La France fut, de tous les pays européens, le premier à émanciper les Juifs. La promesse de liberté et d’égalité pour chaque Juif formulée par les révolutionnaires ne fut pas toujours tenue. Les Juifs en souffrirent. Mais au-delà des Juifs, à travers cette promesse, c’est aussi une certaine modalité de l’existence politique moderne que la France a voulu défendre et incarner. Les épreuves qu’affrontent les Juifs français aujourd’hui rappellent donc la France à elle-même et interrogent chacun : souhaitons-nous persévérer dans la défense d’un idéal qui distingua la France parmi les nations ?
« Heureux comme Dieu en France » : la phrase n’a cessé de résonner dans la conscience des juifs de France depuis deux siècles, mais elle y a pris au gré des événements des accents inversés. Parfois, elle exprimait la conviction de décrire une situation bien réelle, une exception heureuse dans la condition générale de la diaspora juive où les persécutions étaient la note dominante. Parfois, au contraire, quand la menace se profilait, voire était mise à exécution, elle se teintait d’une ironie amère. Depuis le début des années 2000, c’est un fait, la balance penche plutôt de ce second côté. Au cours de cette période, des meurtres inouïs ont été commis, en France et par des Français, contre des juifs ; plus continûment, une violence d’intensité variable fragilise la vie ordinaire des personnes et des communautés et fait de la protection renforcée une curieuse évidence, une condition à laquelle on se fait, puisqu’on se fait à tout. En définitive, nulle accalmie prolongée n’autorise aujourd’hui les juifs à dire sans ironie : « heureux comme Dieu en France ».
Promesse française
Cela rend d’autant plus urgent de se demander comment on en est arrivé là, sur la lancée d’une histoire bien française. Dans ce contexte, la dégradation est toujours mesurée à l’aune d’une promesse éclatante, que la France a été la première en Europe à faire aux juifs, et même la première à tenir : l’émancipation complète, immédiate et irréversible, de chaque individu juif, promu d’un coup au rang de citoyen doté de droits égaux à ceux de tout autre citoyen, et intégré comme tel au corps de la nation. Laissons de côté les revirements napoléoniens qui viendront vite ternir l’événement, sans en entamer le principe, puisque c’est lui qui imprègne les esprits. L’émancipation des juifs est advenue le 28 septembre 1791, par décision de l’Assemblée nationale, éclairée des discours de Mirabeau, de Grégoire, de Clermont-Tonnerre et de quelques autres. Dans les autres pays d’Europe, un tel geste devra attendre la seconde moitié du XIXe siècle – et encore, pour l’Allemagne, sous une forme moins complète, du moins jusqu’à Weimar.
Quelle était exactement cette promesse française ? Était-elle de même nature que celle qu’on faisait alors aux autres communautés d’appartenance (par exemple, de celle qu’on avait faite aux protestants, peu de temps auparavant) ? Chaque cas avait ses particularités, chacun comportait des obstacles qu’il fallait exhiber, mesurer avec soin, puis lever en connaissance de cause. Même dans l’enthousiasme révolutionnaire, on n’intégrait que ceux que l’on jugeait intégrables. S’agissant des juifs, les obstacles n’étaient pas mineurs. On les trouvait même particulièrement difficiles à surmonter. Si bien que le propos célèbre de Clermont-Tonnerre – « Il faut tout refuser aux Juifs comme nation et tout accorder aux Juifs comme individus » – mettait les juifs au défi tout autant qu’il les libérait. La méfiance à l’égard d’un collectif compact qu’on estime réfractaire à l’opération – « obstiné », selon une expression qui reste en vigueur de Bossuet à Montesquieu – perce à travers la promesse. Mais surtout, elle dévoile un autre défi, qui se retourne cette fois sur l’émancipateur : si un effort était demandé aux juifs, un autre effort, implicitement, était aussi demandé à la France, depuis cette parole d’État. Il fallait que la France, c’est-à-dire la société française, s’exerce à voir réellement les juifs comme des égaux, en un sens dépourvu d’ambiguïté.
Or la France allait être aussi, sur le théâtre européen, l’un des foyers privilégiés de l’antisémitisme pris comme pathologie typiquement moderne, affectant les sociétés modernes comme une sécrétion obscure, et apparemment irrépressible, de leur évolution et de leurs progrès. Disons que l’ambivalence française prenait la forme suivante : la nation ne peut être vraiment elle-même qu’en ce qu’elle combat l’antisémitisme – c’est là l’héritage de 1791, réactivé sous cet aspect au moment de l’Affaire Dreyfus. Précisons : elle est vraiment la France lorsque l’État français se rappelle à lui-même comme État émancipateur des individus par décrochage de leurs groupes d’appartenance, qui a exemplairement accompli ce geste sur les juifs, c’est-à-dire sur les individus à l’égard desquels, peu d’années auparavant, on jugeait l’opération impossible. De sorte que le défi lancé aux juifs n’était que l’écho du défi que la France s’était lancé à elle-même, et qu’il lui fallait se remémorer régulièrement, chaque fois qu’elle trébuchait.
Nous avons tous à l’esprit un souvenir récent de ce rappel : c’est lorsque le Premier ministre en titre durant les attentats de janvier 2015 a dit « La France sans les juifs n’est pas la France ». Le propos a choqué certains. Et pourtant, si l’on y réfléchit, il est surtout choquant qu’il ait choqué. Car il ne faisait que redire ce défi natif, constitutif de cette forme historique d’émancipation et du genre d’existence politique qui lui correspond, sans qu’il soit question d’un privilège lésant quelque autre communauté que ce soit. Un pan de l’histoire de la liberté en Europe, à l’épreuve d’une agression avérée, venait tout à coup affleurer dans la parole d’un homme d’État (qu’il en ait d’ailleurs conscience ou pas). Chaque citoyen, quel qu’il soit, entendant ce propos, pouvait ainsi traduire : il faut que les juifs puissent se dire « heureux comme Dieu en France », sans ironie aucune, pour que la nation poursuive son projet. Il y va d’une caractéristique nationale, bien différente d’une saveur de terroir : il y va de la forme donnée par l’histoire de la France moderne à l’expérience de la liberté, de l’égalité, et d’une solidarité expressément fondée sur ces deux piliers.
Avant l’émancipation, la « régénération »
« Est-il des moyens de rendre les juifs plus utiles et plus heureux ? » : cette phrase-là précède de deux ans la Révolution. Il s’agit de la question mise au concours de l’Académie de Metz en 1787. Pierre Birnbaum, dans un livre paru il y a quelques années, a réuni pour la première fois toutes les pièces accessibles de ce vaste dossier[1]. Et ce qu’il met au jour est éloquent. À ce moment, notons qu’il n’est pas question d’émancipation : il est question de bonheur, accordé ou pas en fonction d’une utilité qui est encore à construire. Il est question d’amélioration, pour les juifs et pour la France, conçus encore comme deux parties distinctes de ce qui n’a pas la structure d’un pacte, mais celle d’une relation foncièrement asymétrique. On en est, si l’on veut, à l’évaluation des obstacles qu’il y a à faire des juifs, non les citoyens d’un État, mais les acteurs d’une société civile en mouvement, globalement productive et visant le bonheur de chacun et de tous.
Que peut-on et que va-t-on faire d’eux ? Telle est la question qui sous-tend le concours, même quand c’est un juif, à l’image de Zalkind Hourvitz, qui y répond et plaide ardemment pour l’amélioration réelle. La question, on le voit au déroulement du concours, était particulièrement épineuse. Insatisfaisant aux yeux du jury, le premier tour fut suivi d’un second. En 1788, ce sont finalement trois mémoires qui sont primés ; parmi eux, le texte célèbre de l’Abbé Grégoire, l’Essai sur la régénération physique, morale et politique des juifs, qu’on a coutume de lire comme la première pierre des discours émancipateurs auxquels Grégoire contribuera dans les premières années de la Révolution.
L’un des mérites de l’exégèse serrée qu’applique Pierre Birnbaum à l’ensemble de ces textes – les deux mémoires de Grégoire, du premier et du second tour, mais aussi les mémoires successifs des autres candidats, ainsi que les rapports du secrétaire d’académie – est de bouleverser cette continuité, et ainsi de restituer les incertitudes et alternatives à partir desquelles l’émancipation s’est réellement accomplie. On a là une contribution significative à un débat qui est loin de se cantonner à l’érudition historique. Car s’y dessine une nouvelle manière de voir ce qui s’est produit à l’échelle de l’Europe entière avec l’entrée des juifs dans la modernité. Notre présent, du même coup, en ressort mieux éclairé quant au dilemme qu’il comporte, lorsqu’un sous-groupe désormais intégré voit resurgir, sous de nouveaux atours et autrement construits, les stigmates d’une condition qu’il croyait avoir laissée derrière lui.
Regardons donc les choses d’un peu plus près. En 1787, la recherche porte sur le bonheur et l’utilité. Ce qui veut dire aussi que, dans la situation de départ, le malheur des juifs va de soi, tout comme leur inutilité, voire leur nuisance. La virulence avec laquelle on dénonce la seconde influe évidemment sur la façon dont on espère corriger le premier. En effet, ne méritent-ils pas leur malheur, s’ils sont nuisibles ? La déportation et le cantonnement en Guyane, leur exclusion du commerce, leur enrôlement dans des tâches agricoles dûment contrôlées et peu sujettes à l’enrichissement, se retrouvent dans les arguments les plus hostiles, tandis que les plus favorables pointent les conditions historiques externes qui ont réduit les juifs à ce qu’ils sont, bien malgré eux. C’est toutefois forcer la lecture, et surtout sortir les propos de leur contexte, que d’y voir les prémisses de l’émancipation prise comme question de droit politique, c’est-à-dire comme participation active des juifs à la formation de la nation elle-même. Sans doute la situation française, plus centrée sur l’agriculture que sur le commerce, n’autorisait-elle pas un accès à la politisation par le jeu des échanges auxquels les juifs seraient appelés à contribuer, comme ce fut le cas en Angleterre. L’État, dans ce cas, se tient dans une distance qui apprécie souverainement ce qu’il peut et doit faire de sa population. Pour reprendre le mot de Grégoire, le but est de « régénérer » des individus que l’on perçoit préalablement comme des dégénérés. Il est de refaire autrement des sujets que l’histoire et la tradition ont mal conformés aux exigences d’une société bien constituée.
En 1788, Grégoire raisonne ainsi à propos des juifs, et la mise en regard des textes montre combien nous lisons mal ce second mémoire, faute de l’avoir comparé au premier, et surtout de l’avoir replacé dans un réseau d’arguments dont certains sont bien plus favorables aux juifs que les siens. Or tout s’accélère l’année suivante. Dès qu’on passe la ligne de 1789, Grégoire parle autrement. C’est donc que l’émancipation qu’il prône alors avec ferveur ne prend pas son élan dans les Lumières françaises, si du moins on les restreint aux motifs dominants de la régénération individuelle, et de la combinaison de l’utilité et du bonheur réglée par une raison universelle abstraite.
Bref, « Heureux comme Dieu en France », cela a supposé autre chose qu’une réponse positive à la question « les juifs peuvent-ils être plus utiles et plus heureux ? ». Autre chose, mais quoi donc ? Une idée de régénération, non pas individuelle, mais collective, une nation régénérée, base nécessaire pour que les juifs soient libres – heureux et utiles, pour autant qu’ils sont libres et égaux aux autres citoyens. C’est ce passage à la modernité qu’on voit poindre, sur le bord extérieur de cette controverse. Un passage ambivalent, puisqu’il transporte avec lui tous les spectres non dissipés du dossier de 1787-1788, sur la véritable aptitude des juifs à devenir ce qu’on souhaite qu’ils soient. Du point de vue de l’État nouvellement conçu, fort de sa légitimité inédite, ces questions sont moins résolues que suspendues, comme mises en veille. Elles ne cessent pas de se poser sourdement au plan de la société réelle, la trame des fantasmes sur le corps compact des « obstinés » se retissant avec de nouveaux fils et sur de nouveaux thèmes.
Pierre Birnbaum, qui écrit en 2017, a eu le tact d’achever son travail d’éditeur et d’interprète sur un point d’interrogation : le chemin français, celui « de l’État, du politique, de l’universalisme, inconcevable aux yeux de la plupart des candidats du concours de Metz, efface-t-il, par ses ambitions régénératrices, toute trace du malheur juif ? ». À en juger par la situation présente des juifs de France, il est à craindre que la question soit toute rhétorique. Le malheur juif a la vie dure, il ne s’efface qu’à coup d’efforts réitérés, au cours des aléas de l’universalisme qui sert d’étendard à la voie française. Ce qu’on constate, c’est au contraire que cet universalisme même peut, sinon fomenter, du moins accueillir la résurgence de la persécution. Dès lors, il nous reste à nous remettre au travail, pour savoir comment cette voie-là, dans l’éclat incontestable de la promesse qui l’a ouverte, vaut aujourd’hui encore d’être poursuivie.
Bruno Karsenti