A droite comme à gauche, on instrumentalise un peu trop facilement l’antisémitisme, dénoncent Rafaël Amselem, analyste en politique publique, et Emile Ackermann, fondateur du cercle de réflexion orthodoxe Ayeka*.
Les autres, ces antisémites.
« Hier, j’étais dans le métro et j’entends deux dames dire : ‘T’as vu encore ces juifs avec leurs histoires à l’ONU. Quels emmerdeurs !’ C’est vrai. Nous sommes des emmerdeurs. Ça fait des siècles qu’on emmerde le monde. Herbert Pagani l’avait bien saisi en son temps : le juif est un emmerdeur de nature. Rien n’échappe à son irrésistible talent pour occuper le brouhaha et autres murmures du débat public. Et depuis les manifestations contre le passe sanitaire, le voilà qu’il se rappelle à notre bon souvenir avec toutes ces étoiles jaunes et autres pancartes de grande manufacture qu’on voit désormais défiler tous les samedis. Son nom est ainsi dans toutes les bouches, à croire que « le juif » serait en manque pathologique d’attention.
Malheureusement, ce climat a bien de plus de quoi provoquer en nous l’agacement le plus profond plutôt qu’un quelconque sentiment de vantardise. Nous-mêmes serions presque lassés d’entendre parler de juifs. Cocasse… Le phénomène semble d’ailleurs s’intensifier. Depuis un certain temps, les juifs ont un nouveau rendez-vous mensuel sur Twitter. Un matin, on allume son téléphone, et puis voilà qu’on tombe nez à nez sur des mots-clés tels que « Juifs », « Shoah » ou « Sioniste » apparaître en tendance sur le réseau à l’oiseau bleu. Là encore, la lassitude a fini par succéder à l’indignation. Tous les prétextes sont bons à leur invocation : la résurgence régulière du conflit israélo-palestinien, les comparaisons entre le traitement de Mila et Dieudonné, ou plus récemment l’invocation de la Shoah pour désigner le sort des non-vaccinés.
Quelle raison explique une telle récurrence ? En vérité, le propre de l’antisémitisme réside dans son caractère « apartisan ». Il est un caméléon qui s’accommode aisément de toutes les couleurs politiques. C’est la raison pour laquelle l’antisémitisme se voit couronner d’un nom spécifique, séparé de tous les autres racismes – ce qui, au passage, ne les rend pas moins abjects.
Et paradoxalement, l’antisémitisme est probablement le racisme qui catalyse le plus de mépris et de condamnation de la part de l’ensemble du personnel politique. De Mélenchon à Marine Le Pen, l’antisémitisme est unanimement conspué – du moins, en apparence. Alors qu’il est rejeté par l’ensemble des groupes de la société occidentale, comment donc comprendre son omniprésence ?
Pour la droite et l’extrême droite, l’antisémitisme est l’apanage du seul islam radical ainsi que de l’antisionisme. Les acteurs de ces bords politiques sont présents aux commémorations des attentats, n’hésitent pas à tweeter sur les débordements dans les manifestations, à dénoncer publiquement des associations pour leurs alliances avec des personnalités peu recommandables soupçonnées d’antisémitisme. L’antisémitisme islamiste et antisioniste est un antisémitisme qui tue, disent-ils, et il faut donc le combattre.
Pour la gauche et l’extrême gauche, le seul antisémitisme condamnable est celui qui émane des néonazis, des nostalgiques du Maréchal, des catholiques n’ayant pas accepté Vatican II et les légions d’obsédés bercés dans moult théories complotistes de l’alt-right qui commencent à imprégner en France. Les représentants de ces gauches sont très bruyants pour défendre les uifs face à ces groupes. Ils ont même leurs « amis juifs » sur lesquels ils peuvent s’appuyer lorsqu’il s’agit de ne pas faire « l’amalgame avec les sionistes ». L’antisémitisme « blanc » existe toujours, disent-ils, et il faut, là encore, le combattre.
Nous sommes ainsi en présence d’un spectre politique qui se partage la carcasse de l’antisémitisme, chacun selon le morceau de sa convenance. Or, c’est bien dans ce geste, celui d’utiliser l’antisémitisme pour faire avancer son propre agenda politique, que le mal réside.
A chaque polémique, nous assistons ainsi à une instrumentalisation de la souffrance des juifs pour mettre en avant son camp. Les commentaires, invectives, insultes, propositions, volent dans tous les sens mais une seule catégorie de personne n’est jamais entendue : les juifs. David Giraud, le patron des jeunesses insoumises, s’est ainsi empressé de renvoyer le Front national à son passé antisémite après les révélations sur l’identité de celle qui a tenu la pancarte antisémite qui a fait polémique lors des derniers rassemblements. Il n’a malheureusement pas le tweet aussi aisé lorsqu’il s’agit de déclarations pour le moins très ambiguës issues de son propre parti. De même, l’Institut Apollon – organisation de Jean Jean Messiha – lors de l’utilisation d’étoiles jaunes et de la Shoah par certains antivax a récusé toute existence d’antisémitisme dans ce procédé.
Nous disons : l’antisémitisme islamiste tue, oui ! De même, il y a bien une omission de l’antisémitisme au sein d’une partie de la gauche radicale. Et en même temps, le nouveau slogan de l’extrême droite « Qui ? » démontre bien que cet antisémitisme, lui non plus, n’a rien de résiduel. Un des deux signataires de ce texte figure même sur une plateforme qui répertorie une liste de tous les juifs présents dans les sphères médiatiques, politiques et culturelles – actuellement signalée par les pouvoirs publics. On aurait pu croire qu’il avait perdu du terrain. Mais il n’aura fallu que quelques mois de pandémie et l’arrivée d’un vaccin pour que l’imaginaire et la rhétorique du juif proche des puissants trouvent un terreau fertile pour se déchaîner – ainsi que le montrent les divers travaux du journaliste Raphaël Grably.
Les juifs sont les premiers lésés. Car en ne nommant pas le mal, ou en ne le faisant que partiellement, on ne saurait le traiter convenablement. Et pourtant, ce sont bien eux qu’on devrait écouter pour s’évertuer à combattre les antisémitismes. Il s’agit bien-là d’une affaire de toutes et tous.
*Emile Ackermann est également rabbin en formation