Plus d’un an et demi après sa sortie de l’Union européenne, le Royaume-Uni commence à en voir les conséquences économiques concrètes, alors que la pandémie a masqué ses effets pendant des mois. Aujourd’hui, le manque de main-d’œuvre devient crucial et entraîne des pénuries de plus en plus visibles.
Ça recrute sec au Royaume-Uni. Enfin, ça aimerait recruter sec. Plus d’un mois après la levée totale des restrictions sanitaires liées à la pandémie, le pays fait face à une autre crise. Alors que l’économie repart, il n’y a plus assez de main-d’œuvre dans les champs, dans les restaurants ou pour conduire les poids lourds… Jeudi, BP annonçait la fermeture de plusieurs de ses stations-service, faute de chauffeurs pour apporter le carburant sur place. Si le Covid est en partie responsable de la pénurie de personnel, notamment à cause des isolements forcés, le Brexit perturbe très largement l’ensemble des chaînes logistiques britanniques. Plus d’un an et demi après la sortie effective de l’Union européenne du Royaume-Uni, le 31 janvier 2020, les conséquences commencent se voir. Concrètement. Dans tous les aspects de la vie personnelle et de l’économie britannique. Comme dans les rayons des supermarchés où manquent cruellement certains produits.
Car les petites mains qui font rouler l’économie sont généralement des migrants saisonniers venus des pays d’Europe de l’Est, et il est devenu, depuis le 1er janvier, plus compliqué de les faire venir. Dans les supermarchés, les étals se vident, les cafés réduisent la voilure et les agriculteurs laissent pourrir leur récolte. «Et ça ne va pas s’améliorer de sitôt, prédit Ian Wright, président de la Food and Drink Federation. Je pense même que cela va empirer. Le temps où le consommateur britannique pouvait trouver à peu près tout ce qu’il souhaitait est terminé.» Une prédiction catégoriquement démentie par le gouvernement, qui multiplie les déclarations rassurantes en précisant que la chaîne d’approvisionnement du pays est «très résistante».
Pourtant, plus un jour ne passe sans que le chef d’un restaurant se plaigne du manque de personnel, sans qu’un quidam poste sur les réseaux sociaux des photos d’étalages vides dans les supermarchés ou qu’un autre se lamente de l’absence de milk-shake dans son McDonald’s. A quelques mois de Noël, les syndicats demandent instamment au Premier ministre de trouver une solution au problème. Sans quoi, la période des fêtes sera une nouvelle fois «ruinée» et Noël annulé, assurent-ils. Certains évoquent non seulement une pénurie de produits pour les cadeaux, mais aussi de papier pour les envelopper. Les vendeurs de sapins de Noël ont même mis en garde contre des problèmes d’approvisionnement. «Nous avons parlé à nos fournisseurs qui font tous face au même défi», a expliqué Mark Roffe, directeur de ChristmasTrees.co.uk. Les importateurs qui d’habitude se fournissent en Europe «veulent essayer d’éviter les nouvelles paperasseries et taxes qui vont augmenter leurs coûts et se tournent donc vers les producteurs locaux», qui ne sont pas assez nombreux pour répondre à cette croissance de la demande. Et la pression augmente partout. Chez les fermiers et chauffeurs routiers en passant par les vétérinaires, et dans les supermarchés ou les multinationales… Alors que les pénuries de gaz, liées elles à l’explosion des prix de l’énergie, sont envisagées de plus en plus sérieusement et que des coupures de chauffage ponctuelles sont évoquées, le Royaume-Uni se prépare à un hiver difficile.
Les chauffeurs routiers font monter les enchères
Le transport est le secteur le plus touché. Les chauffeurs routiers sont devenus une denrée rare et tous les patrons se les arrachent. Selon Rod McKenzie, directeur de la Road Haulage Association, le syndicat des transporteurs routiers, environ 100 000 postes sont vacants. Des dizaines de milliers d’Européens qui travaillaient au Royaume-Uni avant la pandémie et la sortie de l’UE ne seraient pas revenus. Aujourd’hui, ces hommes et ces femmes ont besoin d’un visa pour retourner travailler en Grande-Bretagne. Et beaucoup ont décidé que cela n’en valait plus la peine à cause de la paperasse qui complique les allers-retours.
Cette main-d’œuvre bon marché à laquelle les chefs d’entreprise britanniques n’ont plus accès les oblige à redoubler d’effort pour attirer la force de travail locale. «La plupart des Britanniques ne sont pas intéressés par ce métier, avance Andrew Skea, qui travaille dans le transport de tubercules dans le nord de Londres. Tu passes trop de temps loin de ta famille, les conditions sont terribles et c’est généralement mal payé.» Ainsi, les chaînes de supermarchés Tesco, Asda et Sainsbury’s, dont les rayons se vident de certains produits, ont temporairement augmenté les salaires. «Les chauffeurs profitent aussi de cette nouvelle concurrence pour faire grimper les prix, en menaçant de partir si on ne paye pas plus, relate Martial Masse, de Transports Mesguen, une entreprise de transport bretonne qui a une base à Harthill, dans le centre de l’Ecosse. On a dû augmenter nos tarifs de 13 %.» Dans le nord-est de l’Angleterre, le revenu minimum est passé de 20 à 60 livres de l’heure (23 à 70 euros), assure Aimee Clappison, qui gère une entreprise de recrutement de saisonniers agricoles. «Des solutions à court terme sont vitales pour éviter de plus grosses pénuries cet hiver. Nous avons besoin de chauffeurs maintenant», a prévenu Rod McKenzie. Une solution serait d’instaurer des visas destinés seulement aux Européens pendant quelques mois, selon lui. Mais la ministre de l’Intérieur, Priti Patel, refuse catégoriquement.
Les agriculteurs perdent leur production
A cause des pénuries, depuis le mois d’août, certains agriculteurs laissent pourrir leur production dans leurs champs ou font travailler la famille pour récolter en temps et en heure. Les éleveurs, eux, se débarrassent des animaux qu’ils n’ont pas pu envoyer à l’abattoir et qui deviennent «inconsommables» car trop gros ou trop vieux. Selon plusieurs associations, il y aurait par exemple 70 000 cochons en trop actuellement dans les fermes et, si la situation ne s’améliore pas, ils devront être abattus. Le lait et les œufs invendus sont aussi détruits. Un gâchis alimentaire et économique causé par la pénurie de chauffeurs et parce que les abattoirs, en sous-effectif, ne fonctionnent plus à 100 % de leur capacité. «Dans notre secteur, près de 16 % des postes sont vacants. Beaucoup de nos éleveurs ont été contraints de réduire leur production de 5 % à 10 %», rapporte ainsi le directeur du British Poultry Council, Richard Griffiths, qui a appelé début septembre le gouvernement à assouplir les règles d’immigration avec les Vingt-Sept pour faciliter les embauches européennes.
Les multinationales de l’alimentaire mises au régime
KFC, Coca-Cola, McDonald’s… Les multinationales n’échappent pas au manque de personnel. Mi-août, Nando’s, fameuse chaîne sud-africaine réputée pour son poulet sauce pili-pili, a annoncé la fermeture d’une cinquantaine de ses restaurants à travers le Royaume-Uni. En cause, la «pingdemic» (durant l’été, des milliers de Britanniques ont été obligés de s’isoler après avoir été cas contact) qui sévit notamment en Angleterre et prive la chaîne de beaucoup de ses salariés. Mais aussi ses fournisseurs qui, par manque de personnel, peinent à suivre la cadence des commandes. Pour régler la situation, la direction a dû détacher 70 employés en urgence auprès de ses prestataires. La semaine d’avant, KFC avait lui aussi dû gérer des ralentissements au niveau de l’approvisionnement de ses stocks britanniques. Dans la foulée, McDonald’s a retiré les milk-shakes de son menu tandis que Coca-Cola rencontrait des problèmes pour importer du Coca Zéro et Light ou des canettes en aluminium.
Pas assez de vétérinaires pour s’occuper des animaux de compagnie
Pendant la pandémie, de nombreux Britanniques sont devenus nouveaux propriétaires d’animaux de compagnie. Le problème, c’est qu’il devient de plus en plus difficile de les faire soigner car la plupart des vétérinaires européens ont plié bagage. Or, ils étaient très nombreux dans les cabinets. Selon Charles Hartwell, directeur d’Eville & Jones, qui fournit des services vétérinaires aux abattoirs, cela serait en partie dû aux nouvelles règles établies par le Royal College of Veterinary Surgeons, qui obligent désormais les vétérinaires à posséder un haut niveau d’anglais. «Bien que la majorité des vétérinaires européens aient toutes les qualifications nécessaires, ils n’ont pas le niveau d’anglais demandé. Depuis le Brexit, le nombre de vétérinaires en provenance de l’Union européenne s’est effondré», raconte-t-il dans le quotidien britannique iNews. Une pénurie qui, selon lui, s’intensifiera lorsque toutes les exportations de produits d’origine animale devront être inspectées et certifiées par un vétérinaire.
Sans parler du surcroît de travail administratif pour permettre à un Britannique d’emmener son animal de compagnie en vacances dans l’UE. Alors qu’il suffisait auparavant d’un passeport vétérinaire européen, avec les vaccinations à jour et une puce d’identification, chaque départ en vacances devient un casse-tête coûteux. Le vétérinaire doit remplir un questionnaire d’une trentaine de pages dans les dix jours qui précèdent le voyage et l’heureux propriétaire de Bobby le corgi doit débourser environ 150 euros de frais. A chaque voyage.
Le service hospitalier trie les patients
Depuis fin août, le National Health Service (NHS), le service de santé public britannique, touché par une pénurie de flacons, ne peut plus assurer la totalité des tests sanguins. A son origine, Becton Dickinson, une entreprise qui en fabrique et qui n’arrive plus à faire venir la marchandise en temps voulu. Les médecins sont donc obligés de prioriser les patients, ce qui engendre des retards dans les prises en charge. Les tests de fertilité, de prédiabète ou d’allergie ont été, par exemple, complètement arrêtés. Selon le NHS, la situation devrait s’améliorer au début du mois d’octobre.
Résumé : Les échanges avec l’Europe plombés
Près de dix mois après la sortie effective du Royaume-Uni de l’UE, l’ampleur des conséquences économiques du Brexit reste difficile à mesurer. Selon les prévisions européennes, il devrait coûter 2,2 points de PIB à Londres d’ici à la fin de l’année 2022. Les échanges avec le continent ont déjà chuté. Les exportations vers l’UE ont diminué de 12 % entre juillet 2018 et juillet 2021. La tendance est similaire pour les importations, en baisse de 13 %. Dans les deux cas, un plus bas historique a été atteint en janvier dernier, pour le premier mois du Royaume-Uni brexité, quand la désorganisation des contrôles douaniers était à son comble. Le secteur alimentaire a été particulièrement touché, avec une baisse de 75 % des exportations vers l’Europe en janvier. L’impact du Brexit devrait encore s’alourdir l’année prochaine, Londres ayant pour l’heure réussi à repousser l’entrée en vigueur de certaines réglementations.