Shoah, IVG, Europe… Simone Veil disparue, sa famille entend poursuivre ses combats. Avec un impératif : se montrer à la hauteur du nom. La suite de notre enquête.
Droit à l’avortement, travail sur l’histoire de la Shoah, combats contre l’antisémitisme, défense de l’Europe. De son vivant, dans tous ces domaines, Simone Veil était un modèle pour beaucoup. Quatre ans après son décès, elle est devenue une icône, à laquelle on rend hommage dans une exposition à l’Hôtel de Ville de Paris, dans des livres, dans des oeuvres de street artists. Panthéonisée avec son mari Antoine, elle laisse derrière elle une famille, deux fils et de nombreux petits-enfants. Comment faire vivre cet héritage sans le dénaturer ? Comment porter le nom de Veil aujourd’hui sans ployer sous la force du symbole ? L’Express vous ouvre les coulisses d’une famille française, avec ses engagements publics et ses pudeurs privées.
Chapitre 3 : Entretenir l’héritage sans le trahir
Les combats de Simone Veil furent nombreux, mais celui autour de la Shoah a le plus compté. Peur de l’oubli, peur de la banalisation. Il est déjà tard dans le XXe siècle quand elle évoque publiquement son histoire personnelle, la déportation avec sa mère et sa soeur, la mort de sa mère à Bergen-Belsen en 1945. Une première fois, en 1976, elle raconte son expérience à la télévision. Etonnant contraste entre un entretien façon « conversation au coin du feu » et l’inhumanité du camp qu’elle détaille la gorge nouée, le regard sans cesse en mouvement. Trois ans plus tard, elle participe aux Dossiers de l’Ecran consacrés à la série Holocaust. Devant des millions de téléspectateurs, elle critique les « bons sentiments du film » et saisit l’occasion de dire quelques-unes de ses vérités qu’elle a si longtemps tues. Elle n’en déviera plus jamais.
Pour elle, il y a des expressions qui ne passent pas, comme celle du « devoir de mémoire », elle lui préfère celle de « travail d’histoire » car il n’est question ni d’obligation, ni de ressenti, mais bien d’une histoire qu’il faut objectiver. Elle met en garde contre la banalisation du mot de génocide, notamment au moment des massacres en ex-Yougoslavie, tout en défendant l’inscription des génocides rwandais ou arménien dans le travail de la Fondation pour la mémoire de la Shoah. Elle distingue toujours entre la déportation dont elle fut victime en tant que juive de celle qu’ont subie les résistants pour motifs politiques. Non, pas qu’il y ait une hiérarchie entre elles, simplement elles ne sont pas de même nature, répète-t-elle souvent. Elle met en garde contre l’antisémitisme toujours présent.
Il y a des initiatives qu’elle rejette, comme celle annoncée par Nicolas Sarkozy en 2008 lorsqu’il prétend faire porter, par chaque élève de CM2, la mémoire d’un enfant juif mort de la Shoah. Elle refuse que l’on joue sur la corde sensible. Dans son autobiographie, Une vie, elle égratigne sévèrement le film La vie est belle de Roberto Benigni. « Aucun déporté n’a vécu une libération semblable au happy end miraculeux et ridicule sur lequel se clôt le film », écrit-elle. Elle fera tout pour que la parole des déportés soit entendue. En 1987, lors d’un colloque à la Sorbonne, elle est invitée à témoigner de son expérience. Lorsqu’elle apprend que ses propos ne figureront pas dans les actes de la rencontre au motif qu’il s’agit d’un « simple » témoignage et non d’un propos scientifique, elle explose de colère.
Avec ses camarades de déportation ou ceux qui ont été victimes du génocide juif, elle est d’une fidélité absolue, comme en témoigne cette lettre soigneusement conservée par Serge Klarsfeld, le fondateur de l’Association des fils et filles de déportés juifs de France. Il leur est arrivé d’avoir des divergences sur la stratégie à mener et les méthodes à employer. Le procès de Klaus Barbie fut un de ces moments difficiles. Peu importe, sur une simple feuille de bloc à trous, Simone Veil écrit : « Vous avez raison, ce qui nous rapproche est plus important que ce qui nous sépare (…). Toute divergence entre nous m’affecte. Avec d’autres, c’est-à-dire avec la plupart, j’ai pris l’habitude et je me suis résignée à des débats parfois pénibles ou pire, mais avec d’autres, comme vous, j’aimerais pouvoir être toujours d’accord ». Aujourd’hui encore, le « chasseur de nazi » lui rend hommage : « Elle a réussi à ce que les gens identifient la Shoah à elle et pas seulement à des gens en mauvaise santé. Elle a imposé l’idée que, derrière chaque déporté, il y avait une Simone Veil en puissance ».
Désormais, c’est la Fondation pour la mémoire de la Shoah qui poursuit son engagement. Elle fut la première présidente de cette institution, dotée d’un fonds de 400 millions d’euros, issu des sommes laissées en déshérence par des familles juives non revenues de déportation. La photo de Simone Veil figure en bonne place dans le bureau du directeur général et dans la salle du conseil d’administration. Comme un rappel incessant des principes et des exigences qui furent les siennes. « Elle voulait que les choses soient parfaites, qu’on ne se satisfasse pas de la médiocrité, en particulier parce qu’il s’agit de « l’argent des morts » », relate Philippe Allouche, le directeur général. « Elle ne voulait pas d’une mémoire victimaire ou culpabilisatrice, mais honorable et juste », complète François Heilbronn, vice-président du Mémorial de la Shoah et descendant de la famille de résistants qui hébergea, à leur retour de déportation, Simone et ses soeurs dans leur ferme le temps qu’elles reprennent de force. Au conseil d’administration, on est très vigilant sur ce qui entre dans les missions de la Fondation et ce qui en est exclu. Pas question par exemple de financer un projet qui serait trop personnel. C’est ainsi que le futur biopic sur Simone Veil avec Elsa Zylberstein n’a pas obtenu l’aide sollicitée.
Cette part d’héritage est particulièrement portée par Pierre-François qui siège au conseil d’administration de la Fondation. « Il y est en tant que lui-même, pas en tant que fils de… et il a l’élégance de ne jamais dire, ma mère aurait voulu ça, mais cette idée de transmission d’une génération à l’autre est importante « , note un membre du CA. Voilà plusieurs années que Pierre-François Veil est engagé publiquement dans cette cause, via le comité français de Yad Vashem, qui identifie et reconnaît les « Justes » de France. La filiation, encore : l’un des derniers actes publics de Simone Veil fut, en 2007, d’apposer au Panthéon avec Jacques Chirac une plaque en hommage aux Justes et aux anonymes qui « ont incarné l’honneur de la France, ses valeurs de justice, de tolérance et d’humanité ». Il est d’ailleurs probable que, d’ici à quelques mois, lorsque David de Rothschild, l’actuel président de la Fondation, décidera de se retirer, Pierre-François Veil soit choisi pour lui succéder.
Chapitre 4 : Etre à la hauteur, toujours
Printemps 2019, les élections européennes se profilent, les partis peaufinent leurs listes de candidats. A LREM, c’est Nathalie Loiseau, ministre des Affaires européennes depuis 2017, qui est désignée pour mener la bataille. Avec, en avant-dernière position sur la liste, un certain… Jean Veil. Pour la première fois, le fils de Simone Veil a accepté un engagement politique. A une condition : figurer en position non-éligible. « Alors que nous arrivions comme des petits nouveaux, c’était une manière de dire aux électeurs : notre filiation, c’est Simone Veil. Nous sommes centristes et progressistes et avons l’idée de rejoindre le groupe dont elle a été la présidente », rappelle Nathalie Loiseau, pas fâchée de ce clin d’oeil. Pour célébrer la journée de l’Europe le 9 mai, la tête de liste demande à aller se recueillir au Panthéon sur les tombes de Simone et Antoine Veil. Jean Veil l’accompagne. A quelques semaines de l’élection, les adversaires des Marcheurs, un brin jaloux de cette maternité si symbolique, hurlent à la récupération.
Le nom de Veil ne s’utilise pas à la légère. Lorsque au début des années 2000, L’Oréal souhaite que l’avocat Jean Veil les représente dans une affaire de spoliation, il sait que l’on vient d’abord le chercher pour son patronyme. Avant d’accepter, raconte-t-il plus tard dans les Echos, il demande l’avis à ses parents. Désormais, Jean et Pierre-François sont surtout sollicités par une ville, une personne ou un village qui souhaite utiliser le nom de leur mère. Les deux frères qui, tels des petits garçons continuent à l’appeler « maman », se sont fixé quelques règles simples. Ils acquiescent lorsqu’il s’agit d’une rue, d’une salle municipale ou d’un tribunal mais refusent pour une salle de sport ou un gymnase – « maman » n’avait pas de lien avec le sport- ou lorsque l’endroit est trop triste – « maman » mérite mieux que cela. Leur vigilance est extrême. Lors de la visite inaugurale de l’exposition à la Mairie de Paris, un organisateur a un léger moment d’angoisse. Pierre-François s’est arrêté longuement devant un panneau. Y a-t-il une erreur, un impair ? Il ne respire à nouveau que lorsque le cadet des Veil s’éloigne en souriant.
Régulièrement, les deux frères ne répondent pas. Trop occupés, trop sollicités ou simplement choisissent-ils de laisser faire ? Difficile à dire. L’un des membres du collectif #Merci Simone se pose encore la question. Au lendemain du décès de Simone Veil, avec deux amis, il a imprimé quelques affiches avec un portrait stylisé et ces quelques mots #Merci Simone. L’idée est simple : lui rendre hommage et faire connaître ses combats aux plus jeunes. Le mouvement prend de l’ampleur, les affiches se multiplient dans la rue et sur les réseaux sociaux. A la veille de la panthéonisation, il envoie un courrier à la famille pour expliquer sa démarche. Pas de réponse. A-t-elle mal pris l’initiative ? Tout juste peut-il se consoler avec cette photo prise dans le Panthéon où l’on voit une reproduction de son #Merci Simone au milieu d’un bouquet entre les deux cercueils. L’image n’a pu être posée là que par un membre de la famille. Comme une forme de soutien silencieux, veut-il croire.
Dans cette tribu où l’on n’échappe pas à la notoriété dès lors que l’on porte le nom, où vos photos d’enfance dans la maison familiale de Beauvallon dans le Var finissent dans les livres consacrés à votre grand-mère, on cultive la discrétion. Mais il arrive toujours un moment où la question surgit, inévitable. Sébastien Veil, l’un des petits-enfants, se souvient que, dans les années 1980, il est allé dans un établissement catholique : « La loi pour l’IVG n’était pas si ancienne et dans ces milieux, des gens la vivaient encore très mal. Certains de mes petits camarades parlaient de « l’avorteuse », ce n’était pas évident pour un enfant. Mais généralement les gens sont très bienveillants », rapporte-t-il. Lorsqu’il arrive à l’ENA, c’est un tout autre accueil qui lui est réservé : « Il avait un nom qui le distinguait des autres en incarnant l’histoire et la vertu, on disait de lui qu’il était le plus brillant et le plus intelligent de la promotion, tout en étant d’une grande simplicité à l’autre », raconte Gaspard Gantzer, qui y fut son condisciple.
Ils refusent d’être les Kennedy de l’élite française, ils s’écartent de par leurs choix professionnels de l’idée d’une dynastie d’Etat, mais aucun n’échappe véritablement à l’obligation d’être à la hauteur de leur mère et grand-mère. Parce qu’il est trop difficile de passer après elle, aucun n’a de parcours électif public, mais la plupart des cousins sont passionnés par la politique. Ils y contribuent par les idées et les projets, plus que par les jeux politiques, à la manière du Club Vauban qu’animait Antoine Veil le premier jeudi de chaque mois et qui réunissait la fine fleur du paysage politique de droite comme de gauche.
Dans la sphère privée, les uns et les autres s’emploient à respecter les valeurs apprises place Vauban. Sébastien Veil se dit inspiré par ses grands-parents dans plusieurs domaines. Politiquement avec son attachement au parlement et sa défiance à l’égard des excès du présidentialisme. Personnellement, dans l’attention qu’il porte à des gens différents de lui et dans son féminisme. Un féminisme qu’il revendique dans sa vie professionnelle avec la défense d’un congé paternité au-delà de ce que prévoit la loi et qu’il applique à la maison auprès de sa femme, Sibyle Veil, la PDG de Radio France : « Mon grand-père disait souvent avec humour qu’il était le prince consort qu’on ne sort pas. Je pourrais dire la même chose car ma femme réussit mieux que moi et je trouve ça très bien ».
Par Agnès Laurent