De multiples références au nazisme ont été brandies au sein des manifestations anti-passe sanitaire samedi 17 juillet. L’historien Johann Chapoutot, spécialiste de cette période, en souligne les significations, comme l’inexactitude.
La Croix : Comment analysez-vous les multiples références à l’étoile jaune dans les manifestations anti-passe sanitaire ?
Johann Chapoutot : Disons-le d’emblée. Cette référence à la politique d’exclusion des Juifs et à la Shoah est indigne, car elle insulte la mémoire des victimes. Moralement abjecte, elle est aussi intellectuellement inepte : le but d’une campagne de vaccination, que l’on est libre de critiquer, est de préserver la population. Le but de l’étoile jaune, c’était de désigner des cibles, puis d’exterminer un peuple. Pour l’exprimer encore plus clairement, l’étoile jaune est faite pour tuer, la seringue pour protéger.
Notons que les nazis eux-mêmes se désignaient comme des victimes, et après eux l’extrême droite s’est approprié la référence à la Shoah. L’extrême droite allemande par exemple a qualifié le bombardement de Dresde d’« holocauste ». Le négationniste Robert Faurisson a arboré l’étoile jaune. À chaque fois, l’instrumentalisation du symbole est la même : ce sont nous les véritables victimes de l’histoire.
On a également vu la double rune nazi sur des banderoles, ou encore Emmanuel Macron caricaturé en Hitler. Que vous inspire cette référence au nazisme ?
JC. : C’est d’abord une manière outrancière, grossière, de signifier que nous serions aujourd’hui en dictature, le nazisme en étant la forme ultime. Cette référence a tendance à devenir courante chez ceux qui s’opposent au gouvernement, et pas seulement en France. Lors de la lutte contre l’Obamacare aux États-Unis, le président américain avait ainsi été caricaturé en Hitler par l’extrême droite, qui le traitait à la fois de communiste et de nazi. À l’heure du clash et du buzz, la référence au nazisme permet de faire du bruit.
Mais cette comparaison, entre le nazisme et notre situation actuelle, utilise aussi des faits historiquement établis, même si elle en tord l’analyse. Il est vrai par exemple que le nazisme est une « biocratie », c’est-à-dire un régime qui réclame un pouvoir sur la vie et prétend se battre pour la santé du peuple allemand. C’est aussi un régime de médecins, l’une des premières professions à nourrir les rangs des nazis avec l’archéologie et le droit. Et enfin un régime du diagnostic, où tout le monde est évalué en permanence et soumis à l’obligation d’augmenter ses performances biologiques, sportives et économiques. De ces éléments, des esprits retors parviennent à faire leur miel.
Quel rapport avec la situation sanitaire que nous vivons ?
JC. : Un raccourci se diffuse au sein de la nébuleuse populiste, dont on peine à définir précisément les contours d’ailleurs : il y aurait un lien entre ces caractéristiques du régime nazi et le discours présidentiel mettant en avant la rentabilité et la productivité de chacun, voulant à la fois remettre la France au travail et gérer sa bonne santé. C’est avant tout la défiance envers Emmanuel Macron qui nourrit ce parallèle, tout comme les thèses conspirationnistes qui prétendent établir les véritables raisons des décisions prises par l’exécutif, sa volonté de protéger la population apparaissant forcément suspecte.
Comment répondre à de tels amalgames ?
JC. : Je me pose d’autant plus la question que mes propres travaux se trouvent repris et instrumentalisés par ceux qui appellent aujourd’hui à une insurrection contre une dictature sanitaire supposée. Notamment une analyse développée dans un article intitulé « Éradiquer le typhus : imaginaire médical et discours sanitaire nazi dans le gouvernement général de Pologne (1939-1944) », publié dans la Revue Historique en 2014, où je montrais que les processus d’isolement et de destruction utilisés par les nazis en Europe de l’Est mimaient des procédures médicales et sanitaires, afin que le meurtre soit plus aisé pour les bourreaux, et mieux dissimulé aux victimes.
Plus que l’indignation, légitime, mais généralement contre-productive, il faut opposer aux confusions le raisonnement. Poser les termes de la comparaison devrait suffire à la rejeter. D’un côté, un gouvernement, que l’on peut encore une fois critiquer, met au point un passeport sanitaire au nom de la santé de tous, pour protéger et sauver. De l’autre, un régime nazi, engagé dans une logique particulariste au profit des seuls Allemands de race pure et dont la politique vise à tuer et aliéner tous les autres.
Finalement, cet usage nauséabond du passé réaffirme la nécessité de redéfinir les concepts, de resituer les politiques menées dans leur contexte, leur finalité et leurs effets. En somme, le traitement adéquat face à la bêtise est de faire de l’histoire.