep, vêtu d’un battle-dress, son frère lui montre d’emblée qu’il sait faire la chandelle…
«Dites que vous ne les avez pas trouvés!»
«Plus qu’une exposition, c’est un véritable travail de mémoire, une mémoire plus sensible qu’ailleurs», salue Sylvain Waserman, vice-président de l’Assemblée nationale, ancien maire de Quatzenheim où 90 stèles du cimetière juif ont été profanées en février 2019. Son père Jo, décédé il y a deux ans, et sa tante Sarah avaient été cachés par Marie et Georges Fricker, couple d’Alsaciens installés à Bagnolet. «Quand j’étais enfant, nous allions pour des mariages dans la famille de papa, une fois à la synagogue, une fois à l’église», témoigne le parlementaire. Jeudi, avec Jean-Philippe Fricker, son «cousin» venu d’Avignon, ils commentent la photo du mariage des parents de Jean-Philippe. On y reconnaît Marie et Georges, mais aussi Sarah et Jo… Si elle n’a pas pu faire le déplacement, Sarah Wojakowski, 88 ans, n’a rien oublié de ce 16 juillet 1942, jour de la rafle du Vel’ d’Hiv. Leur père, Bension Waserman, venu de Pologne en 1933 avec sa femme, avait été arrêté deux mois plus tôt. Lorsque deux policiers viennent chercher Rivka, 34 ans, et ses enfants de 9 et 7 ans, l’immeuble est en émoi. «Dites que vous ne les avez pas trouvés!» suggèrent les voisins. «On a un travail à faire», réplique un des policiers. La jeune femme, pendant ce temps, réussit à alerter la «nounou» de ses enfants. Après «des heures de supplications», l’autre policier convainc son collègue de laisser partir les enfants avec les Fricker, arrivés entretemps. Malgré ses recherches après son entrée à l’ENA, qui l’a amené à s’installer à Strasbourg, Sylvain Waserman n’a pas retrouvé ce policier qui a désobéi aux ordres de Vichy. Il en a fait la trame d’un roman, Ce que le temps n’oublie jamais (Éditions du Signe).
Jusqu’à la Libération, les Fricker, de condition très modeste, qui avaient déjà trois enfants plus âgés, ont hébergé les petits Waserman dans leur pavillon de Bagnolet. Si Rivka a disparu à Auschwitz, Bension a fait partie des survivants. Il est rentré sans un mot sur ces mille jours en enfer. Si ce n’est le jour où un huissier s’étonne de son mutisme, alors qu’il vient saisir la marchandise de son atelier. «J’ai vu des bébés jetés vivants dans des fours. Je ne vais pas pleurer pour quelques bouts de tissus», lâche-t-il… Lorsque sa fille épouse Georges Wojakowski, le grand rabbin Kaplan propose à Marie de prendre la place de Rivka sous le dais nuptial. «Nous sommes toujours une seule famille», assure Sarah Wojakowski, qui a milité au côté des Klarsfeld et organisé des expositions dans les gares d’où partaient les convois.
«Parce qu’exister, c’est résister»
C’est peu dire que la plupart de ces Justes d’Alsace ont œuvré dans l’ombre, en toute humilité. «Je n’ai fait qu’aimer», dira sœur Placide, lors de la remise de la médaille des Justes. Sept d’entre eux ont été déportés pour faits de résistance. Le policier Alfred Thimmesch et le secrétaire de mairie Paul Mathéry sont morts à Mauthausen, alors que les alliés avaient débarqué en Normandie. Certains se sont fait connaître par la suite. Ainsi du juriste et théologien protestant Jacques Ellul, ancien chargé de cours à Strasbourg, qui accueille des personnes traquées dans sa maison du Bordelais, «parce qu’exister, c’est résister». Ou du futur maire de Strasbourg, Charles Altorffer, qui dirige le service des réfugiés d’Alsace-Lorraine à Périgueux et maintient leur allocation aux rabbins alsaciens réfugiés. Actif dans la résistance à Lyon où il aide des familles juives menacées, le Thannois Pierre Bockel s’est engagé en 1944 comme aumônier dans la Brigade Alsace-Lorraine commandée par André Malraux, dont il devient l’ami. Après la guerre, cet homme sera nommé archiprêtre de la cathédrale de Strasbourg. Son petit-neveu, le capitaine Pierre-Emmanuel Bockel, est mort en mission le 25 novembre 2019 au Mali. Une autre forme d’engagement pour une autre époque.
*L’exposition est accessible au Palais universitaire de Strasbourg jusqu’au 5 octobre 2021, du lundi au vendredi de 9 heures à 20 heures.