Sami Frey, dans une mise en scène minimaliste défend un texte de Lanzmann sur l’extermination des Juifs par l’Allemagne nazie. Le geste est sûr et la charge émotionnelle massive tandis que la salle de l’Atelier fait entendre avec dignité le souvenir des morts.
Le texte est le verbatim de l’entretien qu’eut Claude Lanzmann avec Maurice Rossel en 1979, pendant le tournage de Shoah. Rossel, citoyen helvète, délégué à Berlin du Comité international de la Croix-Rouge pendant la guerre, se rendit à Auschwitz dès 1943 puis inspecta, avec le plein accord des autorités allemandes, le ghetto modèle de Theresienstadt en juin 1944. En se dupant lui même il ne voulut rien voir du piège qui lui était tendu. Incapable de croire à l’indicible, il se laissa abuser par une mise en scène méticuleusement orchestrée par les nazis. Il ne vit rien de l’horreur au-delà de ce Potemkine nazi. La vérité est que ce ghetto modèle, réputé administré par un conseil de Juifs était un lieu de transit d’un voyage vers la mort qui a conduit la plupart de ceux qui y ont séjourné vers les chambres à gaz d’Auschwitz, de Sobibor, de Belzec ou d’autres. Pourquoi et comment se laissa-t-il aveugler, sans rien déceler de la combinaison inouïe de violence et de mensonge qui culminait à Theresienstadt ? Telle est la question fondamentale posée par Claude Lanzmann.
Le trouble du business.
Toutefois, la pièce ne veut rien savoir des raisons de cet aveuglement de Rossel. Elle raconte seulement et c’est déjà presque trop. L’exercice en effet est périlleux. La Shoah reste pour toujours un sujet tabou à celui qui l’attrape sans respect ni dignité. À chaque oeuvre produite et présentée se pose la question philosophique de la monétisation de la solution finale; à chaque texte, à chaque pièce de théâtre, film ou bande dessinée nous sommes confrontés, tous, à la question désagréable de la marchandisation du devoir de mémoire. Car comment payer sa place dans le si beau théâtre de l’Atelier, avant d’aller dîner et trinquer dans la rue des Abbesses alors que sur scène un comédien racontait l’horreur de la mise à mort industrielle de six millions de Juifs.
D’où Sami Frey parle ?
Ce comédien, c’est Sami Frey, immense comédien de théâtre et de cinéma, il appartient au patrimoine français. Son art formidable restitue chaque mot, chaque intention. Le texte est brut, sans périphrases, factuel, sans poésie. Le comédien l’honore totalement. La forme est merveilleuse et les spectateurs savourent la prestation. Sa lecture nous sauve du malaise de l’accusation en divertissement incongru ou de l’autre terrible et souvent complotiste en industrie de l’Holocauste.
Né en 1937 à Paris, Sami Frey est le fils de Mendel Frei et de Perla Wolf, juifs polonais immigrés en France et morts en déportation lors de la Seconde Guerre mondiale. Sa langue maternelle est le yiddish. Après l’arrestation de ses parents, Sami vit avec une partie de sa famille sous une fausse identité. Il appartient à ces enfants cachés, orphelins juifs élevés comme des chrétiens pour éviter la déportation. En 1944, lors d’une visite médicale, un médecin scolaire découvre que Sami Frey est juif, il s’enfuit pour se réfugier alors dans la France Libre, à Rodez.
L’homme a aujourd’hui 84 ans. Il dit le texte sans scories de mise en scène ou d’interprétation, dans une délicate retenue qui ne demande ni ne réclame. Il choisit de ne pas même regarder son public pour ne pas saisir un regard, une émotion, pour ne pas déclencher artificiellement une empathie réflexe. Dans ce témoignage-confidence, le comédien garde la pudeur de celui qui ne se plaint pas. Il lit le texte de l’intérieur sans affects, sans posture sentencieuse ou pédagogique ; il veut témoigner sans donner à penser. Et chacun libéré du trouble du show fera de ce texte son devoir de mémoire à la façon qu’il l’entendra.
Claude Lanzmann, Un vivant qui passe, Lecture par Sami Frey, Théâtre de l’Atelier, Du mardi au samedi à 19h, Le dimanche à 11h. Durée : 1h