Shoah, IVG, Europe… Par ses combats, Simone Veil est devenue une icône de la République. Sa famille s’efface derrière les hommages rendus à la « grande dame ».
Droit à l’avortement, travail sur l’histoire de la Shoah, combats contre l’antisémitisme, défense de l’Europe. De son vivant, dans tous ces domaines, Simone Veil était un modèle pour beaucoup. Quatre ans après son décès, elle est devenue une icône, à laquelle on rend hommage dans une exposition à l’Hôtel de Ville de Paris, dans des livres, dans des œuvres de street artists. Panthéonisée avec son mari Antoine, elle laisse derrière elle une famille, deux fils et de nombreux petits-enfants. Comment faire vivre cet héritage sans le dénaturer ? Comment porter le nom de Veil aujourd’hui sans ployer sous la force du symbole ? L’Express vous ouvre les coulisses d’une famille française, avec ses engagements publics et ses pudeurs privées.
Chapitre 1 : Les pupilles de la République
Juin 2017. Edouard Philippe s’envole pour son premier voyage officiel en tant que Premier ministre. Direction l’Estonie, qui prendra quelques jours plus tard la présidence de l’Union européenne. Le programme est chargé : visite aux troupes françaises de l’Otan, aperçu de l’administration high tech du pays, particulièrement en pointe sur le sujet, et une dernière étape, plus discrète. A Tallinn, sur le site d’une ancienne prison, Edouard Philippe rend hommage aux 878 déportés du convoi 73. A ses côtés, deux hommes se tiennent, droits, le visage grave. Jean et Pierre-François Veil. Dans ce Convoi 73 ont été déportés André et Jean Jacob, père et frère de Simone Veil, jamais revenus de ce voyage vers la mort, dont on ne sait même pas s’il s’est achevé en Estonie ou en Lituanie. Ce n’est pas la première fois que la République associe la famille Veil à l’une de ces cérémonies – de par leur histoire, ils en sont même devenus des personnalités incontournables – , mais le moment est particulier. Quelques heures plus tard, à peine l’avion posé à Paris, la nouvelle se répand : Simone Veil est décédée à l’âge de 89 ans. Elle était déjà une « grande dame », une des personnalités préférées des Français ; elle devient une icône de la République. Et ses enfants, des pupilles de la Nation.
A l’Elysée, on est parmi les premiers informés. Très vite, l’idée de faire entrer Simone Veil au Panthéon est avancée, elle est officialisée lors de la cérémonie d’hommage aux Invalides, l’opinion publique approuve. « Le décès est un moment de vérité où l’on ressaisit la portée historique de l’action d’un personnage. Que ce soit sur la Shoah, l’Europe et les avancées sociétales, le parcours de Simone Veil rencontre profondément la société d’aujourd’hui. Ces sujets sont constitutifs de l’identité de la nation », se souvient Sylvain Fort, chroniqueur à l’Express et alors « plume » d’Emmanuel Macron. Parce qu’elle fut déportée en 1944 parce que juive, parce qu’elle fut la première présidente élue du Parlement européen, parce qu’elle a donné son nom à une loi légalisant l’avortement, parce qu’elle fut une femme politique atypique, plus soucieuse de ses combats que de sa carrière, et pour bien d’autres raisons encore, Simone Veil est une référence pour beaucoup de Français, de toutes les générations.
Déjà, elle n’appartient plus tout à fait à ses fils, Jean et Pierre-François Veil. Pour la panthéonisation qui aura lieu en juillet 2018, il faut accepter de partager les décisions. Ils obtiennent sans trop de difficultés qu’Antoine, son mari décédé en 2013, repose avec elle, mais il faut accepter qu’il soit un peu derrière tout de même. Ils refusent d’exposer les cercueils dans la chapelle de la Sorbonne comme c’est l’usage – sans être pratiquante, Simone Veil a tout de même demandé que l’on récite le kaddish sur sa tombe. Pierre-François suggère la crypte du Mémorial de la Shoah où 10 000 personnes viendront rendre un dernier hommage. Pour la cérémonie, David Teboul, l’artiste invité, a aussi ses exigences, il veut enregistrer des sons à 5h37 du matin à Auschwitz pour faire entendre cette « aube à Birkenau » dont lui a parlé un jour Simone Veil. « On est dans de l’histoire immédiate, la personne qui entre au Panthéon est pour ainsi dire encore vivante et l’on sait ses volontés, en l’espèce attentivement portées par ses fils. C’est une grande différence avec des figures comme Maurice Genevoix ou Jean Moulin », reprend Sylvain Fort. Au sortir du Panthéon, l’un des garçons de Simone Veil aura ces mots : « On a perdu maman, on l’a donnée au pays ».
Un passage de relais que Bernard Cazeneuve, ancien Premier ministre, résume de la sorte : « L’entrée au Panthéon, c’est un message de la République : nous aurions tant aimé vous mériter et depuis longtemps. Un message d’immense remord mais aussi d’espoir, votre présence ici nous interdit d’oublier ». Désormais, Simone Veil appartient au pays, autant qu’à sa famille. Désormais, ce sont souvent les autres qui la racontent, bien plus que ses proches.
C’est Nathalie Loiseau, la députée européenne LREM, qui se souvient de ses premiers pas de membre du cabinet d’Alain Juppé au Quai d’Orsay, quand Simone Veil était ministre des Affaires sociales : « La première fois que je l’ai vue, c’était pour aller à l’encontre d’une idée qu’elle avait eue, personne ne voulait aller en discuter avec elle. Elle m’a remerciée, elle était attentive aux jeunes femmes de son entourage ». C’est l’écrivain Marek Halter qui se rappelle l’avoir rencontrée par l’intermédiaire d’un jeune garçon venu solliciter, pour une certaine Simone, une dédicace de son livre lors d’une signature à Sciences po dans les années 1970 : « Je lui demande s’il s’agit d’une amie, il me répond : « non, ma mère ». C’était Pierre-François Veil ». L’écrivain lui garde une infinie gratitude pour l’obtention de sa nationalité française, lui qui a si longtemps vécu en apatride. C’est Dominique Missika, historienne et éditrice, qui a longtemps fréquenté Simone Veil et la résistante Denise Vernay, sans savoir qu’elles étaient soeurs et se racontaient tout. Elle ne le découvrira qu’en se faisant tancer par Simone Veil pour un propos qu’elle avait tenu dans une conversation avec Denise Vernay. Tous disent sa générosité, l’attention qu’elle portait aux gens quel que soit le milieu social, l’âge ou l’origine, mais aussi son degré d’exigence et son caractère souvent tempétueux. Des caractéristiques dont ses deux fils encore vivants ont hérité.
Chapitre 2 : Une famille pudique
Il n’existe que quelques photos de groupe, forcément incomplètes, forcément mouvantes. L’une d’elles date de 2010, du 18 mars précisément. Simone Veil pose en habit vert dans la bibliothèque de l’Institut de France. Il y a Antoine à côté d’elle, ses fils bien sûr, Jean et Pierre-François et déjà une jolie ribambelle de petits-enfants et d’arrière-petits-enfants. Les hommes portent la cravate et sont habillés de sombre, les femmes sourient tendrement. Ce jour-là, Simone Veil entre à l’Académie française. La seconde photo est bien plus triste. En juillet 2018, la famille pose à l’intérieur du Panthéon. Les cheveux ont blanchi, le clan s’est agrandi, Emmanuel et Brigitte Macron sont présents, Simone et Antoine Veil ont disparu.
Désormais, on considère Jean comme le « patriarche », Pierre-François est plus en retrait. Le troisième membre de la fratrie, Claude-Nicolas, est décédé en 2002. Longtemps, la famille a raconté les déjeuners du samedi où toutes les générations se réunissaient, place Vauban, au domicile de Simone et Antoine. Au fil des années, on s’est serré, douze petits-enfants sont nés. L’âge et la maladie aidant, ces retrouvailles hebdomadaires se sont interrompues en 2010. Mais les liens restent forts. « On prend des nouvelles des uns et des autres, on a des moments de complicité. Le côté sympa du divorce, c’est que mes oncles ont eu beaucoup d’enfants », raconte Sébastien Veil, l’un des fils de Claude-Nicolas. Jusqu’à l’épidémie de Covid, ils se réunissaient encore plusieurs fois par an pour déjeuner chez Jean Veil. L’été, les retrouvailles avaient lieu dans le mas provençal de Pierre-François.
Des deux frères, c’est Jean qui occupe le devant de la scène. Avocat, il a fait du droit pénal des affaires sa spécialité et compte nombre de noms connus parmi ses clients : Jacques Chirac, Jérôme Cahuzac, Didier Lombard, l’ancien dirigeant d’Orange, ou Dominique Strauss-Kahn. Un brin autoritaire, il ne s’est pas fait que des amis dans les prétoires, mais il fait partie des gens qui comptent. Jusqu’à l’affaire Olivier Duhamel, – du nom du constitutionnaliste dont il était très proche, il était un membre influent du Siècle. Un jour, il n’a pas hésité à prendre son téléphone pour tenter de décourager un patron qui voulait embaucher l’un de ses neveux. Motif : le métier choisi par ce dernier ne lui plaisait pas. « Dans les endroits où il faut être, on voit souvent Jean Veil, même s’il reste discret et n’a pas de parole publique », constate un habitué du Tout-Paris politique et financier.
Pierre-François Veil est associé dans le même cabinet, mais il est moins mondain et moins flamboyant dans sa pratique professionnelle. Plus accessible, il a, de l’avis d’amis proches, aussi ses emportements. « Jean ressemble plus à son père, avec son côté social et réseauteur, avocat des grandes causes médiatiques. Pierre-François a les défauts et les qualités de sa mère, il démarre au quart de tour », résume un ami. « Ils ont un côté abrupt, bourru. Mais Simone Veil était pareille, elle entrait tout de suite dans le vif du sujet, il n’y avait pas de « je vous dérange ? » ou de questions sur les enfants avant de commencer », se souvient un interlocuteur régulier. Entre les deux frères, il y a une complicité réelle. Parler à l’un, c’est souvent parler à l’autre, surtout lorsqu’il s’agit de leur mère. Mais elle n’est pas exempte de rivalités. Un proche se souvient d’un moment de tension lors d’une cérémonie parce que le plus jeune avait été choisi pour prononcer un discours quand l’aîné aurait aimé prendre la parole.
Mais de tout cela, à l’extérieur, on ne dit mot. Quelques anecdotes bien choisies sont accordées aux curieux. Souvent les mêmes, comme celle de la carafe d’eau que Simone Veil aurait renversé sur la tête de l’un d’eux après des propos misogynes. De temps en temps, comme à l’occasion de la préparation de l’exposition à l’Hôtel de Ville, des souvenirs surgissent, inédits. Cette photo d’Antoine et de Simone posant en 1952 en Charlot et Scarlett O’Hara pour un bal costumé. Ou cette anecdote qui veut qu’en 1957, lors du premier voyage en France d’Elizabeth II, ce soit Simone Veil, jeune fonctionnaire au ministère de la Justice, qui lui ait remis un bouquet de fleurs.
Ces dévoilements demeurent rares. La jeune génération, celle des petits-enfants, entretient la discrétion. La plupart ont fréquenté de bonnes écoles, mais aucun n’a choisi un métier l’exposant au regard public. Plusieurs sont avocats ou juristes, l’une est journaliste, une autre écrit des biographies pour les particuliers. Certains ont rejoint des structures de financement des entreprises, les plus jeunes finissent à peine leurs études. Certains prennent un peu plus la lumière que d’autres, tel Sébastien Veil, ancien condisciple d’Emmanuel Macron à l’ENA et époux de Sibyle Veil, la PDG de Radio France. Lui-même travaille dans un fonds d’investissement. A l’été 2018, l’un de ses cousins, Lucas, fils de Pierre-François Veil et de l’ancienne ministre, Agnès Buzyn, a fait une incursion dans les magazines people : il s’est marié avec Nelly Auteuil, fille des comédiens Daniel Auteuil et Emmanuelle Béart. Plus récemment, on a vu l’une des cousines à la manifestation de protestation contre la prise de contrôle par Vincent Bolloré d’Europe 1 où elle a travaillé.
Ils n’aiment guère que l’on parle d’eux comme d’un clan. « Cela laisse entendre qu’on s’entraiderait les uns les autres ou qu’on se partagerait les prébendes, ce n’est pas le cas », note l’un d’eux. Et lorsque l’Express a sollicité les deux fils de Simone Veil pour un entretien, ils ont décliné, pour eux et leurs enfants, au motif qu’ils ne voulaient pas faire du nom de Veil « un family business ». Mais ont-ils vraiment le choix lorsqu’il s’agit de gérer un héritage aussi symbolique ?
Par Agnès Laurent