« La remakemania »: Qu’est ce qui fait d’Israël, le plus grand exportateur mondial de séries ? «BeTipul/En thérapie», «Hatufim/Homeland»…
Crâne lisse, barbe de trois jours, depuis l’autre côté de l’écran d’ordinateur, joint sur Zoom, Hagai Levi allume une cigarette dans sa cuisine, à Tel-Aviv. Cet Israélien a découvert le cinéma et la philosophie à 17 ans, quand il a délaissé l’étude du Talmud et déserté le kibboutz où il a grandi. La série qu’il a créée en 2005, BeTipul (« en traitement » en hébreu), compte à ce jour dix-huit remakes. « Je ne peux pas vous dire à quel point c’était petit et personnel, au début. La seule chose à laquelle je pensais alors, c’était : “Comment vendre mon projet ?” J’essayais de faire le moins cher possible. Je n’ai jamais approché personne pour qu’il soit adapté… C’est arrivé comme ça. Peut-être parce que BeTipul est comme un plat que chacun peut assaisonner à sa manière. »
Accueillant un prêtre et un flic antimafia dans sa version italienne, scénarisé autour de diverses formes de violences en Argentine, marqué par la chute du communisme en Europe de l’Est, sondant le choc des attentats de 2015 en France, BeTipul est un champ-contrechamp intimiste, qui offre à chaque culture la possibilité d’étaler ses traumas sur le divan. Sans droit de veto de son créateur sur les déclinaisons : « D’abord, je ne signe jamais de contrat avec des gens en qui je n’ai pas confiance, explique Hagai Levi. Ensuite, j’ai toujours encouragé les gens à aller plus loin, pour adapter la série à leur histoire. L’universel est dans le particulier. »
Dans ce pilier de l’industrie qu’est le remake – aussi désigné sous le terme « format » par les professionnels –, certains pays apparaissent d’abord comme des importateurs : Etats-Unis, Inde, Chine, France, Turquie, Indonésie… D’autres comme des exportateurs : Danemark, Royaume-Uni, Corée du Sud… Et bien sûr Israël, dont les séries ont fait des clones un peu partout dans le monde : Hatufim/Homeland, BeTipul/En thérapie, Kvodo/Your Honor…
« Vision globale et surplombante »
« Israël vit du format », constate Olivier Wotling, qui dirige la fiction sur Arte. En thérapie, l’adaptation française de BeTipul signée Olivier Nakache-Eric Toledano, fait figure d’exception dans la politique de l’antenne franco-allemande. Réticente à l’idée de produire des remakes, la chaîne préfère montrer des séries originales. « C’est notre ADN de donner à voir les cultures d’ailleurs », insiste Olivier Wotling.
Et de ce point de vue, Israël, là encore, est un nid. Les séries Shtisel ou Fauda cartonnent sur Netflix, le cinéaste Nadav Lapid, à 46 ans, est invité par tous les festivals… Son film L’Institutrice (2014) est devenu The Kindergarten Teacher, dans son adaptation américaine de 2018, avec Maggie Gyllenhaal. Idem pour Footnote, de Joseph Cedar (2011), que le Français Bruno Chiche s’apprête à transposer dans le milieu musical, sous le titre La Scala.
Une série israélienne sur quatre serait soit adaptée, soit vendue à l’étranger. Qu’est-ce qui fait donc d’Israël ce laboratoire créatif doté d’une imagination qui, selon certains, manquerait à la France ? Est-ce, comme le soupçonne Olivier Nakache, en raison de la guerre quasi permanente qui frappe ce petit pays, où se pressent des cultures du monde entier ? Pour Eric Toledano, l’inventivité israélienne découle de moyens limités : « L’art naît de contraintes. Les Israéliens ont peu d’argent, donc ils veulent exister plus fort. En matière de budget, un épisode du Homeland américain équivaut à toute la première saison de la série originale, Hatufim. »
Le retour sur investissement est parfois conséquent, estime Olivier Wotling : « Les droits de remake ne sont pas très élevés. Mais une fois produite et diffusée, l’affaire peut devenir très rentable pour le vendeur. » Le directeur de l’unité fiction d’Arte a une théorie – « une marotte », dit-il : « Si la dramaturgie des séries scandinaves, britanniques ou israéliennes est si fine, c’est que la culture de ces pays repose sur une importante production théâtrale et romanesque. En Israël, il y a énormément d’auteurs. Les romanciers ont une vision globale et surplombante du monde qu’ils vont poser – une qualité essentielle pour écrire une bonne série. Les scénaristes qui viennent du cinéma ou de la télévision procèdent, eux, par ajouts… »
Le primat de la mise en scène
Née en France, émigrée en Israël il y a neuf ans, Salomé Peillon jette un autre regard sur son pays d’accueil : « Pour moi, la créativité, ici, découle surtout de la jeunesse et de l’absence de codes. Ça permet une grande liberté. En France, on a la Femis, on privilégie la forme. En Israël, le storytelling et le contenu priment. » Fille de l’ancien ministre socialiste Vincent Peillon, installée à Tel-Aviv depuis six ans, la jeune femme dirige les ventes internationales d’Armoza Format, qui est certes créateur de contenus, mais dont la principale activité est le « flux » – ainsi qu’on désigne les émissions de jeux ou de télé-réalité.
Après des études en France, elle a été chargée de mission culturelle à l’ambassade de France en Israël avant de travailler chez Lev, un distributeur de cinéma d’auteur. « Quand je suis arrivée dans ce pays, au plus fort de la vague du cinéma israélien, on disait qu’on pouvait frapper à la porte de chaque citoyen : derrière, se cachait un scénariste. Chaque immeuble abrite des histoires différentes, des parcours différents. C’est un melting-pot, où tout est très intense : les conversations, la transmission… Ici, la question ne s’est jamais posée d’adapter des séries étrangères. Ce n’est pas nécessaire. Il y a presque trop d’histoires. »
Après le succès de BeTipul, puis celui d’En analyse, son adaptation américaine avec Gabriel Byrne, c’est au tour de la version française, En thérapie, de faire carton plein. Une deuxième saison est déjà en préparation autour de… la crise sanitaire.
« Le génie d’Hagai Levi, c’est d’avoir créé un socle ultra-solide », remarque Olivier Nakache. Et Eric Toledano de se réjouir : « Ce qui est marrant, c’est qu’aujourd’hui on est en train de vendre à l’étranger cette version française. Y compris en Israël, son pays d’origine ! Parce que c’est une réadaptation, à travers le prisme de laquelle on raconte notre société. » Par-delà le scénario, le remake acterait-il le primat de la mise en scène ?
« Une question de temps »
Enfant béni de ce raz de marée de remakes, Hagai Levi en tire, paradoxalement, une analyse alarmante. « Faire des adaptations n’est jamais une bonne chose pour une culture », previent-il. Il y voit un « manque de confiance en soi », porteur d’un « risque d’assèchement » de la création. « Je crois qu’en France les auteurs de télévision ont encore une sorte de complexe d’infériorité par rapport aux auteurs de cinéma, soupçonne-t-il. La série n’est pas considérée. Ils ne sont pas fiers de ce qu’ils font, comme c’est le cas en Grande-Bretagne. Mais cela doit changer. C’est simplement une question de temps… »
Lui qui fut pendant plus de dix ans critique pour le journal Hadashot est devenu une vedette internationale. Couvert de Golden Globes pour la série américaine The Affair (2014-2019), vilipendé par Benyamin Nétanyahou dénonçant dans Our Boys (2019) une entreprise de destruction antisioniste, l’Israélien multi-adapté se lance à son tour à l’assaut d’un remake. Et pas des moindres. Sa version de Scènes de la vie conjugale d’Ingmar Bergman devrait sortir en octobre aux Etats-Unis, sur la chaîne HBO. Avant d’en faire un film, le réalisateur suédois n’avait-il pas conçu l’original comme une série en cinq épisodes ?
« Bergman a été une de mes influences majeures lorsque j’ai quitté la Yeshiva, l’école où je passais la moitié de mes journées à étudier le Talmud, et que j’ai découvert le cinéma à la télévision, confie l’ancien critique. Alors forcément, si je devais adapter quelque chose, ce devait être ça. En prenant l’histoire, mais en la menant plus loin. »
Il allume une nouvelle cigarette, se balance en arrière sur sa chaise, cherche ses mots, regarde ses doigts : « Pour moi, dit-il, il n’existe rien de plus intéressant qu’un dialogue entre deux personnes. Comme dans BeTipul, les personnages de Scènes de la vie conjugale ne font que ça pendant des heures… J’y vois quelque chose de magique. » Israël, ou le succès du minimalisme.