Les historiens ont accès, depuis le 2 mars 2020, à plus de deux millions de documents relatifs à son pontificat controversé. Mais au-delà de l’attitude du souverain pontife pendant la seconde guerre mondiale, ces archives livrent des indices sur les ambiguïtés de l’Eglise vis-à-vis des juifs.
Ce matin du 2 mars 2020, Rome a la tête ailleurs. Au cœur des plaines du nord de l’Italie, l’épidémie de Covid-19, apparue au grand jour dix jours plus tôt, a déjà échappé à tout contrôle, semant dans le pays une terreur que l’Europe entière observe avec une stupeur incrédule.
Malgré ce contexte dramatique, les abords du Vatican, désertés en un clin d’œil par les touristes, sont en proie à une effervescence d’une tout autre nature. La cause en est un événement d’une portée considérable dans le petit monde des chercheurs en histoire contemporaine : l’ouverture au public des archives relatives au pontificat de Pie XII.
Désigné comme pape le 2 mars 1939, au terme du conclave le plus court de l’histoire, Eugenio Pacelli a traversé en près de vingt ans (il meurt le 9 octobre 1958) la seconde guerre mondiale, puis les débuts de la guerre froide, la création de l’Etat d’Israël et le mouvement planétaire de la décolonisation. Son pontificat correspond à une période charnière du XXe siècle, et l’ampleur des fonds mis à la disposition des historiens est proprement vertigineuse : au total, plus de deux millions de documents, préparés par un long travail d’inventaire et de classification, commencé en 2006.
Solennité et mystère
Mais rien de tout cela ne suffirait à expliquer une telle effervescence. La curiosité du grand public, elle, est concentrée sur une seule question, si explosive qu’elle en éclipse toutes les autres : l’attitude très controversée du pape face au nazisme.
« Ce jour-là, à l’intérieur des archives, il y avait un peu d’excitation mais ça restait studieux. Puis, à 16 h 50, l’appel des vêpres a sonné − c’est le signal qu’il faut commencer à ranger ses affaires. Quand je suis sortie, encore un peu dans mes pensées, il y avait toute une troupe de journalistes. C’est comme ça que j’ai été interrogée par une agence de presse, dans la rue, en italien. Ils m’ont demandé : “Pouvez-vous nous résumer en une ou deux minutes les débats sur Pie XII et la Shoah ?”. Quelques heures plus tard, mes propos étaient diffusés sur une chaîne info, et mes paroles étaient doublées en français », se souvient en souriant l’historienne Nina Valbousquet, membre de l’Ecole française de Rome (un institut de recherche en histoire, archéologie et sciences humaines et sociales). Elle fréquente, depuis 2012, les archives du Vatican et fait partie de la poignée de chercheurs pouvant, au gré des confinements et des mesures sanitaires, se confronter quotidiennement à ces archives tant fantasmées.
Du 14 au 16 juin, Nina Valbousquet a été la coorganisatrice (avec l’historien Simon Unger-Alvi) d’un colloque franco-allemand sur le pontificat de Pie XII, « War and Genocide, Reconstruction and Change : The Global Pontificate of Pius XII, 1939-1958 », qui s’est tenu dans le centre de Rome.
Au Saint-Siège, la solennité ne va jamais sans mystère. Ainsi, les archives du Vatican sont-elles, pour le profane, un des lieux les plus difficiles d’accès qui soient. S’en approcher, c’est entrer en relation avec un univers dont le fonctionnement obéit à des temporalités très éloignées des contingences médiatiques.
Lorsqu’on a cherché, au mois d’avril, à se mettre en contact avec le préfet chargé des archives apostoliques, Mgr Sergio Pagano, pour lui proposer un entretien, son secrétaire a répondu de façon extrêmement courtoise (« illustrissimo signore… »), mais tout aussi ferme, par une fin de non-recevoir : « Nous ne disposons, pour l’instant, d’aucun moment à pouvoir consacrer à une interview, qui devra être reportée après l’été. »
« Un monde en soi »
En tant qu’élève de l’Ecole française de Rome, qui entretient de longue date d’étroites relations avec cette institution, Nina Valbousquet n’a jamais eu ce genre de problèmes. « Il n’empêche, de prime abord, cette institution a quelque chose de très intimidant, convient-elle. D’abord parce qu’on n’y entre pas facilement : pour aller aux archives, il faut au moins être en thèse. Ensuite, parce qu’il faut tout de même passer une frontière. »
Les archives se gagnent en pénétrant à l’intérieur des murs du Vatican par la porte Sainte-Anne, ouverte entre la petite église Sainte-Anne-des-Palefreniers et la caserne de la Garde suisse pontificale. Une fois trois contrôles de sécurité passés avec succès, on emprunte une allée en pente pour se rendre sur la cour du Belvédère, construite sur un dessin original de Bramante au XVIe siècle.
A gauche, dans la tour Borgia, sous l’ombre de la coupole de Saint-Pierre, les très discrètes archives de l’ancienne Congrégation pour les affaires ecclésiastiques extraordinaires, émanation de la secrétairerie d’Etat, cruciales pour la période contemporaine. Elles renferment les messages envoyés par la section de la secrétairerie d’Etat chargée des rapports avec les Etats, autrement dit le « ministère des affaires étrangères » du Vatican. A droite, attenantes à la bibliothèque apostolique, le cœur du travail de recherche : les archives apostoliques. Les spécialistes de la période contemporaine font des allers-retours continuels entre ces deux institutions, dont les fonds se répondent perpétuellement.
« Quand j’ai commencé à venir, avec ma première bourse d’études, j’avais à peine 25 ans, il y avait encore un “dress code” : par exemple, en été, il fallait avoir les épaules couvertes, de même que les jambes, au moins jusqu’aux genoux, se souvient Nina Valbousquet. Aujourd’hui, ça s’est un peu assoupli mais ça reste une bulle, un monde en soi. Il y a le décorum, les fresques aux murs, les chercheurs du monde entier qui travaillent sur tous les sujets possibles, et tout cela est un peu vertigineux. Mais j’ai vite compris qu’il fallait avant tout gagner sa légitimité par un travail régulier et appliqué. Et c’est comme ça que j’ai pris mes marques. »
Manque de preuve irréfutable
Officiellement créées en 1612 par le pape Paul V (1605-1621) sous le nom d’« archivum secretum apostolicum vaticanum » (le terme « secretum », qui a disparu en 2019, ne devant pas être compris comme « secret » mais plutôt comme « privé »), les archives ont été ouvertes à la consultation des universitaires par Léon XIII, en 1881.
Celles-ci sont organisées par pontificats, et sont ouvertes en bloc – sauf cas exceptionnels, comme les délibérations du concile Vatican II (1962-1965) qui sont déjà accessibles –, à discrétion du pape. Ainsi celles de Benoît XV (1914-1922) ont-elles été ouvertes en 1984 par Jean-Paul II, celles de Pie XI (1922-1939) par Benoît XVI en 2006, avant que le pape François n’ouvre l’accès à celles de Pie XII en 2020.
L’historien français de l’Eglise François-Charles Uginet fait partie des habitués de la salle de lecture, qu’il occupe quotidiennement (ou presque) depuis un demi-siècle, et ce recul conduit nécessairement à une certaine distance avec les soubresauts de l’actualité. « Les ouvertures d’archives provoquent toujours une certaine excitation, confie-t-il. Si vous aviez vu l’ouverture des archives de Pie X, c’était quelque chose »… S’il est devenu, au fil du temps, un des plus assidus de la salle de lecture, il n’a pas oublié les conditions initiales de son arrivée. « En 1967, pour que je puisse entrer dans les archives, le directeur de l’Ecole française de Rome devait écrire une supplique au pape », se souvient-il.
Même depuis ce lieu hors du temps, les mutations de la société sont perceptibles. « L’évolution la plus marquante, c’est la baisse de la part des religieux parmi le public. Quand je suis arrivé, ils étaient majoritaires, maintenant ils sont beaucoup moins nombreux, détaille M. Uginet. Pour le reste, ces dernières années, le public s’est mondialisé. Après la chute du mur de Berlin, on a vu arriver beaucoup de chercheurs polonais ou hongrois, par exemple. Les Américains, eux aussi, sont de plus en plus présents. Mais ils s’intéressent surtout à Pie XII… »
Là réside la principale habitude des familiers des archives, quand ils ne sont pas versés dans l’histoire du XXe siècle : voir les recherches sur Pie XII occuper tout l’espace de la bibliothèque. Car avec soixante places de lecteurs disponibles en temps ordinaire, et seulement vingt-cinq pour l’heure en raison des restrictions sanitaires, la concurrence est rude.
Et les passions soulevées par l’ouverture des archives relatives au pontificat de Pie XII montrent bien que l’enjeu dépasse largement le cadre de la controverse historiographique. Pour le grand public, la question paraît simple : Pie XII a-t-il, par ses silences, rendu possible la mise en place de la machine exterminatrice nazie, qui trouvera une forme d’accomplissement dans la mise en œuvre de la Shoah ?
Mais face à une demande de ce type, et faute de preuve irréfutable, l’historien est quelque peu démuni. « Le problème de cette question, c’est qu’elle incite à penser les choses de façon contrefactuelle : que se serait-il passé si le pape s’était comporté autrement ? Comment établir ce que le pape aurait dû faire ou ne pas faire ? C’est difficile de répondre de façon scientifique à ce genre de demandes », explique calmement Nina Valbousquet.
Stricte neutralité
Ces dernières années, plusieurs historiens d’horizons divers (Hubert Wolf, David Kertzer, Michele Sarfatti) sont arrivés à des conclusions très voisines quant à l’attitude du Saint-Siège par rapport à la Shoah : le Vatican savait, par de multiples sources, qu’une extermination était en cours. Il a déployé une aide humanitaire bien réelle, mais son scepticisme face aux informations qu’il recevait a entravé son action et empêché une véritable prise de parole.
Diplomate de formation, nourri de culture allemande et ancien nonce à Berlin puis, après 1930, secrétaire d’Etat du pape Pie XI et prônant une stricte neutralité du Vatican dans les conflits européens, Pie XII a sans doute jugé qu’une expression publique serait contre-productive. « C’était un diplomate, il a pris la décision de ne pas faire de déclaration publique », a ainsi avancé, à plusieurs reprises, l’historien français Serge Klarsfeld, dans le but d’expliquer – et d’excuser – le silence de Pie XII.
Reste que certains discours prononcés, comme son allocution de Noël 1942, diffusée par Radio Vatican, dans laquelle il évoque les « centaines de milliers de personnes, qui, sans aucune faute de leur part, et parfois pour le seul fait de leur nationalité ou de leur race, ont été vouées à la mort ou à une extermination progressive », sans prononcer ni le mot « juif » ni le mot « nazi », sont de nature à jeter le trouble, même au sein du monde catholique.
Dans les archives, les fonds de la nonciature de France contiennent de nombreuses lettres d’un père jésuite nommé Roger Braun, aumônier général adjoint des camps de Gurs et Rivesaltes. Dans un rapport sur l’opinion publique en zone sud, il écrit : « J’ai trouvé chez des prêtres séculiers, religieux de plusieurs ordres, religieuses, civils, de toute confession et nationalité, fonctionnaires même, un étonnement et presque un scandale de voir la hiérarchie – et même Rome – rester silencieuse, à l’exception des évêques de Toulouse et de Montauban. »
Le pontife lui-même semble avoir été cruellement conscient de ce problème. Dans son journal, le cardinal Roncalli (qui sera son successeur sous le nom de Jean XXIII), ne note-t-il pas, en octobre 1941, au sortir d’une audience avec le pape : « Il m’a demandé si son absence apparente de réaction aux agissements du nazisme n’était pas mal jugée par ses contemporains ? »
1963, le débat se radicalise
Au sortir de la guerre, l’attitude du pape Pie XII est questionnée – et critiquée – par certains intellectuels. En novembre 1945, Albert Camus déplore : « Il y a une voix que j’aurais aimé entendre durant ces années terribles. On me dit qu’elle a parlé. Je constate que les paroles qu’elle a dites ne sont pas parvenues jusqu’à moi. » Plus encore, le pontife ne reviendra jamais, après-guerre, de façon spécifique sur les discriminations antijuives et la Shoah : le silence de Pie XII ne cesse pas après 1945, et sans doute est-ce là le point le plus dérangeant.
Pourtant, jusqu’à sa mort, les voix dissonantes restent extrêmement marginales, et l’attitude du pape durant la guerre n’est jamais véritablement questionnée. A sa disparition, Pie XII sera vu de façon quasi unanime comme une grande conscience, qui s’est employée à sauvegarder la civilisation européenne face à la barbarie, et a fait le choix de rompre avec le neutralisme du Vatican pour rejoindre, dans la guerre froide, le camp des démocraties libérales.
Mais le débat change de nature et se radicalise en 1963, à la suite de la première représentation théâtrale, à Berlin, d’une pièce intitulée Le Calvaire, une tragédie chrétienne (le titre deviendra Le Vicaire en français), du dramaturge allemand Rolf Hochhuth. Inspirée de l’histoire de Kurt Gerstein (1905-1945), un officier SS ayant cherché, à partir de 1942, à alerter l’Occident et le pape sur l’extermination en cours des juifs d’Europe de l’Est, la pièce raconte comment un père jésuite, apprenant qu’Hitler s’apprêtait à exterminer les juifs détenus dans les camps de concentration en utilisant des chambres à gaz, supplie le pape, en vain, de parler en public. Malgré sa durée (huit heures dans sa version intégrale) et en dépit des libertés prises par l’auteur avec la réalité historique, elle rencontre un succès considérable, car elle touche juste en insistant sur l’absence d’une condamnation spécifique, durant toute la période, des crimes nazis et du génocide des juifs.
En réponse à l’émotion suscitée par Le Vicaire, jusque dans les milieux catholiques, une commission d’historiens jésuites a sélectionné et édité onze volumes de documents sous l’égide du Vatican, de 1965 à 1981 : les Actes et Documents du Saint-Siège relatifs à la seconde guerre mondiale. « Ces volumes ont été très précieux, mais ils ne peuvent pas se substituer au travail des chercheurs, qui est désormais possible depuis mars. L’accès libre aux documents originaux est indispensable », souligne Nina Valbousquet. Ce travail, qui visait à réfuter les thèses exprimées par Le Vicaire, ne parviendra pas à son but. En 2002, une adaptation cinématographique de la pièce, réalisée par Costa-Gavras (Amen, avec Mathieu Kassovitz dans le rôle du jeune père jésuite), réactivera la polémique.
« Guerre mémorielle »
Dans le même temps, une interprétation diamétralement opposée s’est fait jour, celui des « apologistes », insistant sur l’action humanitaire discrète mais bien réelle de la papauté durant la guerre. Pour eux, le silence aurait été un « moindre mal », parce qu’il aurait permis la mise en place, en coulisse, d’une aide humanitaire plus importante. A l’inverse, une prise de parole publique aurait pu entraîner des représailles plus terribles encore.
La figure centrale de cette tendance n’est autre que le très puissant historien et archiviste flamand Johan Ickx, directeur des archives historiques de la section pour les relations avec les Etats de la secrétairerie d’Etat, qui, dans un ouvrage paru en 2020, et publié en France chez Michel Lafon (Le Bureau. Les juifs de Pie XII), affirme que le pape a créé un « bureau » ayant permis de sauver quelque 2 800 juifs des persécutions.
Le point central de leur discours tourne autour de l’idée que s’est constitué un « mythe » du silence de Pie XII, devenu « doxa idéologique » (L’Osservatore romano du 3 septembre 2020) visant à entacher la mémoire de ce pontificat. Et le pape François lui-même a pris la parole, en 2017, pour défendre la mémoire de son prédécesseur, soulignant les « risques » que celui-ci a pris pour cacher des juifs dans des couvents, durant la guerre.
« L’historien qui travaille sur Pie XII se trouve perpétuellement plongé dans cette sorte de “guerre mémorielle”, résume Nina Valbousquet, et ça complique considérablement le travail. Pourtant, ces archives ne contiennent sans doute aucun document décisif dans un sens ou dans un autre. Sans cela cette pièce aurait déjà été identifiée »…
Mais alors, si aucune preuve décisive n’est attendue, qu’est-ce qui fait le prix, pour un chercheur, de ces archives ? « Les documents ne parlent pas d’eux-mêmes, il faut leur poser des questions », explique l’historienne. « Ce qui est intéressant, c’est de ne pas se focaliser uniquement sur la personne du pape, d’élargir le spectre aux églises locales et à l’ensemble de la curie pour étudier les dynamiques à l’œuvre, précise-t-elle. De même, il faut sortir des bornes exclusives de la guerre, et étudier les années précédentes, ainsi que l’après-guerre. C’est comme ça qu’on s’aperçoit de la complexité de la situation. »
Le mythe de la « banque juive »
En travaillant sur les versions successives d’un message diplomatique, les remords et les ajouts successifs, on aperçoit parfois, dans les marges, des indices d’autre chose : la persistance, au sein du monde ecclésiastique, d’un antijudaïsme très solidement enraciné.
« Chez les défenseurs de l’action de Pie XII, on trouve souvent l’idée que l’action du Saint-Siège en faveur des juifs démontrerait l’absence de préjugés antisémites au sein de la hiérarchie. Cela me paraît franchement simpliste, poursuit Nina Valbousquet. L’opposition au racisme biologique nazi est évidente, mais tout aussi évidente est la persistance d’un prisme antijuif très fort. Celui-ci est à fond théologique, mais pas seulement : certains mythes comme celui de la “banque juive” ou le complot juif mondial des Protocoles des sages de Sion ont trouvé un terreau très favorable au sein même de l’Eglise. »
Ainsi, si l’on cesse de s’intéresser uniquement au processus d’extermination des juifs, on constate, par exemple, que le monde ecclésiastique accueille très favorablement la mise en place des lois antijuives à la fin des années 1930. La mise en place des « lois raciales » en 1938 par Mussolini ne fait l’objet d’aucune critique, pas plus que les dispositions similaires adoptées en Hongrie et en Roumanie. Il en sera de même en ce qui concerne le premier statut des juifs mis en place par le régime de Vichy à l’automne 1940.
Celui-ci est même salué chaleureusement par le nonce apostolique, Valerio Valeri qui, dans une lettre envoyée au secrétaire d’Etat du Vatican, le 29 octobre 1940, assure que, même si cette législation « ne correspond pas en tout aux principes chrétiens », elle reste très positive. Les juifs, explique le nonce, « sont exclus, dans l’ensemble, non seulement de la direction de la chose publique, mais aussi des administrations centrales, de l’armée et de la marine et des postes de direction de certaines entreprises, de la presse, du cinéma, etc. Sur ce point, il ne nous reste plus qu’à remercier le Seigneur, lorsqu’on pense au mal qu’ils faisaient avec ces moyens ».
En réalisant l’émancipation des juifs, la Révolution française avait mis un terme à leur exclusion de la société chrétienne. Le statut des juifs revient sur cet acquis, ce qui, pour beaucoup, dans la hiérarchie catholique, est une décision salutaire. « Et, pour la plupart, les ecclésiastiques ne semblent pas faire le lien entre les lois antisémites, la “mort sociale” qu’elles induisent et les persécutions physiques », ajoute Nina Valbousquet.
« Mépris antijuif »
Pour peu qu’on les cherche avec application, les indices de la persistance du préjugé antijuif apparaissent très clairement dans les correspondances entre la curie romaine et ses représentants. Ils persistent même lorsqu’on étudie la mise en œuvre des actions humanitaires, pour lesquelles le Vatican a déployé des efforts indéniables.
« Depuis la première guerre mondiale, le Vatican avait mis en place un “bureau d’information” qui fonctionnait comme une sorte de grande boîte aux lettres et se chargeait de transmettre les messages entre les prisonniers et leurs familles, de part et d’autre des lignes de front. Cette mission devient très importante durant la seconde guerre mondiale, du fait des millions de prisonniers et de déplacés », explique l’historienne.
Placés devant une catastrophe humanitaire sans précédent, le Vatican et les églises locales vont se lancer dans une action de grande ampleur en soutien aux réfugiés, en particulier en cherchant à obtenir des visas pour l’Amérique du Sud.
Mais, là aussi, cela n’ira pas sans un certain nombre d’ambiguïtés. Ainsi, en « hommage personnel », le président du Brésil offre au Vatican, en juin 1939, trois mille visas pour des « catholiques non aryens » (des juifs convertis mais qui restent considérés comme juifs suivant les lois raciales). « Quand on suit cette affaire à partir des archives, détaille Nina Valbousquet, on s’aperçoit tout de suite que le plan d’émigration est entravé par la mauvaise volonté des Brésiliens. Mais, ensuite, on voit que l’administration vaticane, elle aussi, est plutôt soupçonneuse. Elle s’inquiète de la possibilité de faux baptêmes, voire d’affinités communistes ! »
« Dans un rapport inédit que j’ai pu consulter, souligne Nina Valbousquet, on voit Mgr Armando Lombardi, attaché de la secrétairerie d’Etat, affirmer que beaucoup de réfugiés non aryens ne sont pas baptisés, dénoncer les “tromperies” dont ont été victimes les autorités locales à Gênes et à Rome. Pire, il se plaint de l’ingratitude supposée de ces réfugiés, et note : “On voit qu’en dix-neuf siècles la race a empiré.” Selon lui, cette ingratitude ne rend que plus noble l’action du pape… Le point de vue de Mgr Lombardi est loin d’être isolé au Vatican, et il fait écho à des siècles de mépris antijuif. »
Procès en béatification
Ces tensions et ces ambiguïtés se poursuivent après la guerre. Lorsque l’ambassadeur français près le Saint-Siège, Jacques Maritain, scandalisé par le pogrom antijuif de Kielce en Pologne (4 juillet 1946, 42 morts), demande et obtient une audience auprès du pape, la note de compte rendu de la secrétairerie d’Etat témoigne du décalage entre les réflexions de Jacques Maritain et les positions du Vatican et elle s’achève par : « Il a été observé que, ici et là, il y a des juifs qui sont en train de se venger et de commettre des actions réprouvables. »
Le grand aggiornamento de l’Eglise catholique, s’agissant des rapports avec les juifs, ne surviendra pas avant le concile de Vatican II. Et celui-ci n’est pas sans provoquer des frictions au sein de l’Eglise, qui sont loin d’avoir complètement disparu avec le temps.
On le voit, la question obsédante du sens des silences de Pie XII concernant la Shoah, pour cruciale qu’elle soit, n’est qu’une petite partie de celles auxquelles pourraient répondre les archives ouvertes le 2 mars 2020. Pourtant, c’est bel et bien sa personne seule qui focalise tous les regards.
Ces dernières années, les défenseurs de son action durant la guerre ont multiplié les initiatives, pour une raison qui n’a pas grand-chose à voir avec la recherche historique : le procès en béatification (prélude à la canonisation) le concernant, actuellement en cours au Vatican. Ses successeurs (sauf Jean-Paul Ier, qui n’a passé que trente-trois jours sur le trône de Saint-Pierre) ont tous été canonisés, mais est-il très opportun d’en faire de même avec lui ? Sur ce point-là, l’approche historique n’est pas d’un grand secours. Ne serait-ce que parce que la « fabrique » d’un saint s’accommode mal des nuances et des clairs-obscurs.
Bonjour, Shabbat Shalom !
Je pense que ce n’est pas fini les discutions que l’on entend sur cette période, nous avons tous étaient confronter sans le vouloir aux réflexions des représentants ecclésiastique de tous les niveaux, les silences nous en disent plus que les discours, je ne pardonne pas !
Merci Line de nous avoir partager cet article .