Dans le sillage d’Ottolenghi, chef multi-acclamé né à Jérusalem et installé à Londres, nombreuses sont les adresses israéliennes à avoir fleuri à Paris. Des produits phare comme le zaatar, le houmous ou les babkas sont devenus populaires auprès du grand public.
Voilà plusieurs années que la cuisine israélienne s’est fait une place dans les assiettes des Français. Près d’une quarantaine de tables ont ouvert à Paris depuis l’arrivée du pionnier Eyal Shani en 2013 avec Miznon, et ont remis au goût du jour le houmous, le labneh, le zaatar et le sumac, pour ne citer que quelques réjouissances gastronomiques. A tel point qu’aujourd’hui, il est tout à fait aisé de trouver les épices levantines en grande surface ou du pain tressé de shabbat, les hallot, chez des boulangers non juifs.
Un carrefour d’influences
Le comble, c’est que la cuisine israélienne est le fruit de multiples mélanges et n’a pas vraiment d’identité en tant que telle. Chez Dalia (1), nouvelle adresse parisienne dirigée par Benjamin Cohen, on refuse d’apparaître comme un restaurant israélien et on lui préfère le terme «méditerranéen». «De toute façon, la cuisine israélienne n’existe pas, balaie d’un ton assuré Or Bitan, la cheffe franco-israélienne, tout juste âgée de 30 ans. Ce sont des recettes de grands-mères qui viennent du monde entier.» L’histoire d’Israël est fondée sur l’immigration. Sa cuisine apparaît comme un melting pot de saveurs séfarades (Afrique du Nord) et ashkénazes (Europe de l’Est), qui se marient très bien et offrent une cuisine particulièrement variée. «Le seul aspect typiquement israélien, c’est la fusion, houtzpa en hébreu», poursuit Or Bitan. A la carte de son restaurant, un croissant perdu, emblème de la houtzpa, puisqu’il s’agit d’un symbole de la cuisine française, revisité à la sauce israélienne. «On prend un aliment 100 % français que l’on essaie d’améliorer.» Un carrefour d’influences en somme. La jeune femme revendique des inspirations de tout le Moyen-Orient, et notamment de ses aïeules, algérienne et tunisienne : «La cuisine israélienne a beaucoup de racines primitives. Elle remonte aux origines.»
Cette idée de fusion est partagée par Assaf Granit, fondateur du restaurant Shabour (2), qui signifie «cassé» en hébreu. Le terme a une double signification pour le chef : casser l’ancien club de jazz dans lequel les cuisines prennent place aujourd’hui et, plus largement, briser les stéréotypes culinaires. La carte se présente comme un voyage entre Jérusalem et Paris : «De la première à la dernière bouchée, il y a toujours une référence à ces deux villes. Jérusalem est un reflet d’Israël, et la cuisine française est enseignée partout dans le monde. Shabour, c’est un pont entre ces deux cultures», analyse Assaf Granit, qui a décroché sa première étoile au Guide Michelin en 2021. Il sert aussi bien du pigeon avec de la sauce béarnaise que du turbot, des huîtres, du caviar… Autant de plats non casher. Le chef n’hésite pas à déstructurer ses plats, en proposant en amuse-bouche un atayef, soit une crêpe libanaise à la crème de lait et à la fleur d’oranger, dans une version au foie gras.
A l’instar de l’équipe aux fourneaux de Dalia, d’autres chefs ont hésité à afficher leurs origines israéliennes, avant de se raviser. «Dire cuisine levantine, c’est un peu vague… Ça englobe aussi bien les restaurants syriens que kurdes. Ses partisans n’ont pas envie de susciter le débat», indique Lotan Lahmi, directeur de Yafo (3), première cantine entièrement dédiée au houmous à Paris, qui estime que l’adjectif israélien «fait peur» et que certains de ses confrères craignent d’être «mal perçus». Benjamin Cohen jure, lui, qu’il préfère se passer de la référence à la Terre promise car sa cuisine «s’inspire de toute la Méditerranée, et pas seulement d’Israël». Chez Magniv (4) («incroyable» en hébreu), ouvert cet été par le chef Kobi Villot-Malka, déjà chez Tavline (5) où il rend hommage à Israël et au Maroc, la cuisine est qualifiée «d’israélienne et de méditerranéenne» pour éviter d’apparaître comme un restaurant communautaire. On y sert même de la poitrine de porc. Contrairement à Chiche (6), un joyeux delicatessen tenu par Jonathan Sason-Cohen où l’on trouve des sandwichs pastrami, des borekas (feuilletés au fromage) et de la shakshuka. «Chiche» est écrit en hébreu et en arabe sur la devanture, et au moins un employé parle la langue hébraïque. Le jeune homme souhaitait «recréer l’ambiance de Tel-Aviv, et plus précisément du shuk HaCarmel», le grand marché de la ville où l’on peut déjeuner sur le pouce. Il se félicite d’ailleurs que le lieu soit fréquenté par des Israéliens expatriés et de passage, «preuve qu’il a réussi son coup».
Une cuisine végétale et instagrammable
L’engouement pour les spécialités israéliennes est dû à plusieurs facteurs. Le premier s’appelle Yotam Ottolenghi, chef hiérosolymitain installé à Londres depuis une vingtaine d’années. Sa renommée dépasse largement les frontières du Royaume-Uni, où il tient notamment une chronique dans le Guardian, depuis 2006. Ce sont ses livres de cuisine qui l’ont fait connaître en France. Simple, son best-seller paru en 2018, s’est vendu à 140 000 exemplaires, et l’ensemble de ses ouvrages atteint les 400 000 ventes, rien que dans l’Hexagone. «J’ai craqué sur Jérusalem [sorti en 2013, ndlr], je suis tombée amoureuse de l’objet avant même de connaître les plats, s’exclame Catherine Saunier-Talec, directrice d’Hachette Pratique, sa maison d’édition en France. La cuisine d’Ottolenghi me paraissait tellement nouvelle ! C’est un choc gustatif quand on goûte pour la première fois le zaatar ou le sumac.» Ses publications ont investi les foyers, malgré les listes pharaoniques d’ingrédients parfois absents des rayons français. «Avec Simple, il a réussi à créer des recettes plus rapides, faciles, qui ont tout de suite séduit. Ottolenghi est devenu accessible et les ingrédients sont disponibles partout maintenant», poursuit son éditrice, qui a publié depuis d’autres auteurs originaires du Moyen-Orient comme Sabrina Ghayour, cheffe irano-britannique qui a sorti Persiana, en 2016, une célébration de la cuisine iranienne, et Tara Khattar qui rend hommage à la cuisine de ses grands-mères, dans Liban (2020).
Plusieurs des ouvrages d’Ottolenghi sont uniquement végétariens, comme Plenty (2015) et le petit dernier, Flavour (2020). La cuisine israélienne, très végétale, s’acclimate parfaitement aux régimes végétariens et vegan, désormais largement plébiscités, avec le pois chiche comme produit de base. «En Israël, la viande n’est que l’accessoire du légume, qui est sublimé. Tout le contraire de la cuisine française», analyse Chloé Saada, autrice de Paris-Tel Aviv, à la rencontre de la cuisine israélienne (Hachette Pratique, 2017). A la carte de Chiche, seulement trois plats sont à base de viande. Or Bitan fait elle aussi le moins possible appel à la bidoche. «C’est une cuisine à la fois saine et gourmande», résume de son côté Benjamin Cohen.
La cuisine israélienne correspond bien à l’époque avec ses assiettes colorées, très visuelles, à la fois chaleureuses et sophistiquées, combo idéal pour être diffusées sur les réseaux sociaux. Ainsi, le hashtag #IsraeliFood cumule près de 300 000 publications sur Instagram. Certains établissements ont même décidé de proposer une véritable expérience à leurs clients, pour que le moment soit inoubliable et pourquoi pas posté ensuite sur le Net. Balagan (7), l’autre restaurant d’Assaf Granit, est réputé pour son ambiance ultra-festive, où l’on finit le repas en dansant sur les tables, au rythme de chansons mizrahi (genre musical israélien). Secret de polichinelle, les meilleures places se trouvent autour du bar, où se tient la cuisine, ouverte, afin de profiter du spectacle des commis qui travaillent dans une ambiance bon enfant, sous la houlette du chef Elior Benarroch. Chez Magniv, le menu prend la forme d’un passeport, tandis que les vins apparaissent sur une carte d’embarquement. «On voulait créer quelque chose de ludique, racontent Clément Faure et Benjamin Chiche, les deux associés. C’est également un petit clin d’œil au Covid, ça fonctionne bien, les gens le photographient.»
La halla, pain béni
Depuis quelques mois, la cuisine israélienne a fait son apparition sur les fournils des boulangeries. L’un des gâteaux les plus à la mode du moment est d’origine juive ashkénaze : la babka, pâte fermentée pendant quarante-huit heures, roulée et fourrée au chocolat ou au tahiné – à base de sésame. Sarah Amouyal et Emmanuel Murat, les maîtres du genre à Paris, ont ouvert Babka Zana (8) en janvier car ils ne trouvaient pas de proposition convaincante en France. Ils fabriquent des rugelach, petits croissants, des hallot, la brioche tressée emblématique de shabbat qu’ils utilisent aussi pour des sandwichs, et des babkas bien entendu. «On s’est approprié les recettes, mais on essaie de les revisiter, au sésame et au citron par exemple, indique Emmanuel Murat. Certaines personnes goûtent les pâtisseries pour la première fois dans nos boutiques, d’autres viennent chaque vendredi acheter la halla de shabbat.» Le succès est immédiat et ces gâteaux ornent désormais les étals de boulangeries plus traditionnelles.
La halla, au goût légèrement sucré et habituellement consommée lors des fêtes religieuses, a quitté les enseignes casher de la rue des Rosiers pour des adresses plus branchées : Mamiche (seulement le vendredi) (9) ; Chez Meunier qui produit du pain biologique ; Bob’s Bake Shop, adresse healthy d’inspiration californienne ; Mami (10), «la première boulangerie levantine de Paris», qui vend des paniers de shabbat ; et Maafim, qui sert des hallot en accompagnement de ses plats. Même le chef étoilé Assaf Granit a prévu d’ouvrir dans le courant de l’année une sandwicherie où les brioches tressées remplaceront bientôt baguettes et pain de mie. Avec l’idée qu’il n’est plus la peine d’attendre le vendredi soir pour les déguster.
(1) Dalia, 93 rue Montmartre, 75002 Paris ; (2) Shabour, 19 rue Saint-Sauveur, 75002 Paris ; (3) Yafo, 96 rue d’Hauteville, 75010 Paris ; (4) Magniv, 37 bis rue du Sentier, 75002 Paris ; (5) Tavline, 25 rue du Roi-de-Sicile, 75004 Paris ; (6) Chiche, 29 bis rue du Château d’Eau, 75010 Paris ; (7) Balagan, 9 rue d’Alger, 75001 Paris ; (8) Babka Zana, 65 rue Condorcet, 75009 Paris ; 5 rue des Colonnes, 75002 Paris ; (9) Mamiche, 45 rue Condorcet, 75009 Paris et 32 rue du Château d’Eau, 75010 Paris ; (10) Mami, 44 rue du Faubourg du Temple, 75011 Paris.
par Margot Davier