Pour mobiliser les parents, les complotistes évoquent les risques pour leurs enfants. Un procédé ancien qui se vérifie aujourd’hui avec la crise sanitaire.
Comment mieux susciter les affects, et en premier lieu la peur, sinon en évoquant le sort des enfants ? Il y a une permanence dans l’histoire du complotisme, et la crise sanitaire actuelle, avec son lot de théories folles et d’incertitudes réelles, n’y échappe pas. Convoquer la figure de l’enfant, de l’enfant dont l’intégrité serait mise en danger par une entité étatique, privée ou même satanique, est un procédé qui se vérifie en France, comme ailleurs en Occident.
Dans une vidéo publiée récemment sur son site Égalité & Réconciliation, le polémiste Alain Soral s’est demandé si, avec la vaccination des enfants, qui entraînerait forcément, selon lui, des drames, le mouvement de contestation n’allait pas s’amplifier. Comme s’il ne redoutait pas seulement ces drames, mais qu’il les espérait. Un hashtag #TouchePasMonEnfant circule sur les réseaux sociaux et véhicule toutes sortes de témoignages et de pseudopreuves scientifiques censées démontrer la toxicité du vaccin contre le Covid. Ce hashtag a refait surface la semaine dernière avec la décision d’Israël d’élargir le passeport vaccinal aux enfants.
Cette sensibilité s’est également manifestée fin juillet après que Jean-Michel Blanquer a déclaré que les collégiens et lycéens non vaccinés poursuivront leurs cours à domicile contrairement à leurs camarades vaccinés, dès lors que l’un des élèves de leur classe sera contaminé. Ces propos ont agi comme un carburant pour cette complosphère, qui ne critique pas seulement une décision politique – pourquoi pas –, mais l’inscrit dans un supposé plan visant à contraindre les mineurs à la vaccination pour enrichir les laboratoires et mieux contrôler les populations, en plus d’inoculer un « poison »… « Les mesures prises par Blanquer ne seront pas oubliées. La justice passera », peut-on lire sur le site soralien.
Avec la rentrée scolaire, l’extension du pass sanitaire pour les 12-17 ans et les prochaines décisions sur la stratégie vaccinale, qui pourrait être ouverte aux moins de douze ans, le gouvernement devra faire montre d’une grande pédagogie pour rassurer ceux qui, de bonne foi, adhèrent à ces théories conspirationnistes. Le ministre de la Santé, Olivier Véran, l’a bien compris, qui a vacciné devant les caméras sa collègue, enceinte de cinq mois, Olivia Grégoire. Les femmes enceintes sont, elles aussi, visées par la propagande antivaccin.
Des mères isolées
Dans un article intitulé « Qui nous attaque ? Qui ? » (ce « qui ? » est un énième subterfuge antisémite) publié sur Égalité & Réconciliation, on peut également lire : « Aujourd’hui, de plus en plus de catégories de Français entrent dans la danse de la résistance : Gilets jaunes, antivax, antipass, mais aussi indépendants, qui sont en train de tout perdre […] et, surtout, des mères de famille, celle qui ne veulent pas que les salopards armés de leurs dangereuses seringues touchent à leurs enfants. » Le discours est limpide, tout comme la cible : des mères de famille, souvent isolées et mal informées, qui pourraient souscrire à l’idée d’une menace pour leurs enfants. En août 2020, à Londres, un rassemblement de mères a eu lieu derrière la bannière « La liberté pour les enfants ». Là aussi, beaucoup de femmes seules issues de milieux populaires.
Dans Les Origines du totalitarisme, Hannah Arendt constate que ce sont les personnes seules qui, souvent, sont le plus sensibles aux idées totalitaires. En 2014, en France, une rumeur avait été lancée, selon laquelle la ministre de l’Éducation, Najat Vallaud-Belkacem, voulait imposer la théorie du genre aux jeunes écoliers. Plusieurs parents, alertés par des boucles SMS, avaient retiré leurs enfants des établissements scolaires. Rappelons que cette rumeur était partie de l’entourage de Soral, encore lui.
Le modèle QAnon
Au sein de la mouvance suprémaciste américaine QAnon, qui s’est fait connaître du grand public pour son soutien à Donald Trump et surtout lors de l’envahissement du Capitole à Washington, la défense des enfants est au cœur de la stratégie complotiste. Leur thèse, la première, est qu’un trafic sexuel d’enfants est organisé par une élite démocrate, « adoratrice de Satan », avec le soutien des Clinton. Selon un sondage NPR et Ipsos, 17 % des Américains adhèrent à cette théorie. En juin, dans une note sur l’évolution des menaces, le FBI a mis en garde contre le recours à la violence de QAnon. À mesure que l’espoir se réduit de déjouer les complots, la violence pourrait s’exprimer dans le monde réel. Twitter a supprimé plus de 70 000 comptes affiliés à QAnon, parmi lesquels de nombreuses mères de famille, des « mamans yoga », des libertaires anticonfinement, des antisémites notoires, des chrétiens évangéliques…
Cette mouvance est passée ces dernières années du darkweb à Instagram et YouTube. Fin juillet, Donald Trump a réagi en ces termes aux annonces de Joe Biden, favorable au retour du masque dans certaines zones : « Nous ne masquerons pas nos enfants ! » Aux États-Unis, un hashtag a également circulé sur Twitter, #SaveTheChildren. Derrière cette cause hautement légitime se cachent des comptes QAnon, tentant d’attirer des mères isolées, vivant dans des milieux ruraux ou industriels déclassés. Il suffit d’un témoignage, souvent une femme en pleurs, face caméra, à qui les autorités ont retiré son enfant pour maltraitance, pour alimenter la thèse d’un trafic sexuel. Une histoire qui évoque l’affaire Mia, celle-ci française. En avril, une mère qui s’était vu retirer la garde de sa fille avait fait appel au complotiste Rémi Daillet pour récupérer la jeune Mia. Ancien cadre du Modem, Rémi Daillet, qui s’oppose à l’impôt, aux vaccins et à la 5G, défend l’idée que c’est l’État qui « kidnappe » des enfants… Dans leur livre Pastels and Pedophils, une enquête sur le discours complotiste de QAnon, Mia Bloom et Sophie Moskalenko comparent cette mouvance, qui agrège toute sorte de théories, à « une boule collante qui dévale une colline ». C’est ce que nous voyons aujourd’hui avec certains éléments du mouvement anti-pass sanitaire, où se côtoient des anti-5G, des antivaccins, des Gilets jaunes, des antisémites…
À la fin des années 1930, une campagne contre le vaccin antidiphtérique, rendu obligatoire, fut menée par des adversaires de la science, des partisans du désordre, des médecins isolés, trois députés et des antisémites. La presse d’extrême droite se faisait le relais d’un « complot contre le sang français ». Une revue scientifique, Je sais tout, dans son numéro du 1er janvier 1939, s’appliquait à démonter les discours antivaccins en publiant des études, en expliquant point par point l’élaboration d’un vaccin et en donnant la parole à des sommités comme le Pr Robert Debré. Le titre de l’article : « Mamans ! On veut sauver vos enfants ! »
Par Saïd Mahran