Tal Bruttmann est historien, spécialiste de la Shoah et de l’antisémitisme en France. Il a notamment publié La Logique des bourreaux, 1943-1944 (Hachette, 2003), Au bureau des affaires juives. L’administration française et l’application de la législation antisémite, 1940-1944 (La Découverte, 2006).
Comment expliquez-vous le regain actuel d’antisémitisme ?
Ce regain n’est plus si récent que ça. Pendant les manifestations des « gilets jaunes », il y avait déjà des messages antisémites. Les références à Rothschild, qui est un marqueur caractéristique de l’antisémitisme depuis le XIXe siècle, étaient fréquentes. D’ailleurs, la pancarte de la manifestante de Metz [Cassandre Fristot, membre du groupuscule Le Parti de la France] le cite. Lors de la présidentielle de 2017, Emmanuel Macron a été décrit comme « le banquier de Rothschild » – à l’extrême gauche comme à l’extrême droite –, alors qu’il est un parfait technocrate.
A quand faut-il remonter alors ?
Au début des années 2000. Jusque-là, lorsque vous étiez antisémite, vous étiez seul dans votre coin et ostracisé. Internet a brisé la chape de plomb qui pesait sur l’expression publique de l’antisémitisme. Les gens se sont retrouvés dans le monde virtuel. Les vecteurs de l’antisémitisme, comme Dieudonné et Soral, ont pu diffuser leur propagande d’extrême droite. Jusqu’à ce que le phénomène déborde dans la rue. La première fois depuis très longtemps qu’on a crié « mort aux juifs » dans une manifestation à Paris, c’est à l’occasion du « jour de colère » du 26 janvier 2014, avec Dieudonné et Soral.
L’antisémitisme d’extrême droite n’a jamais cessé d’exister. Quant à l’antisémitisme de gauche, les excuses de Jaurès sur l’affaire Dreyfus l’ont désamorcé, mais en partie seulement. On le voit dans une frange de La France insoumise, comme au sein du Labour britannique.
Qu’est-ce que la pandémie de Covid-19 a changé en matière d’antisémitisme ?
En France, les accusations d’empoisonnement avaient disparu depuis le Moyen Age. On a vu ce mythe resurgir à la faveur de la pandémie. Dans les manifestations contre le passe sanitaire – surnommé le « passe nazitaire » –, vous avez deux mouvances, les antivax et les anti-passe : c’est l’occasion d’une jonction entre l’antisémitisme primaire de ceux qui pensent que le vaccin a été inventé par les juifs pour détruire les autres, et l’antisémitisme plus politique de ceux qui disent que les juifs contrôlent les médias, le pouvoir.
N’y a-t-il pas une contradiction à utiliser des symboles comme l’étoile jaune pour dénoncer le passe sanitaire et, dans le même temps, d’accuser les juifs de profiter du Covid ?
C’est un retournement des stigmates assez courant. On a dévoyé le terme de « rafles » depuis des années pour parler de violences policières. Puis le terme « gazer » s’est imposé pendant les manifestations de « gilets jaunes » pour désigner les grenades lacrymogènes de la police. Ceux qui manifestent estiment subir une violence équivalente à la Shoah, par la faute des juifs. Ces contradictions apparentes ont toujours été présentes dans l’antisémitisme : les juifs sont une race inférieure, mais ils contrôlent le monde ; ils sont laids, mais séduisent nos femmes, etc.
On se traite de « collabos », on se présente comme des « résistants », on arbore l’étoile jaune et on vilipende « une certaine communauté ». Pourquoi l’imaginaire politique français est-il encore tant marqué par la seconde guerre mondiale ?
C’est normal. Notre monde s’est reconstruit comme une réponse à tout ce qui s’est passé pendant la seconde guerre mondiale. C’est explicite dans le préambule de la IVe République, repris dans celui de la Ve. Pendant quatre décennies, toute la classe dirigeante, jusqu’à Mitterrand, a été issue du moule de la seconde guerre mondiale. Et les deux décennies suivantes, les années 1980-1990, ont été occupées par la prise de conscience de la centralité de la Shoah puis de la reconnaissance par l’Etat français de son rôle, qui intervient avec le discours de Chirac sur la rafle du Vél’d’Hiv, en 1995. Tout cela n’est pas si vieux.
Et à peine quinze ans plus tard, vous avez quelqu’un comme Eric Zemmour qui tente de réhabiliter Pétain, prétend qu’il a sauvé des juifs. Il a beaucoup contribué à réhabiliter la droite maurrassienne. Cela n’est pas le fait de Marine Le Pen. Je ne parle pas de son père, qui est ouvertement négationniste et a fondé le Front national au début des années 1970 avec des collaborationnistes. A l’opposé du spectre, Jean-Luc Mélenchon arbore depuis des années le triangle rouge, symbole des prisonniers politiques dans les camps de concentration. C’est une référence omniprésente. Il s’agit du dernier événement majeur de l’histoire de France, d’autant que le débat sur les guerres de décolonisation a été escamoté.
N’y a-t-il pas, dans le besoin en France de se référer en permanence à la seconde guerre mondiale, une façon de se rassurer sur son statut de vainqueur et de grande puissance ?
Sans de Gaulle, la France n’aurait pas rejoint le camp des vainqueurs. Aujourd’hui encore, tout le monde se réclame de lui, y compris Dupont-Aignan et Philippot, qui sont pourtant plus proches de l’autre camp. Sans de Gaulle, le débat sur le déclin français aurait commencé dès 1945.