Xavier Gorce, la mine sombre

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D’un dessin l’autre, le papa des «indégivrables» s’en prend aux postures de l’époque, qu’il campe avec un sourire grinçant.

En pleine promo d’un «Tract» tout juste paru chez Gallimard, le dessinateur solitaire effectue une petite tournée des rédactions parisiennes. La veille encore, il faisait la matinale d’Inter: dans une ambiance farcesque, Charline Vanhoenacker avait sorti pour l’occasion son plus beau costume de pingouin – parvenant presque à lui décrocher un rictus. Deux rires étaient là qui se faisaient face: celui de Xavier Gorce n’est pas celui de l’histrion. Rire est pour lui une chose sérieuse.

Il le sait d’ailleurs à ses dépens, au moins depuis qu’il s’est fâché pour un rire de trop avec sa direction: on peut rire de tout, mais pas avec Le Monde. Après dix-neuf ans de collaboration, le dessinateur de presse goûte assez peu à l’idée de se répandre en excuses publiques et préfère claquer la porte. Il faut dire que les relations n’étaient pas franchement cordiales, d’ailleurs il ne mettait pour ainsi dire plus jamais les pieds au journal. Aussi besogneux qu’érémitique, Xavier Gorce se tient à bonne distance des salons parisiens. Il n’a pas de réseaux. Quelques amis? «Des copains.» Et des admirateurs, de plus en plus nombreux : plus qu’il n’en faut pour le faire rougir. Des camarades de front.

«On s’est croisés dans la même tranchée» résume le philosophe Raphaël Enthoven, qui l’a longtemps estimé avant de se lier avec lui, voici deux ou trois ans, à la faveur de convictions communes: «Nous avons lui comme moi le sentiment que la rationalité est de plus en plus récusée: pour un caricaturiste, c’est du pain bénit: il est peu à peu passé du désir de convaincre au plaisir de la dérision.» De l’époque et de ses précieuses ridicules, mais aussi de projets éditoriaux à venir, les deux hommes discutaient encore récemment, en terrasse de La Rotonde, à la faveur de la réouverture tant attendue des lieux de convivialité: à leur table, on trouve encore la fine bande du Printemps républicain, puis la députée Aurore Bergé, le journaliste Mohamed Sifaoui, le compositeur Benjamin Sire… Lequel décèle chez lui le caractère humble et résigné de l’artiste, davantage que la pugnacité narcissique du militant: «Il s’en est pris plein la gueule, et ça l’a beaucoup affecté» résume-t-il, décrivant avec tendresse sa personnalité «bonhomme» et son train de vie «modeste».

Dans le carnet d’adresses de Xavier Gorce, on trouve encore Étienne Gernelle, directeur du Point, également admirateur de longue date et défenseur zélé de la tradition caustique et mordante du dessin de presse: il suffit d’un coup de fil, au lendemain de sa mésaventure, pour que Xavier Gorce soit accueilli au sein de l’hebdomadaire avec le tapis rouge. Dans les couloirs du magazine , on est bien content d’afficher au passage un goût insolent pour la liberté d’expression… «Xavier a carte blanche dans son travail, explique Gernelle , après nous sommes libres aussi de le publier ou non, mais je crois dans la possibilité de désaccords féconds. La liberté des dessinateurs, c’est le canari dans la mine de charbon, lorsqu’elle s’évanouit, alors on sait qu’il y a danger.»

Personnages de zoo

Il faut dire que l’époque, elle, colle à la peau de Xavier Gorce. Il en est peut-être autant le satiriste que le fruit: elle l’a façonné. Comme il est loin, le temps des franches déconnades avec la bande de La Grosse Bertha. Il y fit presque ses premières armes, quelques années après sa sortie de la fac des Beaux-Arts où il apprenait le dessin de façon buissonnière, entre deux cours de cinéma expérimental ou de musique électro acoustique, en fréquentant les cours du soir des ateliers de la Ville de Paris. «C’est à La Grosse Bertha que j’ai rencontré toutes les stars du métier, les Cabu, Cabana, Charb, Riss…» se souvient-il ému. Pour cette bande de joyeux drilles, l’aventure est de courte durée: une brouille sépare les destins et sur fond de désaccords politiques que Gorce, lui, refuse d’ailleurs d’arbitrer, une partie de l’équipe s’en va refonder Charlie… la suite est connue.

Lui poursuit l’aventure et jongle entre les formats, se cherche un style, un ton. Une griffe. Il bidouille quelques logiciels, touche un peu à l’animation (la technique est encore balbutiante), aux maquettes. Avec ses animaux rigolos, il se donne des airs de La Fontaine, se plaît à moquer les postures et les mœurs au travers de personnages de zoo – tantôt des girafes, des éléphants. Les pingouins arrivent dans son répertoire à la faveur d’un besoin technologique: comment met-on un téléphone portable dans la main d’un pachyderme? Il opte pour les oiseaux de banquise, à qui la station debout confère une attitude anthropomorphique, et qu’un trait minimaliste sait rendre à la fois ridicules et sympathiques, emmitouflés qu’ils sont dans leur espèce de costume démodé. À travers eux, ce sont des traits généraux qui s’expriment: grégarisme des opinions, absurdité des raisonnements, malhonnêteté intellectuelle, et depuis peu, exacerbation du ressenti. Le pingouin est tour à tour moutonnier, complotiste, «woke». Quand Gorce lui enfile un gilet jaune, on lui reproche d’être «populophobe»: c’est oublier un peu vite que la veille, le même pingouin portait la moumoute de Trump ou les lunettes de François Hollande.

Au directeur du Monde qui lui reproche un jour d’avoir moqué l’instrumentalisation des migrants lors d’un happening place de la République, le dessinateur s’empresse de répondre que le dessin du lendemain s’en prend aux violences policières: «Ah, bien», s’entend-il répondre avant de raccrocher.

Avec le temps, on sent bien sûr se dessiner des préoccupations dominantes – des obsessions? Dans son opuscule publié chez Gallimard*, Xavier Gorce se dit las d’un journalisme qui se confond avec le phénomène social dont il traite. Xavier Gorce ne revendique pas l’objectivité pour autant, mais s’en prend précisément aux biais, à tous les biais, accusant pêle-mêle «les pseudo-vérités alternatives, les obscurantismes de religions ou d’idéologies». Il a d’ailleurs bazardé la foi il y a de nombreuses années. Il vit loin des meutes, et cite volontiers Brassens: «Quand on est plus de quatre on est une bande de cons.» En fait, il le reconnaît bien volontiers, il est «peut-être devenu un peu plus misanthrope». C’est le prix à payer de l’extralucidité: rien ne lui échappe, pas même ses propres penchants psychologiques.

*Raison et dérision, Gallimard,«Tracts», 3,90 €, 45 p.

Par Paul Sugy

Source lefigaro