Réédité sous une forme critique aux Éditions Fayard, Mein Kampf est disponible depuis le 2 juin. L’ancien déporté Raphaël Esrail et l’historien Jacques Fredj évoquent la symbolique de cette réédition pour la communauté juive.
La réédition chez Fayard dès le 2 juin du livre maudit veut «historiciser le mal» et offrir aux historiens une version critique et commentée du texte. Pour éviter toute polémique, la maison d’édition a mené un intense travail de pédagogie et de diplomatie, privant par exemple le livre de titre et de promotion. Jacques Fredj, président du mémorial de la Shoah, et Raphaël Esrail, de l’union des anciens déportés d’Auschwitz, évoquent ce travail d’histoire et de mémoire face au livre de Hitler.
Raphaël ESRAIL – Ce n’est pas une réédition normale : c’est une version étudiée pour être mise à destination de spécialistes qui veulent mieux connaître l’histoire. Vous savez, je suis né en 1925 : pratiquement en même temps que ce livre. J’ai été arrêté à Lyon, et déporté à Auswitchz pour y être assassiné dans le cadre d’un génocide dont on ignorait l’existence. Toute l’histoire de ma vie figure dans Mein Kampf: projet de société totalitaire, projet racial.. Je ne peux pas ignorer un livre qui a dicté ma vie.
Jacques FREDJ – C’est presque une mission d’utilité publique. Les historiens n’avaient à disposition qu’une traduction française de 1934, mal traduite, idéologique, dont la lecture posait problème. Une fois le livre tombé dans le domaine public, il devenait indispensable d’avoir une traduction non orientée. Or, les historiens ont livré là un travail collectif d’historicisation est sans précédent. Il est inimaginable de considérer que ce livre devrait rester sous le tapis comme un texte maudit. Certes, il est terrible, sulfureux. Mais sur le plan historique, nous en avons besoin pour apporter des lumières sur un texte truffé de mensonge.
Cette réédition ne risque-t-elle pas de blesser les Juifs de France ?
Raphaël ESRAIL – Les anciens déportés ont souvent ce sentiment que c’est par Hitler – et par conséquent par ce livre que tous les malheurs sont arrivés. Hitler occupe d’ores et déjà une place centrale dans nos vies, dans la mémoire de notre communauté, qu’il n’est pas possible de nier. Ne pas en parler ? Nous, survivants, en parlons tout le temps. Il ne faut pas oublier ce livre qui incarne les horreurs que nous avons subies. C’est un objet d’histoire et de mémoire.
Jacques FREDJ – C’est bien sûr un sujet douloureux, mais l’histoire s’écrit avec les archives des bourreaux. Depuis 1944, nous avons recueilli au mémorial de la Shoah les archives de la persécution des juifs de France : papiers témoignant de l’organisation de la déportation des juifs de France, collection de presse antisémite.. Si vous voulez comprendre l’obsession antisémite des nazis, il faut comprendre qu’est ce qui a poussé un être humain, un Européen, à assassiner un million et demi de juifs… avant même d’arriver à une industrialisation de la mort. Mein Kampf doit être la vision raciale la plus aboutie du monde : s’y confronter est nécessaire pour lutter contre le racisme le plus radical, le plus absolu. Cela doit être reçu comme un outil de lutte contre le racisme.
Ne craignez-vous pas que reparler de l’œuvre pour sa réédition alimente l’antisémitisme ?
Jacques FREDJ Malheureusement, l’antisémitisme n’a pas besoin de cela. Ceux qui ont assassiné ces 13 juifs ces derniers mois n’avaient pas Mein Kampf comme livre de poche. Il circulait déjà chez des bouquinistes, sur internet. J’ai vu des mauvaises éditions, mal traduites ou peu commentées, circuler abondamment. À l’inverse, Il était nécessaire d’en faire un objet d’histoire sans promotion, destiné aux enseignants et à la bibliothèque en tant qu’outil pédagogique.
Raphaël ESRAIL – Je ne crois pas. La haine est permanente, les antisémites le seront toujours. En tout cas, la façon dont le livre est réédité, sans titre, sans promotion, commenté par des historiens permet au contraire de mettre à distance cette haine. Bien plus qu’en l’interdisant purement et simplement.