La participation d’islamistes palestiniens à la coalition gouvernementale en Israël s’inscrit dans une longue histoire de coopération plus ou moins avouée.
Pour la première fois dans l’histoire d’Israël, un parti identifié à la minorité palestinienne est officiellement associé à la coalition gouvernementale. La victoire est d’importance pour l’islamiste Mansour Abbas, à la tête de Raam, l’acronyme hébreu de la « Liste arabe unie ». Activement courtisé par Benyamin Nétanyahou, qui espérait grâce à lui demeurer au pouvoir, Abbas a finalement rallié ses quatre députés à Naftali Bennett, sans pour autant assumer un portefeuille ministériel. Même Itzhak Rabin avait insisté en 1992 pour avoir une « majorité juive » pour la paix, préférant gouverner avec les orthodoxes du Shas plutôt que de dépendre des voix des « partis arabes ». Que les islamistes de Raam aient brisé un tel tabou n’aurait cependant pas été possible sans une longue histoire de coopération plus ou moins discrète entre ce courant palestinien et Israël.
La priorité a l’islamisation
Les Frères musulmans sont bien implantés dans la « bande » de Gaza, où, en 1948, la guerre et l’exode concentrent un quart de la population arabe de Palestine. Le territoire est administré par l’Egypte, qui a refusé de l’annexer, à la différence de la Jordanie à Jérusalem-Est et en Cisjordanie. Gamal Abdel Nasser prend le pouvoir au Caire en 1952 avec l’aide des Frères musulmans, à qui il offre la mairie de Gaza, mais se retourne contre eux, deux ans plus tard. En 1956-57, la bande de Gaza est occupée par Israël durant quatre mois, à la faveur d’une offensive coordonnée avec la France et la Grande-Bretagne dans le canal de Suez. Les islamistes palestiniens se joignent au front commun de la résistance nationaliste, malgré une répression féroce, avec un millier de morts pour 330.000 habitants. Israël se retire sous la pression des Etats-Unis, mais occupe de nouveau la bande de Gaza en 1967, lors de la « guerre des Six jours ». Les Frères musulmans, dirigés à Gaza par le cheikh Ahmed Yassine, refusent cette fois d’adhérer à un front uni contre Israël.
Yassine considère en effet qu’Israël, en humiliant Nasser, a d’une certaine manière vengé les islamistes des persécutions que le dirigeant égyptien leur avait infligées. Il estime surtout que la priorité doit aller à la réislamisation de la société palestinienne, punie de ses péchés par cette nouvelle occupation, plutôt qu’à la résistance nationaliste. Les autorités d’occupation comprennent le parti qu’elles peuvent tirer d’une telle discorde inter-palestinienne. Elles favorisent de plus en plus ouvertement Yassine, assistant en 1973 à l’ouverture de sa mosquée à Gaza, puis l’autorisant en 1979 à recevoir des financements étrangers. Ces facilités contrastent avec la répression méthodique menée à l’encontre de l’OLP (Organisation de libération de la Palestine) et de ses réseaux. En 1980, les militaires israéliens restent ostensiblement passifs lorsque les islamistes attaquent des bastions du militantisme nationaliste. L’OLP dénonce en retour la collusion entre les Frères musulmans et l’occupant.
Le tournant du Hamas
Lorsqu’éclate en 1987 l’intifada, soit littéralement le « soulèvement » de la jeunesse palestinienne, Yassine comprend qu’une telle vague risque aussi de le balayer. C’est pourquoi il décide, du jour au lendemain, de transformer les islamistes palestiniens en « Mouvement de la résistance islamique », désigné sous son acronyme arabe de Hamas. Les Frères musulmans, qui accusaient jusque là les nationalistes de l’OLP de ne pas être assez musulmans, les accusent désormais d’être prêts à des concessions envers Israël. Le Hamas se dote d’un bras armé, le Majd, confié à Yahia Sinouar, l’actuel chef du mouvement à Gaza, et élimine des dizaines de rivaux palestiniens, stigmatisés comme « collaborateurs » ou « corrompus ». Les militaires israéliens jouent évidemment de ces dissensions pour affaiblir l’intifada, même si Sinouar est arrêté en 1988 et Yassine en 1989. Il faut attendre 1991 pour que le Hamas bascule dans la « lutte armée » contre Israël, avec la création des brigades Ezzedine al-Qassam, du nom d’un guérillero islamiste, tombé en Galilée en 1935.
En Israël même, le « Mouvement islamique », également inspiré des Frères musulmans, profite de la tolérance des autorités en faveur des islamistes palestiniens, qui leur paraissent un contrepoids utile face à l’OLP. Il remporte plusieurs municipalités aux élections locales de 1989, mais se divise sur la participation aux législatives de 1996. Sa « branche Nord » refuse de cautionner ainsi les institutions israéliennes, tandis que sa « branche Sud » franchit le pas et en retire les bénéfices actuels, sous l’appellation de Raam. Ce courant légaliste se joint d’abord aux autres « partis arabes », lors de leur record historique de 2019, avec 15 députés à la Knesset, mais il choisit ensuite de faire cavalier seul. Officiellement, la rupture intervient sur la question de la place des homosexuels dans la société arabe, Raam campant sur une position bien plus rigide que ses partenaires progressistes. De fait, Mansour Abbas préfère négocier le soutien de ses seuls députés pour être le seul crédité des mesures à prendre en faveur de la minorité arabe.
Pour l’heure, Mansour Abbas reconnaît « avoir des préoccupations communes avec les partis juifs religieux et la droite conservatrice ». Un tel rapprochement au nom de valeurs partagées a beau sembler paradoxal, il est donc loin d’être une nouveauté dans l’histoire des islamistes palestiniens.
Jean-Pierre Filiu