Islamo-gauchisme : le rapport qui secoue l’université

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Le CNRS a refusé de mener l’enquête sur l’« islamo-gauchisme » dans la recherche. L’Observatoire du décolonialisme s’en est saisi.

Inutile de proclamer la mort des idéologies, elles reviennent au galop ! Nés dans les cercles militants américains d’extrême gauche, ces nouveaux dogmes essaiment désormais sur tous les campus occidentaux. Voici que des universités françaises se passionnent à l’idée de ressusciter la race, d’explorer le genre, ou de lutter contre toutes les oppressions grâce à l’« intersectionnalité », véritable baguette magique, capable de transformer n’importe quel individu en victime sociologique d’une société repue d’injustices. Tout cela pourrait prêter à sourire, si des départements entiers de sciences sociales n’avaient entrepris de se régénérer grâce à des concepts qui prétendent tout dénoncer, tout décoloniser et tout déconstruire au nom d’un droit indiscutable à l’identité. L’idéologie a toujours fait concurrence au réel, mais que penser d’une revue universitaire qui publie des travaux « scientifiques » présentant la France comme « étatiquement despotique, [un pays dans lequel] ce despotisme bien-pensant, appelé « République » ou » laïcité », [est lié] à des pratiques diffuses de relégation » ? Que penser de cette thèse qui entend « explorer les liens entre deux groupes multiminorisés, les femmes autochtones vivant au Canada et les animaux avec qui elles vivent » en proposant « un cadre de pensée écoféministe [qui met] en valeur l’assujettissement du vivant en général au nom d’une même domination, celle du patriarcat capitaliste et colonial » ? Des exemples de ce nouveau catéchisme jargonnant aux raisonnements souvent fragiles foisonnent dans de nombreux travaux universitaires. Ces dérives ne sont, fort heureusement, pas majoritaires, mais elles se font une place significative dans certaines disciplines.

S’il est délicat dans le monde universitaire – comme dans celui de la presse – d’établir une frontière nette entre l’analyse des faits et les opinions, force est de constater que, dans certains départements universitaires, un militantisme paré des atours du discours scientifique l’a clairement emporté sur la volonté de comprendre le réel. Pour avoir émis l’idée qu’il serait peut-être temps de distinguer la recherche du militantisme, la ministre de l’Enseignement supérieur, Frédérique Vidal , s’est vue accusée par le CNRS de participer à une « tentative de délégitimation de différents champs de la recherche, comme les études postcoloniales, les études intersectionnelles ou les travaux sur le terme de « race » ». La ministre, qui avait commandé un rapport à la vénérable institution après une nouvelle polémique sur l’ « islamo-gauchisme » dans les facs, a été renvoyée dans ses cordes par voie de communiqué : « l’islamo-gauchisme [ne correspond] à aucune réalité scientifique » et, par conséquent, le  CNRS « ne pourra pas participer à la production de l’étude souhaitée » .

Refus du CNRS

Ce rapport que le CNRS n’a pas voulu faire, d’autres l’ont établi. Des universitaires de l’Observatoire du décolonialisme et des idéologies identitaires ont méthodiquement recensé des preuves de ces approches militantes, glanées au fil des thèses, des revues universitaires, des programmes de recherche, des enseignements, ou des annonces de recrutement. Pour constituer ce rapport sur les manifestations idéologiques à l’université et dans la recherche, de 140 pages (qui sera rendu public le 19 juin), la dizaine d’enquêteurs a décortiqué des productions universitaires, qui, bien qu’en accès libre, sont trop rarement lues en dehors des cercles de spécialistes. Il ressort de cette immersion un inventaire non exhaustif d’écrits académiques où des métaphores sont assénées comme des faits, un patchwork qui suscite embarras, hilarité, consternation… ou les trois à la fois.

Ce rapport, que Frédérique Vidal n’a jamais réussi à obtenir de la part des institutions universitaires tombe à pic, alors qu’on apprenait par Le Monde vendredi 11 juin que six enseignants-chercheurs avaient déposé une procédure de référé et un recours en annulation devant le Conseil d’État pour contraindre la ministre à renoncer officiellement à toute enquête officielle qui, d’après les requérants, « bafoue les libertés académiques et menace de soumettre à un contrôle politique, au-delà des seules sciences sociales, la recherche dans son ensemble ». Ce rapport off donc, sera, à n’en pas douter, mal accueilli et sévèrement critiqué par les universitaires qui défendent ce type d’enseignements et voient dans la critique de ces derniers un nouveau maccarthysme.

« Cancel culture »

Inventorier des travaux universitaires sur la base de leur dérive idéologique supposée constitue-t-il une menace sur les libertés académiques ? « Il ne faudrait pas inverser les rôles, répond Xavier-Laurent Salvador , cofondateur de l’Observatoire du décolonialisme,nous restons dans le cadre d’une évaluation par les pairs, c’est-à-dire dans le cadre normal d’un fonctionnement universitaire. Contrairement à ceux qui nous attaquent, nous n’intentons aucun procès, nous n’empêchons aucune conférence, nous ne harcelons pas les collègues jusqu’à ce qu’ils craquent, nous ne pratiquons pas la  cancel culture et nous ne donnons aucun nom ! Simplement, nous voulons que le monde universitaire, le monde politique et le grand public puissent prendre la mesure par eux-mêmes de ce phénomène militant, dans le cadre d’un débat loyal et contradictoire. » Pour ce médiéviste, l’université doit, aujourd’hui, affronter un militantisme qui tente de reconfigurer la connaissance à son profit. Le sujet dépasse la simple querelle d’universitaires : « C’est à l’université que se fabriquent l’école, le collège et le lycée de demain. Quand on voit apparaître, dans les cours dispensés aux futurs enseignants, des intitulés qui évoquent le problème de la « laïcité radicale » ou « la gestion de la classe au filtre du gender »il faut simplement être certain que c’est bien cette école que l’on veut pour l’avenir », explique-t-il.

Politologue, spécialiste du vote Front national, Pascal Perrineau a lu ce rapport et s’étonne : « Je suis frappé par la vitesse à laquelle les choses évoluent. J’avais le sentiment qu’il s’agissait en France d’un mouvement marginal, mais il faut reconnaître que la propagation s’accélère. » Pour l’universitaire, le phénomène reste certes minoritaire et essentiellement cantonné aux sciences humaines et sociales, mais s’installe dans les milieux académiques, y compris dans les grandes écoles censées former les futurs cadres du pays : « Sciences Po propose cinq cours sur les collectivités locales, contre vingt-cinq cours sur le genre. Il ne faudrait pas que l’intérêt pour ces thèmes conduise à l’oubli de problématiques importantes, comme celle des territoires », met en garde ce fin connaisseur de la géographie électorale.

Professeur émérite de littérature et romancier, Pierre Jourde s’alarme de cette volonté de reconfigurer la cartographie des savoirs au détriment des disciplines établies. Il n’y voit rien de moins qu’une « entreprise de destruction de la bibliothèque d’Alexandrie. Ce sentiment est exprimé très clairement dans des universités américaines où l’on voit des spécialistes de lettres classiques expliquer très sérieusement que cela ne serait pas si grave si leur discipline disparaissait, parce que les lettres classiques n’étaient finalement pas assez justes, pas assez décoloniales, ou pas assez noires ».

Intrusions militantes, pressions, menaces…

Portée haut par des associations étudiantes, cette « culture woke » et ses nouvelles pratiques militantes s’imposent dans l’université avec des méthodes parfois musclées, méticuleusement inventoriées dans ce rapport, qui recense les faits principaux : les intrusions militantes, les annulations de conférences et de formations, l’adoption obligatoire de l’écriture inclusive dans des publications universitaires, le déplacement d’un colloque dont les intervenants sont jugés « islamophobes » (en réalité, des spécialistes du terrorisme…), des pressions pour faire grève, des pressions pour suspendre des enseignements, des perturbations de conférences, des empêchements de faire cours, des contestations de recrutements, des campagnes de diffamation, des plaintes en justice et des menaces contre une enseignante…

« Nous devons faire face à l’importation abusive, en France, d’un rapport à la liberté d’expression calqué sur la culture américaine qui, faute de lois encadrant cette liberté, laisse aux groupes de pression le soin de décider de ce qui est dicible ou pas en public », relate la sociologue Nathalie Heinich , qui soutient l’existence de l’Observatoire du décolonialisme et ce rapport dont elle espère qu’il permettra de prendre conscience de l’ampleur du phénomène. Elle détaille le mécanisme de cette cancel culture , autrement dit « une culture de la censure exercée non par l’État mais directement par les citoyens, et qui se traduit par des déboulonnages, des conférences et colloques annulés, des enseignements empêchés et génère une atmosphère d’intolérance ». Elle a récemment publié Ce que le militantisme fait à la recherche (« Tracts », Gallimard), un court texte dans lequel elle dénonce ces « chercheurs-militants [qui] s’attachent à bâtir [un monde] invivable, habité par la hargne et le désir insatiable de revanche ».

La France « reste une puissance coloniale »

L’influence de la culture nord-américaine de ce mouvement se vérifie régulièrement. Une tribune publiée par L’Obs le 17 mars, signée notamment par Angela Davis et « des intellectuels du monde entier » (ou plus exactement, des intellectuels décoloniaux du monde entier), présentait ainsi la dénonciation de l’« islamo-gauchisme » à l’université comme « une convergence d’idéologies de droite, coloniales et racistes » avant de s’en prendre à « une partie de la gauche blanche, ainsi que des féministes qui ne font aucune analyse anticoloniale, anti-islamophobe et antiraciste, [et qui] sont également des complices de l’invisibilisation de l’oppression coloniale et du racisme, en fournissant des rationalisations idéologiques au racisme structurel porté également par l’État ». S’ensuit cette vérité assénée avec un aplomb docte : la France « reste une puissance coloniale » en raison de ses territoires et collectivités d’outre-mer… « La France est pour ces gens une abomination », analyse Pascal Bruckner , dont Le Sanglot de l’homme blanc, publié en 1983, alertait déjà sur les visions manichéennes en germe dans la gauche occidentale, « nous avons voté une loi sur le voile et une loi sur la burqa, qui dans l’esprit de ces gens ne peut venir que d’un pays raciste. L’extrême gauche américaine vit dans l’abstraction du monde des idées et dans le luxe des campus réservés aux élites. Pour la plupart, ils ne connaissent pas le monde et construisent leurs théories sur leur seul réel nord-américain ».

Comme le démontre le rapport sur les manifestations idéologiques à l’université et dans la recherche, les universités françaises ne semblent pas étanches à ce mouvement qui voudrait réorganiser et structurer toute la société autour de la seule lutte contre les oppressions réelles ou supposées. « La pensée militante dispense de penser, il suffit de s’appuyer sur des certitudes indiscutables », poursuit Pierre Jourde, qui pointe la dérive d’un petit monde qui ne parle qu’à lui-même : « La plupart de ces nouvelles recherches se présentent comme ouvertes au débat, mais refusent de discuter du bien-fondé de notions comme le décolonialisme ou l’identitarisme sexuel . Les colloques sur ces thèmes ressemblent à des assemblées à la nord-coréenne, où tout le monde est d’accord. » Ceux qui ne participent pas au mouvement se sentent rapidement marginalisés : « les étudiants qui ont fait leur thèse avec moi ont la certitude de n’avoir aucun poste à la sortie dans l’enseignement supérieur, à moins d’abjurer. Car dans les études « Moyen-Orient et Méditerranée » aujourd’hui, les faits n’ont plus d’importance, ce qui compte, c’est la vision du monde que l’on défend. On voudrait faire le lit de l’extrême droite, que l’on ne s’y prendrait pas autrement », révèle Gilles Kepel , qui dirige la chaire Moyen-Orient Méditerranée à l’École normale supérieure.

Radicalités

La présence au cœur des universités d’un militantisme souvent radical, parfois provocateur et toujours créatif, n’est pas un phénomène nouveau. « Les marxistes structuralistes dissimulaient déjà leur militance sous l’étiquette de la science, rappelle Pascal Perrineau , pour qui la science  woke  est la digne héritière de la « science prolétarienne »Des militants ont confisqué l’étiquette scientifique à leur profit, même si cela ne trompe pas grand-monde. » Alors que l’accès à la connaissance n’a jamais été aussi facile dans toute l’histoire de l’humanité, comment expliquer le succès d’idéologies qui cherchent à amputer le réel pour le soumettre à une vision simpliste du monde ? Pour le politologue, c’est le vide laissé par l’effondrement des grandes idéologies qui aura entraîné ce réveil, cette restauration d’un militantisme arrimé à la vertu revendiquée des réseaux sociaux : « La construction de l’ennemi ne passe plus par la dénonciation de la bourgeoisie et du capital, mais par la place de l’homme blanc hétérosexuel dans la société. L’alliance espérée n’est plus celle de la classe ouvrière avec les intellectuels, mais celle de toutes les minorités dites opprimées. La binarité est essentielle pour mobiliser autour d’une idée simple. Autant les débats avec les marxistes valaient la peine d’être tenus ; là, on doit affronter une pensée extrêmement faible et sans incarnation », remarque-t-il, regrettant presque le marxisme enflammé d’un Althusser.

Face à ce phénomène de sociologisation de nombreuses disciplines que l’on relève page après page, les enseignants et les chercheurs ne réagissent pas tous de la même manière. « Il existe toute une palette de positions et de degrés d’adhésion à ce phénomène, détaille Pierre-Henri Tavoillot , maître de conférences en philosophie à l’université Paris Sorbonne-Paris-IV. Ceux qui pensent réellement qu’il faut tout déconstruire et tout décoloniser sont minoritaires. Plus nombreux sont ceux qui se disent qu’ils ont intérêt à donner des gages s’ils veulent exister dans le monde universitaire. Admettons que je travaille sur « la virgule chez Maupassant », je peux être tenté de travailler sur « le genre de la virgule chez Maupassant » ou « la virgule décoloniale chez Maupassant », car suivre une mode est encore le meilleur moyen d’exister et de se faire inviter dans des colloques. »

Riches dotations

La question de l’allocation de moyens de recherche à des universitaires en manque de financements n’est sans doute pas étrangère à cette passion soudaine pour les approches décoloniales et intersectionnelles. Bernard Rougier, professeur à Paris-III, expliquait en janvier dans Le Point  comment l’Union européenne favorise et finance des thèmes de recherche proches du mouvement décolonial. « Certains collègues disposent d’un budget de recherche de 1 300 euros par an pour l’ensemble de leur laboratoire… Quand ils voient arriver un appel à projet européen doté de 250 000 euros, qui prévoit que les travaux financés s’inscrivent « dans un cadre de société inclusive, écologie inclusive et études de genre », on peut difficilement leur reprocher un intérêt – même superficiel – pour ces thèmes », abonde Xavier-Laurent Salvador.

La reconversion des syndicats étudiants dans le militantisme intersectionnel pourrait faire l’objet d’une thèse à part entière… Comme dans le monde du travail, la faiblesse de la base syndicale est inversement proportionnelle à son poids dans les instances de décision. « Que des syndicats qui ne représentent même pas 1 % de la population étudiante occupent autant de place dans la gouvernance des universités relève du scandale. Je suis favorable à ce que l’on applique la solution du « pas de vote, pas de note » ce qui aurait pour effet de redonner du poids aux modérés qui sont pourtant largement majoritaires », avance Pierre-Henri Tavoillot.

« Pas de vagues »

Du côté des présidents d’université, la culture du « pas de vagues » semble s’être confortablement installée. Ainsi l’université Grenoble-Alpes n’a pas hésité à financer des opérations discutables comme le « mois décolonial », mais la présidence figure aux abonnés absents dès lors qu’il s’agit de s’en expliquer. Même silence du côté de la Conférence des présidents d’université (CPU), qui avait publié en février un communiqué expliquant que « « l’islamo-gauchisme » n’est pas un concept. C’est une pseudo-notion dont on chercherait en vain un commencement de définition scientifique, et qu’il conviendrait de laisser, sinon aux animateurs de CNews, plus largement, à l’extrême droite qui l’a popularisé. Utiliser leurs mots, c’est faire le lit des traditionnels procureurs prompts à condamner par principe les universitaires et les universités ».

« Nous vivons dans un monde où l’université a souvent une image dégradée, alors que son bilan n’est franchement pas si mauvais que ça, tempère Bruno Sire, ancien président de l’université Toulouse-1 Capitole, on ne doit pas reprocher aux présidents de vouloir défendre l’institution. » Pour lui, l’existence d’une minorité radicale dans les sciences sociales fait partie de la contingence universitaire, mais pèse sur l’institution, donnant notamment l’impression d’une institution qui dysfonctionne largement. « C’est une catastrophe parce que cela renforce indirectement l’attractivité des systèmes sélectifs des grandes écoles. Les familles veulent que leurs enfants aillent dans des structures qui tournent. Pour que l’université continue de jouer son rôle d’ascenseur social, elle ne doit pas être détournée par quelques activistes au profit de leur agenda politique. L’État doit rester garant d’un service public qui fonctionne dans le respect des valeurs de la République. » Avec ce rapport, il sera désormais difficile de faire semblant de découvrir le problème. « Face à ce constat alarmant, les membres de l’Observatoire estiment qu’il est fondamental et urgent de porter un contre-discours qui soit à la fois académiquement rigoureux et compréhensible par le grand public, et de le faire au sein d’un collectif académique officiel fédérant et protégeant les acteurs du monde universitaire qui s’opposent à ces idéologies non seulement antirépublicaines mais également génératrices de ressentiment entre groupes ethniques et matrices d’une dislocation de la nation », concluent les enquêteurs. Place au débat ?

Par Clément Pétreault