Les débats « au fond » ont été renvoyés aux 21 et 22 juin, mais cette première audience de pure forme a offert une tribune insensée à l’avocat Juan Branco.
S’ils n’étaient assis sur le banc des prévenus, on pourrait croire à des élèves d’une classe de terminale en visite pédagogique au tribunal. Ils sont remarquablement calmes, bien peignés et taiseux. Tassés sur leur banc, regardant leurs chaussures, engoncés pour certains dans une doudoune anachronique pour la saison, ils semblent ne toujours pas en revenir d’être là, cités en correctionnelle comme de vulgaires revendeurs de cannabis ou de simples voleurs à la roulotte, eux dont le casier est on ne peut plus vierge.
Elle ne détonnerait pas à leurs côtés ; elle a le même âge qu’eux, ou presque, fréquente les mêmes réseaux (sociaux) et partage sans doute les mêmes goûts musicaux. Une allée les sépare. Carrure de nageuse olympique, les cheveux blonds rasés sur les côtés, elle porte un chemisier rouge vermillon aux manches bouffantes, surmonté d’une triple rangée de colliers en métal doré. Une Carmen des temps modernes. Elle cherche leurs regards, qui fuient le sien ; elle n’a pas honte d’être là, au contraire, elle semblerait presque heureuse de voir, enfin, chacun à sa place : elle du côté des victimes ; eux dans le camp de ceux qui sont poursuivis.
Troublante confrontation, ce jeudi devant la 10e chambre correctionnelle du tribunal judiciaire de Paris, entre Mila et la petite armée de ceux qui, depuis un an et demi, pour dire les choses franchement, lui pourrissent la vie. Ils sont treize, âgés de 18 à 34 ans, apprenti cuisinier ou étudiant en psychologie, à devoir répondre de « harcèlement en ligne » et, pour certains, de « menaces de mort » ; ils encourent, selon les cas, deux ou trois années d’emprisonnement. Un échantillon. Car après tout, pourquoi eux et pas les autres ?
Depuis sa vidéo de janvier 2020 où elle s’en était prise en des termes crus à l’islam, dans un live sur Instagram, après avoir été elle-même copieusement insultée pour son orientation sexuelle, Mila a reçu plus de 100 000 messages haineux, beaucoup lui souhaitant aussi de mourir atrocement. Sa vie n’est plus celle d’une jeune fille de son âge (elle vient d’avoir 18 ans). Déscolarisée, Mila vit recluse dans un studio proche du domicile de ses parents, près de Grenoble, protégée comme un dessinateur de Charlie Hebdo (elle a le même avocat qu’eux), encadrée 24 heures sur 24 dans tous ses déplacements par trois gardes du corps. Ils sont d’ailleurs assis derrière elle, ces anges gardiens, dans cette salle d’audience sécurisée comme s’il s’agissait du procès de dangereux terroristes.
Garde à vue
Au jeu des 7 familles judiciaires, il y a plusieurs catégories de présidents. Celui-ci appartient à la famille des didacticiens. À peine les débats ouverts, il fixe la règle du jeu en se tournant vers les prévenus. « Il y a un rituel judiciaire, sans doute un peu désuet à l’heure des réseaux sociaux », leur explique-t-il dans un demi-sourire. « Ce rituel vous semblera peut-être d’un autre âge, mais il a été pensé et conçu pour faire émerger des débats la vérité et, dans la mesure du possible, la paix et la justice. Ici, chacun s’écoute et se respecte, on essaie de réfléchir. »
Cela dit, le président appelle tour à tour chacun des treize prévenus à la barre. « Le texte est un peu long, je vous demande donc de la concentration », leur enjoint-il, avant de donner lecture des articles 222-17 (définissant le délit de menaces de mort) et 222-33-2-2 (le harcèlement en ligne) qui leur sont opposés.
Et le défilé commence. Lauren, 21 ans, étudiante en licence d’anglais, qui a tweeté le 14 novembre 2020 : « Que quelqu’un lui broie le crâne, par pitié. » Meven, 23 ans, intérimaire, qui écrivait sur le même réseau : « Enculer (sic) la fort, qu’on en parle plus. Mettez-y un coup de machette de ma part à cette grosse pute. » Adam, chômeur de 19 ans : « Ça va venir chez toi, ça va te torturer et te ligoter, petite raciste de mort. » Manfred, 20 ans, étudiant en droit à Paris : « J’espère que tu te suicideras la grosse pute. T’habites où ? Je vais te faire une Samuel Party. » Ou encore Alyssa, étudiante, 20 ans, dont le président lit le tweet : « L’autre pute est encore en TT on s’en BLC de sa vie, qu’elle crève sale #Mila. » « “On s’en BLC”, le tribunal le traduit par “on s’en bat les couilles” », précise le président, déclenchant quelques rires vite étouffés dans la salle.
Ils s’expliqueront plus tard. Car, pour l’heure, le « calibrage de l’audience est apparu très insuffisant » au tribunal, précise le président, en remerciant le public « d’être venu aussi nombreux, car c’est important ». Une demi-journée pour juger treize prévenus, ça faisait effectivement un peu court. Alors, le procès va être renvoyé, la date est déjà fixée : ce sera les 21 et 22 juin.
Avant cela, le tribunal souhaite tout de même entendre les avocats de la défense qui ont une « exception de nullité » à soulever, autrement dit un vice de procédure à opposer. Trois d’entre eux viennent dénoncer le non-respect des règles relatives à la garde à vue imposée à leurs clients. En plus d’une perquisition de leurs domiciles, tous les prévenus ont eu, en effet, à goûter au confort relatif des geôles d’un commissariat, en jouant le plus souvent les prolongations, durant 48 heures, donc. Le tribunal « joint les incidents au fond », il se prononcera sur ces questions de procédure dans son jugement final.
« Charabia »
Au cours de cette première audience de pure forme, le tribunal avait gardé le meilleur – ou le pire – pour la fin. À peine sorti de garde à vue mardi, où il était entendu pour une affaire de viol dans laquelle il est mis en cause, l’avocat Juan Branco, impliqué par ailleurs dans l’affaire portant sur la diffusion de vidéo à caractère sexuel de Benjamin Grivaux, dans laquelle il est témoin assisté et qui lui vaut des poursuites disciplinaires devant son conseil de l’ordre, est venu plaider la cause de Jordan.
Ce cuisinier sans emploi avait publié sur son compte Twitter le message suivant : « Wesh, j’suis sûr que si je mets un coup d’b*te à #Mila, elle arrêtera de faire chier le monde cette mal baisée. » Tee-shirt bleu ciel et baskets de marque, le prévenu est la réplique de son avocat, en miniature : sec, coupe saut du lit, regard noir. Me Branco est venu plaider deux QPC pour tenter de lui épargner une condamnation. Deux questions prioritaires de constitutionnalité sur la nouvelle définition que la loi Schiappa a donnée au délit de harcèlement en ligne. L’article 222-33-2-2 du Code pénal, ainsi modifié, considère que des propos ayant pour effet de dégrader les conditions de vie d’une personne et se traduisant par une altération de sa santé physique ou mentale n’ont pas besoin d’être « répétés » pour tomber sous le coup de la loi, dès lors qu’ils ont été imposés successivement à une même victime, par plusieurs personnes et en connaissance de cause.
« Une grave atteinte à la liberté d’expression, pire, une dangereuse aliénation de la liberté des masses », a soutenu en substance l’avocat. Estimant que les propos de son client n’étaient qu’un « simple commentaire graveleux dénué de toute intention de nuire », Me Branco, dans un discours juridico-léniniste quelque peu amphigourique, a expliqué que les populations n’avaient d’autre choix que « la massification de l’expression pour limiter les dérives, les attentats et les excès des puissants ». Le délit de harcèlement, tel que réécrit et reproché à son client, constituerait ainsi une « dangereuse instrumentalisation » au service des « castes » et des « vecteurs d’institutionnalisation », les médias en particulier qui, comme chacun sait, « imposent leur joug à la justice ». « Cette répression de la masse est incompatible avec les grands principes à valeur constitutionnelle, la liberté d’expression en particulier », a encore développé l’avocat.
Et quand on lui fit remarquer que l’une de ses QPC était un simple « copier-coller » d’une question déjà plaidée – et rejetée – par la cour de Versailles (Yvelines), Juan Branco a souligné « la faiblesse proverbiale » de ladite juridiction, avant de s’en prendre à ses confrères de la partie civile, dénonçant « l’arrogance de la bourgeoisie » de Me Lorraine Gay, l’un des avocats de Mila.
Bref, un grand numéro de claquettes judiciaires que Me Gay qualifiera tour à tour de « grand charabia », de « pauvres arguties » et de « gesticulations ». Nul ne sait si Me Branco sera encore avocat à cette date, toujours est-il que le tribunal s’est donné jusqu’au 21 juin pour décider si ses deux QPC présentent un caractère suffisamment « sérieux » pour être transmises à la Cour de cassation.
« Vu la richesse de vos écrits, ça ne serait pas leur rendre justice que d’y répondre en quelques minutes », a déclaré le président à l’adresse de Juan Branco, sans que l’on sache la part exacte d’ironie que renfermait l’observation. « Ce n’est pas parce que les explications sont longues qu’elles sont sérieuses. Quand les choses sont confuses, il faut un peu de temps pour les remettre à l’endroit », a commenté pour sa part Me Richard Malka, autre avocat de Mila, franchement sarcastique, pour le coup.
« Je défends une jeune fille de 18 ans qui, entre ses seize ans et demi et sa majorité, a reçu plus de 100 000 messages haineux et la menaçant de mort, lui promettant de la ligoter, de l’écarteler, de la découper, de la décapiter, de la lapider, avec des images de potence, de cercueil et des photomontages de décapitation, avec sa tête sanguinolente », avait déclaré aux journalistes l’avocat historique de Charlie Hebdo, à son arrivée au tribunal aux côtés de sa cliente. « Je ne m’y fais pas, je ne m’en remets pas. Je ne me remets pas non plus du fait que l’école, notre système éducatif, lui ait dit qu’on ne pouvait pas la protéger et que ce soit elle qui devait être écartée, alors que ceux qui lui promettaient de la tabasser si elle remettait les pieds au lycée n’ont eu aucune sanction. Je ne me remets pas non plus que l’armée ait considéré qu’elle ne pouvait pas être protégée et qu’il valait mieux qu’elle reste chez elle. Je ne me remets pas que ce soit la seule jeune fille de ce pays, pour la première fois de notre histoire, à devoir être protégée constamment pas des policiers. Imaginez sa vie, c’est insupportable ! Et je ne me remets pas, enfin, que les treize personnes qui sont là, aujourd’hui, soient toutes passées par notre système éducatif et qu’aucune ne sache que la critique des religions, c’est légal, et que ça n’a rien à voir avec du racisme. Qu’est-ce qu’on leur a appris ? »
À la sortie de l’audience, Mila, manifestement émue, a eu ces quelques mots qui renfermaient tout l’enjeu du débat de fond à venir : « Il n’y a pas d’anonymat : que l’on soit un jeune ado ou un adulte, quand on commet un crime sur Internet, on peut être recherché, on peut être retrouvé et on peut être jugé devant un tribunal. C’est pour ça qu’on est là aujourd’hui. Il est temps de le dire : la peur change de camp. Plus nombreux on sera à l’ouvrir, plus on sera forts, plus on sera puissants face à la menace et au harcèlement qui ne fera qu’empirer si on reste sans rien faire, si on continue à se soumettre. »