A la Castellane, cité populaire emblématique de la ville, le trafic de drogue a pris une telle place dans l’économie et la vie quotidienne que beaucoup de ses habitants n’envisagent même plus leur quartier autrement.
Un jeune gars aux épaules carrées, 15 ans, a répondu du tac au tac au jeu de rôle : s’il était président de la République, qu’est-ce qu’il ferait pour Marseille et la Castellane, son quartier ? Fiction pliée en dix secondes : «Des jeux pour les petits. Ils n’ont rien à faire, ils se jettent des cailloux toute la journée.» Rien de plus. Il n’est pas malheureux, trouve ses blocs plutôt pas mal et «la vie normale» : «Quand je suis né, c’était déjà comme ça. Pourquoi ça changerait ? Macron, il va faire quoi ?»
Ça : la mer et les bateaux en fond à sa gauche et devant lui, une tripotée des scènes en continu qui cohabitent, s’entremêlent et s’enchaînent sans logique aucune. Un père qui emmène ses deux gamins à la plage ; une voiture déglinguée et retournée à l’entrée du quartier ; deux filles qui parlent de leur rentrée prochaine à la fac ; un guetteur – «un chouf» – assis sur une chaise, en cagoule et survêtement épais sous un soleil cogneur ; un tag représentant Tintin ; un couple sapé comme pour une croisière qui demande où se procurer une conso ; un môme aux cheveux longs qui hurle «ça descend» quand une voiture de la police nationale s’amène. Une fois le cri fini, ce dernier se rassied dans un coin, traits fatigués et poing enfoncé dans sa joue, comme un élève largué en cours de maths. Le muret sert de comptoir à ses collègues et lui : une bouteille d’eau, des mini-briques de jus, une canette y sont alignés.
La veille, une cérémonie mortuaire a eu lieu ici. La Castellane, place forte des quartiers Nord, s’est cotisée pour les obsèques. L’une des dernières fusillades dans la ville a ôté la vie à un garçon du cru. Lyece Choulak, conseiller d’arrondissement figure de «la Casté», est passé pour les condoléances. Le quadragénaire a de quoi alimenter la liste des paradoxes abrupts. Il rappelle ainsi que la majorité des habitants n’ont absolument rien à voir avec le réseau, mais qu’il faut l’autorisation des dealers pour organiser des fêtes de quartier. Il martèle : «Donnons des moyens aux acteurs qui connaissent le terrain plutôt que d’importer des initiatives de l’extérieur qui ne fonctionnent pas.» Et : «La grande différence est que le champ visuel du deal s’est étendu. On le voit plus qu’avant, on ne voit plus ce qui fonctionne normalement. On travaille à réinvestir les lieux parce que le premier travail commence là.» Quand il revient à la Castellane, des minots le saluent. «Ça va Lyece ?» Cagoulés.
Marseille a connu cet été son ouragan de violences, de règlements de compte et de balles perdues. Ça tire, occupe les bandeaux déroulants des chaînes d’info, tue, pleure, crame : cet été, un corps a été retrouvé brûlé dans une voiture, renforçant à peu près tous les fantasmes et les soupçons sur la ville, poupée russe de problèmes depuis des temps immémoriaux. Quinze morts au total depuis le début de l’année, sans compter les blessés et les rafales – bruit traumatisant pour les témoins. Des pontes se liquident, mais des petites et moyennes mains aussi. Au milieu du jargon judiciaire, Dominique Laurens, la procureure, a rappelé la plus grande des anomalies après le décès par balles d’un ado le 18 août : «C’est la première fois que nous avons des victimes aussi jeunes, ce sont des enfants qui ont été tués.»
La misère dans une zone de confort
Les quartiers démunis, partout en France, utilisent souvent «abandon» et «résignation» pour situer les causes de leur bourbier. Une racine carrée à ces deux mots n’est pas de trop dans des secteurs de Marseille : de l’absence de services publics aux trottoirs complètement déglingués, en passant par de l’habitat en phase terminale et des transports à la traîne, la misère y est dans une zone de confort frôlant l’indécence. Cela donne une impasse dans la bouche d’Ali, étudiant en fac assis à un arrêt de bus en face des blocs, «qui [a] fait les choses proprement, comme beaucoup» : «La sécurité est indispensable. Le problème, c’est que le deal, aussi, ça fait vivre des familles, c’est réel. Qu’est-ce que tu veux faire ?»
Dans les quartiers Nord, les cafés rient presque tendrement des renforts policiers pour malmener le trafic, que des gamins parfois déjà toxicomanes qualifient de «travail». Ils rient d’Emmanuel Macron, accusé de trifouiller une vieille ficelle, comme tous les autres : voilà que six mois avant les élections il se souvient de la capitale du sud-est et de l’insécurité en France. En sus, ils jurent que l’Etat ne pourra jamais rien pour Marseille tant que la capitale ne composera pas avec la réalité : la deuxième ville du pays a gardé de profonds relents villageois. A savoir : il faut les codes et la maîtrise des coulisses profondes, sinon tout cet argent promis n’a aucune chance de faire le bonheur.
Dans un entretien au Figaro, Philippe Pujol, journaliste récompensé pour ses travaux sur Marseille, détaille l’une des racines du mal : «Les politiques marseillais ont intérêt à être au mieux avec les gens puissants localement, et parfois ce sont les dealers. Des élus locaux n’hésitent pas à oublier que le patron de telle association est aussi le patron d’un deal, d’un réseau de trafic de drogue. Il y a des édiles qui luttent contre les réseaux et d’autres qui les favorisent.» La Tour K de la Castellane va être détruite : celle-ci est présentée comme un four d’abondance – des dizaines de milliers d’euros par jour. Les guetteurs ou les petits vendeurs se justifient de la même manière : «On jobe pour l’argent», «on jobe pour le frigo à la maison», «on jobe, mais c’est temporaire», «on jobe les week-ends». Et les parents ? Leurs réponses convergent vers le même point d’interrogation : «Tu veux qu’ils fassent quoi ?»
Plus que tout, Lyece Choulak regrette la tache qui s’épaissit : désormais et vu de l’extérieur, chaque jeune marseillais issu des quartiers est perçu comme un charbonneur, avec a minima un doigt de pied dans un réseau : «On doit récupérer l’espace aux dealers, que le gamin voie qu’il s’y passe autre chose.» Il n’en démord pas : «Des bourgeois, sans les codes de ces quartiers-là, ont investi le milieu associatif. Ils font du business avec le social.» Ali : «Le premier employeur que tu vois dans ta vie, enfant, c’est la drogue. Et il n’y a pas tant de travail que ça à Marseille.»
Le crime brouille la logique
Une nostalgie du moins pire s’est même installée de l’aveu de certaines familles. Jadis, le deal avait un visage : un petit voisin s’y mettait, mais faisait en sorte de ne pas trop nuire aux aînés qui l’avaient vu marmot. Là, les équilibres ont vacillé : il arrive que des «étrangers» – d’un autre secteur ou d’un autre pays – investissent le terrain, amenant avec eux la crainte permanente du pire. Comment parler avec eux ? Mélanie, maman de deux ados en chignon qui n’a jamais quitté le nord de Marseille, dirait la vérité si elle était présidente : «Il faut bien réfléchir avant de faire des enfants ici. Tu as des familles qui ne font aucun effort. L’enfant est pourri dès le départ. Le problème, c’est quand tu inculques les bonnes valeurs à ton enfant et qu’il finit quand même avec une balle.» A la Casté, la mort torture comme elle l’entend. En 2015, Libération avait recueilli le témoignage de Cherifa Bouali, à la recherche de son fils, vraisemblablement raflé par un réseau. Six ans plus tard, elle cherche encore.
Ces jours-ci, Amine Kessaci, 17 ans, a fait un tour des grands médias. Avec sa mère meurtrie et sa belle-sœur, veuve. Son grand frère a récemment été abattu dans un règlement de comptes. Mardi soir, la veille de l’arrivée d’Emmanuel Macron, l’étudiant modèle – il rentre dans une grande école – organise une marche sous la bannière de son association, Conscience. Les familles de victimes sont conviées, les politiques aussi. Il dit : «Les proches pleurent très longtemps un fils qui meurt dans un règlement de comptes et déménager ne suffit pas.» La clé de sa réussite est convenue : «Je suis sorti du quartier – Frais-Vallon, dans le Nord – pour étudier, ma mère a tout fait pour que je ne m’enferme pas.» Sa belle-sœur reste donc seule avec un enfant en bas âge. A la télévision, elle évoque autre chose : une petite dette ou un différend peut terminer en meurtre – phénomène national au demeurant. A la vérité ? A Marseille, le crime a tellement eu le temps de prendre ses aises qu’il brouille profondément la logique.
Un centre social flambant neuf existe aux Flamants, autre secteur compliqué du XIVe arrondissement. Ainsi qu’un fablab – un centre de formation au numérique – sous une tour. Là aussi, des scènes cohabitent sans fil apparent pour les relier entre elles. Un groupe de petits, de jeunes adultes, de parents radieux pique-niquent au milieu du quartier ; un guetteur à moitié affalé se liquéfie sur les escaliers ; un étudiant enquille un café cul sec avant d’embaucher dans un restaurant du centre-ville ; un père de famille marche sur la route parce qu’il y a une chaise au milieu d’un trottoir ; des chariots de Carrefour sont lâchés dans tous les coins ; un guetteur danse à côté de sa chaise sur une musique que crache son téléphone. Il a l’âge de l’acné qui naît et la capuche collée au crâne. Une partie des Flamants a été rénovée, le reste est en cours. Il y a un mois, un immeuble a pris feu. Trois Nigérians sont morts. Le site du drame est inaccessible, des agents de sécurité veillent. L’un explique pourquoi il ne faut pas s’approcher : «Il y a un réseau d’un côté et des squats de l’autre.» Misère sur misère. Des collectifs avaient pourtant averti les bailleurs et les pouvoirs publics des risques. La tragédie n’était pas une fatalité.
Par Ramsès Kefi