Les associations d’anciens déportés dénoncent une lettre, supposément écrite par des victimes de la Shoah et leurs familles, évoquant «un nouvel Holocauste de plus grande ampleur» causé par les vaccins contre le Covid-19.
«C’est pour nous une évidence : un nouvel Holocauste de plus grande ampleur a lieu juste sous nos yeux.» Dès le deuxième paragraphe, la «lettre» rentre dans le vif du sujet. Signé des «survivants des camps de concentration, leurs fils et filles, et petits-enfants, mais aussi les personnes de bonne volonté et de conscience», sans plus de précisions sur l’origine des auteurs, le texte a été mis en ligne le 26 août sur le site britannique The Daily Expose puis traduit le lendemain par le site francophone Mirastnews. Dans les deux cas, les articles se présentent comme un résumé du contenu de la lettre et du contexte de son envoi, puis publient «dans son intégralité» le courrier.
Dans les grandes lignes, les auteurs exigent des autorités sanitaires européennes qu’elles mettent immédiatement fin aux campagnes de vaccination contre le Covid-19, qualifiée d’«expérience médicale». Reprenant des comparaisons douteuses déjà vues ces dernières semaines, le courrier fait le parallèle avec la Shoah. «La majorité de la population mondiale ne réalise pas encore ce qui se passe, car l’ampleur d’un crime organisé comme celui-ci dépasse son champ d’expérience. […] Notre sentiment de “déjà-vu” est si préoccupant que nous nous levons pour protéger nos pauvres frères humains», est-il écrit.
«Usurpation d’identité» et «tromperie»
Aucune signature ne vient étayer l’idée que des rescapés, ou des parents de victimes, aient pu écrire un tel texte. Les organismes entretenant la mémoire de la Shoah, eux, balaient cette possibilité et dénoncent une instrumentalisation indigne de l’Holocauste. «Nous n’avions jusqu’alors aucune connaissance de cette lettre. Elle n’émane évidemment pas des survivant·e·s, et évidemment pas de notre association», déclare à CheckNews l’Union des déportés d’Auschwitz (UDA). «Les anciens déportés n’ont pas l’habitude d’émettre des courriers anonymes. Ils en ont été trop souvent victimes», approuve Françoise Bulfay, présidente de l’Association des amis de la Fondation pour la mémoire de la déportation (AFMD). Jacques Fredj, qui dirige le mémorial de la Shoah, souligne par ailleurs que le fait d’englober dans cette signature anonyme les «fils et filles, et petits-enfants» des survivants peut «renvoyer à des descendants lointains qui n’auraient peut-être pas les mêmes précautions que les rescapés à ne pas employer le mot “Holocauste” pour désigner autre chose que ce qu’ils ont vécu». Les responsables du mémorial, de l’UDA et l’AFMD dénoncent en chœur une «usurpation d’identité», une «tromperie» et une «instrumentalisation».
Sur le fond, Françoise Bulfay condamne avec vigueur ce courrier, «de la même teneur que ceux qui établissent des parallèles honteux et scandaleux [du pass sanitaire] avec l’étoile jaune». Faire croire qu’il a été signé par des rescapés de l’Holocauste, tout en affirmant que la vaccination constitue une extermination de plus grande ampleur, «relativise le génocide des Juifs et participe à minimiser le nazisme et ses crimes». «S’approprier une mémoire qui n’entretient aucune espèce de rapport avec la situation actuelle, s’arroger à sa convenance personnelle un destin qui s’acheva dans une chambre à gaz ou un four crématoire est une insulte à des millions d’êtres humains», s’insurge la présidente de l’AFMD. Pour Jacques Fredj, le procédé est classique : il s’agit de «manipuler les esprits» en jouant sur les émotions et en faisant appel à «un sujet de référence dans l’histoire européenne».
Ce texte, selon les articles, a été adressé à «Mme Emer Cooke, directrice exécutive de l’Agence européenne des médicaments (EMA), avec en copie le docteur Raimund Bruhin, directeur de Swissmedic en Suisse, et au docteur June Raine, chef exécutif par intérim de l’Agence de réglementation des médicaments et des produits de santé (MHRA) au Royaume-Uni». Mais la MHRA affirme que ses services n’ont «pas reçu cette lettre». Même son de cloche chez Swissmedic, qui assure que personne au sein de l’institut, chargé de surveiller le marché des produits thérapeutiques en Suisse, n’a eu «connaissance d’une telle lettre». «Ni le directeur, ni aucun autre membre du personnel», insiste son porte-parole. Du côté de l’EMA, la réponse est moins tranchée : selon ses services, elle «reçoit un très grand nombre de lettres, d’e-mails, de commentaires de la part de divers individus ou groupes». L’institution européenne déplore au passage la circulation de ce type de contenus «souvent non sourcés, parfois postés sur des sites internet conspirationnistes et diffusant des informations erronées ou fausses».
«Plateforme influente dans la désinformation médicale»
A l’origine de la diffusion de cette lettre sur les réseaux sociaux, on trouve donc The Daily Expose, coupable de la toute première publication. Il s’agit d’un site britannique connu pour sa tendance à diffuser de fausses informations, créé en novembre. Son identité visuelle, logo en tête, semble s’inspirer de la charte graphique du Daily Mail, deuxième quotidien en termes de ventes au Royaume-Uni. Et un message d’appel aux dons indique qu’il s’est fixé pour mission de «rapporter les faits que les médias dominants refusent au contraire».
L’essentiel des contenus qui y sont publiés se rapporte au Covid-19. On y retrouve les thèmes classiques des complots autour de l’origine de la crise sanitaire ou des effets des vaccins, avec souvent des titres choc : «Bill Gates a passé un accord avec Moderna qui lui donne une licence sur leur vaccin Covid-19 ; un vaccin produit des semaines avant l’apparition du Covid-19», par exemple, publié le 29 août. Le site a d’ailleurs été épinglé par des médias de vérification après plusieurs intox sur l’épidémie. Ainsi, il a été repris en avril par l’équipe de fact-checking de USA Today, puis en juin par le média britannique Full Fact, pour avoir détourné dans ses articles des études sur les fausses couches. L’objectif étant de suggérer que la vaccination augmenterait les risques de grossesses non menées à terme.
«Le Daily Expose a été l’une des plateformes les plus influentes dans la désinformation médicale au Royaume-Uni, même si elle n’est apparue qu’à la fin 2020», écrit Logically. Cette société qui prône la lutte contre la désinformation par l’usage de l’intelligence artificielle a, au mois de juillet, enquêté sur l’identité du créateur de The Daily Expose, qui serait le propriétaire d’une entreprise britannique de fabrication et de vente de machines et outils mécaniques. Le «média alternatif» a également fait l’objet d’une évaluation par le site américain Media Bias /Fact Check, qui l’a classé comme peu crédible, très peu factuel et promouvant largement les théories du complot et les pseudosciences.
Pêle-mêle d’arguments trompeurs
Quant à Mirastnews, le site ayant traduit «la lettre des survivants de l’Holocauste», il est plus ancien puisque créé en juin 2016, mais bien moins viral. Si l’ensemble du site est rédigé en langue française, il semble qu’il ne soit pas géré depuis l’Hexagone. En effet, les informations relatives au nom de domaine révèlent qu’il a été enregistré depuis la ville de Tempe, en Arizona (Etats-Unis). D’ailleurs, l’URL du site se termine par «.net» et non «.fr». A ce jour, l’identité de son créateur n’a pas encore été révélée.
L’ambition de Mirastnews s’affiche en tête de page : «Informations capitales, stratégiques et véridiques». A part ça, le site ne comprend aucune mention légale, aucun nom d’auteur ou d’éditeur. Dès 2016, il se contente de reprendre des contenus mis en ligne ailleurs. Qu’il s’agisse de fausses informations ou de vérités qu’il teinte d’une rhétorique complotiste – comme son article sur «Le sondage caché !» pour désigner une enquête sur la confiance dans la politique, pourtant publiée chaque année dans le Monde. Plusieurs de ces articles ont ensuite été relayés par des individus ouvertement covido-sceptiques et habitués des fake news, comme le fondateur de Réaction 19, Carlo Alberto Brusa.
Ajoutons que le texte, en plus du parallèle historique qu’il induit, contient des affirmations fausses concernant l’épidémie. Parmi elles, l’idée que «la vaccination contre le Covid s’est avérée plus dangereuse que le Covid pour environ 99% de tous les humains». Toutes les évaluations de la balance bénéfice-risque disent le contraire. «Les avantages du vaccin l’emportent sur les risques chez la majorité des personnes», assure la MHRA. Les quelques chiffres rapportés dans la lettre au titre des effets secondaires provoqués par les vaccins reposent, comme souvent, sur une confusion entre évènements signalés à la pharmacovigilance et évènements pour lesquels le lien est jugé avéré ou plausible. «Malgré la concordance temporelle, rien n’indique concrètement que le vaccin est à l’origine de décès», rappelle en particulier Swissmedic. S’ensuit une liste de 22 effets indésirables, sans en rappeler la rareté ni les mettre en perspective avec la fréquence des divers risques associés à une infection par le variant delta.