Malgré son efficacité, la vaccination a toujours été attaquée, et ce dès l’époque de Pasteur, avec des arguments similaires à ceux qu’on retrouve aujourd’hui chez les manifestants – qu’ils soient antivaccins ou seulement antipass. Le livre « Antivax. La résistance aux vaccins du XVIII siècle à nos jours », de Françoise Salvadori et Laurent-Henri Vignaud (éd. Vendémiaire) aide à comprendre ce phénomène en le replaçant dans une perspective historique.
Plus de 200 000 personnes, de l’extrême gauche à l’extrême droite, qui manifestent en plein mois d’août, c’est du jamais-vu. Certes. Du moins ces dernières années. Car, en vérité, de tels mouvements ne sont pas si neufs qu’ils en ont l’air. C’est ce que montrent Françoise Salvadori et Laurent-Henri Vignaud, tous deux maîtres de conférences à l’université de Bourgogne, la première en immunologie, le second en histoire des sciences. Dans leur ouvrage (publié en 2019, soit avant la pandémie de Covid), on apprend notamment que « Pasteur lui-même a été la cible d’énormément d’opposants ». Dès lors, les récentes manifs ne surprennent guère Laurent-Henri Vignaud : « Pour moi, il y a une continuité évidente entre ce mouvement actuel et ceux du passé. »
En fait, ce sont toujours plus ou moins les mêmes arguments depuis les débuts de la vaccination. Et même déjà avant son apparition, lorsque, au XVIIIe siècle, on inoculait du pus variolique à des personnes en bonne santé pour leur éviter d’attraper la maladie (ou du moins tenter, car à cette époque, c’était un peu un jeu de dés). Françoise Salvadori souligne que, au cours de ces âges d’avant Pasteur, « le premier argument contre la vaccination était d’ordre religieux ». En clair, l’être humain ne doit pas interférer avec l’œuvre divine, même si celle-ci consiste en l’extermination de millions de personnes (il ne faudrait cependant pas mettre tous les croyants dans le même sac, puisque, récemment, le pape François a déclaré que la vaccination était un « acte d’amour »).
Autre argument classique, également très répandu dès les débuts de la vaccination : le « naturalisme ». L’idée étant qu’il est préférable de laisser agir la maladie, plutôt que de la contrecarrer par un vaccin artificiel. Au fond, une simple variante du religieux, dans laquelle l’être suprême est remplacé par une « Nature » perçue comme forcément bienfaisante. Depuis l’aube des temps, c’est le fonds de commerce des adeptes des médecines dites « alternatives ».
Mais aujourd’hui, le devant de la scène est surtout occupé par un argumentaire fondé sur des notions de « liberté individuelle », au nom de laquelle l’État n’aurait aucun droit sur le corps des citoyens. Il est assez amusant de voir, dans les récentes manifs, des pancartes « Mon corps m’appartient ». C’est ce que clamaient les femmes dans les années 1970 pour le droit à la contraception et à l’avortement. Mais il s’agissait alors d’un slogan progressiste… devenu maintenant une formule individualiste. On oublie qu’il y a quand même une différence entre un fœtus et un virus : le premier concernant peu de monde au-delà de ses parents, car, jusqu’à preuve du contraire, on ne tombe pas enceinte par contagion.
Ce rejet de l’atteinte au corps cache aussi une méfiance à l’égard de la science. Là encore, rien de bien nouveau. Françoise Salvadori et Laurent-Henri Vignaud nous apprennent que les écologistes radicaux écrivaient dans un numéro de 1973 de la revue Survivre : « Notre corps est à nous… et pas à l’Institut Pasteur », au motif que le vivant ne doit pas « se plier à la logique de la science ». C’est à peu près à cette époque que « l’antivaccinisme a rejoint la nébuleuse écologiste et anticapitaliste ».
Pour tous ceux qui s’opposent aux vaccins, ces derniers ne sont pas efficaces, mais au contraire dangereux. Ce discours, brandi au nom d’une contestation de la science dite « officielle », a conduit à de virulentes oppositions dans de nombreux pays. Ainsi, quand le tout premier vaccin obligatoire (contre la variole) a été imposé en Angleterre, en 1853, il a aussitôt été vivement combattu par de puissantes ligues antivaccination. Au Brésil, en 1904, l’obligation de vacciner a même provoqué une « révolte du vaccin » à Rio de Janeiro : six jours d’émeutes qui se sont soldées par une trentaine de morts – mais, au final, la variole a été éradiquée.
En plus de la justification individualiste (qui est logique chez les gens de droite, vu que le nombrilisme est dans leur ADN), on trouve plutôt (du côté de la gauche) des raisonnements sociaux. C’est ce que montre la tribune parue dans Libération le 6 août (signée notamment par François Ruffin), qui appelle à « s’opposer au « pass sanitaire » et à demander […] le déploiement d’une véritable politique de santé qui mobilise les données scientifiques et qui favorise l’implication des citoyennes et citoyens ». En somme, le pouvoir vaccinerait pour faire l’économie d’une véritable politique sanitaire. Même si l’aspect économique n’est évidemment pas négligeable (et on peut dénoncer les scandaleuses augmentations du prix des vaccins décrétées par les laboratoires tout en admettant le bien-fondé du pass…), il est intéressant de savoir que l’objection existait déjà à l’aube de la vaccination. Dans leur livre, les auteurs relatent que, dès la fin du XIXe siècle, « les socialistes font valoir que les mesures de vaccination obligatoire, au mieux servent de cache-misère, au pire confinent à de la politique anti-pauvres ». Laurent-Henri Vignaud enfonce le clou en précisant que « Pasteur était déjà attaqué par ce type de coalition gauche et droite, qui allait des anciens communards, ou des défenseurs des animaux, alliés à des boulangistes et des gens d’extrême droite, tous unis contre la république bourgeoise ».
Dans le même esprit, il y a aussi l’idée que le vaccin ne servirait qu’à enrichir les groupes pharmaceutiques. Les multinationales du médicament n’existaient pas au temps de Pasteur, et pourtant ce dernier faisait les frais d’attaques du même genre. Ainsi, Françoise Salvadori rapporte que « le journaliste Henri Rochefort, dans un journal comme L’Intransigeant, accusait Pasteur d’enrichissement personnel en faisant fonctionner une « usine rabique », c’est-à-dire qui fabriquait la rage ». On n’en était pas encore aux hallucinantes théories complotistes contemporaines, mais la voie était déjà bien tracée.
Même s’il y a une continuité entre les antivaccins d’hier et ceux d’aujourd’hui, on peut cependant relever quelques différences. Par exemple, la dimension antisémite, visible dans certaines manifs. Laurent-Henri Vignaud admet qu’« on n’a pas repéré ce genre de chose à l’époque de Pasteur ». Heureusement que ce dernier n’était pas juif, sinon il aurait certainement subi le même sort que ses coreligionnaires accusés d’empoisonner l’eau des puits au Moyen Âge.
Mais, historiquement, l’opposition aux vaccins s’est surtout – et paradoxalement – nourrie de leur succès. Les antivax ne ratent pas une occasion de monter en épingle les quelques accidents vaccinaux… En oubliant les centaines de milliers de vies sauvées par l’objet de leur vindicte. Si les maladies éradiquaient les humains au même rythme qu’avant les vaccins, on n’aurait pas le loisir de chercher autant de noises à ces derniers, vu qu’on serait surtout occupés par la lutte pour la survie et l’enterrement de nos proches.