« La Bible est-elle le meilleur des scénarios ? » Tel était le point de départ de la conférence donnée par la femme rabbin et essayiste Delphine Horvilleur, dimanche 29 août, à Lille, dans le cadre du festival Séries Mania qui s’y tient jusqu’au 2 septembre.
Avec pédagogie et humour, elle s’est livrée devant un parterre de sériephiles à un décryptage du storytelling biblique et de son influence sur l’écriture de la fiction, d’abord au cinéma puis dans les séries. Réservoir à histoires, qui ne cessent d’être « adaptées et réadaptées », « la Bible regorge de personnages complexes et contradictoires et les grands hommes sont toujours ceux qui vont se casser la gueule… ».
Format privilégié des longues conversations – ce qui la rapproche de l’exégèse –, la série eut pendant longtemps en commun avec le rite religieux de se dérouler à intervalles réguliers : la messe hebdomadaire était également cathodique, jusqu’à ce que les plates-formes et la délinéarisation des programmes, accessibles à la demande, viennent mettre un coup de frein aux communions devant l’écran. Pendant longtemps, également, la religion y fut traitée sous la forme de ce que les historiens Julie Richard et Georges Caron nomment, dans un article paru en 2014 dans la revue scientifique TV/Series, des « traces religieuses ».
Dans le tout-venant de la production audiovisuelle, ces « traces » agissent comme des boussoles, viennent rappeler la direction du bien et du mal dans les séries policières, procédurales ou politiques. Elles teintent les discours sur la mort, la faute, la culpabilité, et sont donc une constante des séries médicales et carcérales. C’est particulièrement visible dans la pléthorique production américaine, pays où plus de 70 % de la population s’affilie à une religion (sondage Gallup, mars 2021), contre moins de 40 % en France.
Flux et reflux
Mais, depuis une dizaine d’années, la fiction a cessé de faire de la religion un accessoire pour la mettre au cœur de son propos. Des séries mettant en scène la foi, la pratique religieuse et l’Eglise se sont fait remarquer par leur capacité à s’adresser à un public large et à saisir l’air du temps. Aux séries racontant la vie du clergé (la française Ainsi soient-ils, la danoise Au nom du père) répondent celles interrogeant sa capacité à changer (The Young Pope, avec Jude Law dans le rôle du pape rebelle). Aux séries dépeignant l’organisation de la vie autour du culte et des rites (Les Shtisel puis Unorthodox) répondent celles qui auscultent les flux et reflux de la foi (l’italienne Il miracolo, l’américaine Messiah). Le traitement prend parfois un tour surprenant, comme dans la très drôle The Good Place, qui met en scène des personnages évoluant entre deux univers, présentés comme l’enfer et le paradis d’une spiritualité indéterminée – au téléspectateur de discerner lequel est lequel. Dans The Leftovers, la situation est encore plus singulière puisqu’il appartient au religieux de venir remplir un vide : celui laissé par la disparition inexpliquée d’une partie de la population mondiale.
La religion participe en outre du grand mouvement de politisation des séries, de plus en plus branchées sur le pouls de l’actualité. C’est particulièrement visible dans les fictions israéliennes, qui mêlent questionnement identitaire et géopolitique. Ainsi la série Jerusalem, présentée cette année en compétition à Séries Mania, dépeint la lutte des communautés au sein de la Vieille Ville pour maintenir un semblant de statu quo sur la portion de territoire qu’elles considèrent comme la leur.
Le showrunneur israélien Hagai Levi, qui préside cette année le jury et est lui-même un ancien étudiant en théologie, avait, dans sa série Our Boys, férocement critiqué le rôle de la yeshiva (centre d’étude de la Torah) au sein de la société. Dans son adaptation du classique d’Ingmar Bergman Scènes de la vie conjugale, dont il est venu présenter quelques extraits en avant-première au festival, il fait du judaïsme un trait déterminant du personnage joué par Oscar Isaac, qui conditionnera pour partie ses réactions au départ de sa femme, jouée par Jessica Chastain.
Humour et autodérision
Autre tendance actuelle, celle qui confronte le fait religieux à la modernité – plus particulièrement l’islam, religion plus souvent perçue que les autres comme incompatible avec le progrès. Dans une veine très personnelle, la série américaine Ramy avait, en 2019, ouvert la voie en racontant le quotidien d’un jeune musulman dans l’Amérique post-11-Septembre, tiraillé entre sa famille (dont tous les membres ne sont pas pratiquants de la même façon), ses amis et ses propres aspirations. Présenté dans la sélection Panorama international, We Are Lady Parts, série britannique pétaradante sur un groupe punk formé par quatre jeunes musulmanes, manie l’humour et l’autodérision pour révéler la diversité des pratiques et des identités au sein d’une même communauté religieuse.
Dans Happiness, (sur Arte à partir du 20 septembre) production franco-iranienne présentée dans la catégorie Formats courts, une jeune lycéenne de Téhéran sur le point de s’expatrier en France – « un pays sans Dieu », lui dit-on à l’école – fugue à la recherche de son père. Son road trip, aux accents volontiers burlesques, la conduira à s’émanciper douloureusement de ses parents.
Ces deux récits ont en commun, et c’est assez nouveau, d’être portés par des voix féminines, que ce soit devant la caméra ou à l’écriture, comme si le moment était enfin venu de rattraper une invisibilisation millénaire. « La grande faille du scénario biblique, c’est la femme, explique à ce titre Delphine Horvilleur, et cette éclipse annonce l’éclipse d’autres différences. »