D’immigrant pauvre à philanthrope : le précieux héritage de Maurice Pollack

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Voir la maison Pollack devenir la maison de la diversité est un beau clin d’œil à l’histoire. Parti d’Ukraine sans le sou, débarqué à Québec sans parler français ni anglais, Maurice Pollack a connu un remarquable parcours d’immigrant. Mais le commerçant, puis le philanthrope qu’il est devenu, a laissé à la Ville un héritage plus riche qu’on l’imagine.

Le rêve d’une nouvelle vie en Amérique

Maurice Pollack a 17 ans quand il débarque à Québec, en 1902. Son unique contact au pays est un oncle, arrivé peu de temps avant lui. Il est né en 1885 dans une petite bourgade ukrainienne, Konela, dont la population était essentiellement juive. Petit garçon, il a fréquenté l’école judaïque.

Sa trajectoire ressemble alors à celle de milliers de Juifs d’Europe de l’Est, qui tournent le dos à une existence précaire dans l’Empire russe pour tenter leur chance en Amérique au tournant du 20e siècle.

L’historien Pierre Anctil (PA), professeur titulaire au département d’histoire de l’Université d’Ottawa, a codirigé le livre Les Juifs de Québec aux Presses de l’Université du Québec et demeure fasciné par le parcours de Maurice Pollack. « Ce qui est remarquable, c’est qu’il est arrivé très jeune, sans le sou, alors qu’il ne comprenait ni le français ni l’anglais. Mais il venait de la tradition ashkénaze, dont la population a été persécutée en Russie, et exclue de presque toutes les professions. Et on les avait laissés pratiquer le commerce. Alors, il est parti en Beauce se faire peddler. »

Pollack emprunte assez d’argent pour acheter une charrette, un cheval et ses premières marchandises. Puis, il sillonne les routes en tant que marchand ambulant durant plusieurs années.

Les magasins de la rue Saint-Joseph

En 1906, Pollack ouvre son premier commerce sur la rue Saint-Joseph, où il se spécialise d’abord dans les vêtements pour hommes. Il déménage en 1911, toujours sur la même rue, et en profite pour agrandir son magasin, auquel il ajoute des rayons de vêtements destinés aux femmes et aux enfants. C’est sa femme qui supervise ces nouveaux départements.

L’emplacement est stratégique, près de ses plus grands compétiteurs, Le Syndicat et Paquet,  établis depuis le 19e siècle. Un secteur auquel il va rester fidèle durant toute sa carrière.

Une entreprise florissante

Pollack déménage son commerce à plusieurs reprises sur la rue Saint-Joseph. Chaque déménagement lui permet d’agrandir son magasin, et de se rapprocher du coeur de l’artère, où se brassent les grosses affaires.

Pollack a investi très tôt dans l’immobilier, ce qui lui a permis de compenser les pertes de son commerce malgré les hauts et les bas de l’économie. En 1941, il possède déjà une quinzaine d’édifices dans Saint-Roch. C’était sa stratégie numéro un, analyse Pierre Anctil.

Mais une autre de ses forces était son rapport très personnel avec ses clients. Il aimait aller au-devant d’eux, alors que chez ses compétiteurs, on faisait toujours affaire avec un commis, explique l’historien.

Pollack attire d’abord une clientèle plus modeste, rurale, à laquelle s’ajoutent bien vite de petits ouvriers urbains qui ne trouvent pas satisfaction dans d’autres commerces de la ville. Ses clients de la Beauce lui restent fidèles et viennent l’encourager sur la rue Saint-Joseph. Ce qui lui permet d’élargir sa base à Québec.

Un nouveau modèle d’affaires à Québec

Pollack innove en affichant une grille de prix fixes dans ses magasins, plutôt que de marchander, comme on le fait chez ses compétiteurs. Il n’hésite pas non plus à acheter une grande quantité de produits, pour baisser ses coûts d’achat et maximiser son profit. Pendant 30 ans, sa femme reste l’acheteuse principale de l’entreprise. Son fils Charles est aussi recruté et part suivre une formation à Montréal, dans le vêtement industriel.

Anctil pense qu’on peut comprendre facilement le succès de Pollack quand on regarde ses publicités. Elles sont bâties différemment de celles des autres. On y parle de prix justes pour tous et de valeurs communes. Il s’adresse à ses clients comme à des partenaires en affaires, illustre-t-il. « Il ne misait pas sur la qualité, mais sur le prix. Au lieu d’offrir de la belle marchandise, mais chère, comme Paquet et le Syndicat, il ne vous vendait pas la meilleure qualité. Mais vous aviez ce que vous vouliez, pour un prix raisonnable. »

Une belle maison sur Grande-Allée

Pendant plusieurs années, Pollack vit modestement dans le quartier Saint-Roch. Mais à la fin des années 1920, ses investissements s’étendent à la Haute-Ville. C’est à cette époque qu’il achète la belle résidence de style néo-baroque devenue la maison Pollack, sur Grande Allée. Sa construction remonte à 1909. La maison, acquise en 1930, sera conservée par la famille jusqu’en 1948.

S’installer sur l’artère la plus prestigieuse en ville envoyait un signal fort. On y trouvait tant des notables que de puissants politiciens, comme Taschereau et Saint-Laurent. Mais le déménagement de Maurice Pollack dans le secteur n’est pas bien vu par tout le monde. Les années 1930 vont s’avérer particulièrement difficiles pour l’homme, qui fera l’objet d’attaques répétées à cause de ses origines juives.

Un succès qui ne laisse pas indifférent

Les pressions deviennent sérieuses quand Pollack décide de s’installer dans un plus grand local de la rue Saint-Joseph, acheté à bon prix après un incendie, en 1931.

Plusieurs s’indignent de voir Pollack faire de bonnes affaires, alors que le pays entier est entré en récession suite à l’effondrement de la bourse, en 1929. Pour Pierre Anctil, « Jusque là, Pollack avait des petites boutiques. Mais quand il a décidé d’ouvrir un magasin d’aussi grande ampleur que le Syndicat et Paquet, ça a heurté une partie de la communauté canadienne-française de Québec. Il était devenu prospère, ce que le diocèse et certains nationalistes ne lui pardonnaient pas. »

La fronde vient en partie des marchands du secteur, mais aussi du clergé, pour qui s’encourager entre Canadiens français en ces temps difficiles fait partie du devoir de tout bon catholique.

Certains prêtres n’hésitent pas à demander à leurs ouailles de ne pas acheter dans son magasin. Pollack ne va pas à l’église, ne baptise pas ses enfants, n’appartient pas au cercle catholique. Dans une ville à 95 % catholique, ça a joué contre lui, avance Anctil.

Pendant ce temps, en Europe, on assiste à une montée des nationalismes et de l’antisémitisme. Le nazisme fait des émules jusqu’au Québec. Le Patriote, un journal publié à Montréal par un sympathisant nazi, Adrien Arcand, n’hésite pas à se livrer à des attaques violentes contre Pollack.

Après la crise de 1929, avec un taux de chômage de 30 %, les gens étaient beaucoup plus insensibles et intolérants aux immigrants. Les résistances sont tombées quand la prospérité est revenue, après la guerre. (PA)

Une synagogue chèrement gagnée sur la rue Crémazie

La construction d’une synagogue en Haute-Ville va également provoquer une levée de boucliers en 1932. Plusieurs synagogues se sont succédé à Québec. Pollack a sans doute fréquenté celle de la rue des Fossés, devenu le boulevard Charest, dans Saint-Roch, construite alors qu’une partie de la communauté juive vivait modestement dans le secteur. Mais en 1930, elle avait fait son temps. « Quand ils ont voulu construire une synagogue en Haute-Ville, plus fidèle à leur ascension sociale et plus près de leur milieu de vie, les citoyens et les curés s’y sont opposés. » (PA). La bataille contre la synagogue de la Haute-Ville va durer 20 ans.

« On a d’abord essayé d’en construire une sur la rue Learmonth. Un propriétaire juif avait cédé un grand terrain vague qu’il possédait au bout de la rue. Mais le zonage a été changé par la Ville pour y interdire la construction d’un édifice religieux. » (PA)

On a ensuite tout fait pour empêcher l’acquisition d’un nouveau terrain sur Crémazie pour y construire une  synagogue. Mais les tribunaux ont fini par donner raison à la communauté juive.

La synagogue construite sur Crémazie en 1944 a été incendiée le jour de son inauguration. Elle a été réaménagée et complétée dans les années 1950, en même temps que le grand magasin Pollack du boulevard Charest. Selon Pierre Anctil, il serait logique de penser que Pollack a financé sa construction.

Aujourd’hui, c’est le théâtre Périscope qui occupe les locaux de l’ancienne synagogue. On en a aménagé une nouvelle sur l’avenue de Mérici.

Le mythique magasin du boulevard Charest

Même si les attaques antisémites n’ont pas complètement cessé après la guerre, Pollack n’a jamais perdu ses appuis. « Il y a toujours eu deux courants idéologiques à Québec. Un courant plus libéral, incarné par une partie de la classe politique et un journal comme Le Soleil, et un courant droitiste et catholique, porté entre autres par le défunt journal L’Action catholique. » (PA)

Dans ce contexte, le magasin spectaculaire et agrandi qu’ouvre Pollack sur Charest, en 1951, est un coup d’éclat. Il vaut d’ailleurs un concert d’éloges à ses architectes. Ses vitrines illuminées 24 heures sur 24, qui courent sur tout le rez-de-chaussée, sont particulièrement remarquables. Pendant un temps, il passe pour le plus moderne au pays.

Le 750, Charest existe toujours aujourd’hui. Rebaptisé l’édifice Cartier, il a été rénové par son précédent propriétaire, Kevlar, puis vendu à Groupe Mach. Pollack avait aussi construit un grand stationnement pour ses clients de l’autre côté de la rue. Son module circulaire, dans le secteur de l’ancien cinéma Odéon, a été salué pour son modernisme à l’époque.

L’étonnant épisode des uniformes militaires

Pollack ne s’est pas seulement enrichi grâce à ses magasins et ses placements immobiliers. L’un de ses coups les plus fumants aura été de se lancer dans la fabrication d’uniformes pour l’armée durant la Seconde Guerre mondiale, un épisode souvent passé sous le radar. L’usine de confection qu’il monte presque seul sur le boulevard Charest, alors que ses trois fils servent dans l’armée, a été incorporée à son célèbre magasin par la suite. Jusqu’à la guerre, c’est un marchand qui réussit. Les contrats d’uniformes vont en faire un homme très fortuné déduit Pierre Anctil.

Il n’hésite pas à faire venir de la machinerie des États-Unis pour monter l’entreprise. « On doit tout fournir aux soldats, des manteaux aux souliers. Et Pollack se lance là-dedans. Plutôt que de vendre une paire de pantalons à un client à la fois, il va en vendre des centaines de milliers d’un coup au gouvernement canadien. C’est ce qui va asseoir en grande partie sa fortune. » (PA)

Selon l’historien, il est très probable que ces lucratifs contrats d’uniformes lui ont permis de créer sa fondation, puis de se consacrer à la philanthropie après avoir cédé la direction des magasins à ses fils, à la fin des années 1950.

Un pavillon de l’Université à son nom

Maurice Pollack a été un important donateur de l’Université Laval. Quand elle met en chantier son campus de Sainte-Foy, il se porte volontaire dès le lancement de la campagne de financement. Son don de 25 000 $ est important pour l’époque.

Le pavillon Maurice-Pollack, nommé en son honneur, fait partie de la première série de pavillons construits sur le site, après le pavillon de la foresterie. « L’Université était dirigée par le diocèse, qui lui a aussi remis un doctorat honorifique, en plus de bâtir un pavillon à son nom. Dans les circonstances, c’était presque un adoubement social et culturel. » (PA)

Une fois lancé, Maurice Pollack va devenir l’un des plus grands philanthropes au pays. Dans sa religion, ça s’appelle la tzedakah: l’obligation de redistribuer les richesses, explique Anctil. Pollack sait que le Canada français a contribué à sa richesse. « Redonner un montant à l’Université Laval, c’était pour lui une façon de traiter les Canadiens français comme sa communauté. » (PA)

D’autres traces à travers la ville

Le nom de Maurice Pollack apparaît aussi sur la façade d’un pavillon de la Quebec High School, dont il a financé la construction.

Mais ses legs ont largement dépassé les frontières de Québec. « Il a donné à McGill, pour une salle de concert qui existe toujours, ainsi qu’à plusieurs universités américaines. Des dons qui ont pris la forme d’un centre d’arts à Boston, et d’une bibliothèque à New-York. Il a fait des dons importants jusqu’en Israël. Il a laissé une marque profonde et durable à titre de philanthrope. » (PA)

Place de la Cité, construite sur un ancien Pollack

Les traces laissées par Pollack à Québec sont souvent insoupçonnées… On a tendance à l’oublier, mais c’est à partir d’un ancien magasin Pollack qu’on a développé le centre commercial Place de la Cité.

Place Sainte-Foy a été inaugurée en 1958, et Place Laurier en 1961. Au début, c’était  juste une série de magasins devant un grand stationnement. Avant que tout ne soit couvert, on avait une succession de vitrines avec une marquise, où on faisait jouer une petite musique d’ambiance rappelle l’historien Jean-François Caron. (JFC)

En 1963, Laurier s’agrandit et Ste-Foy est couvert. Mais il restait un terrain inoccupé entre les deux. Pollack y a construit un magasin en 1965, pour profiter du succès commercial de l’ouest de la ville. « Le Pollack de Sainte-Foy a fonctionné 11 ans, jusqu’à ce qu’il ferme en 1976. À partir de son magasin, assez monumental, on construit Place Belle Cour, devenue ensuite Place de la Cité. C’est donc un magasin Pollack qui est l’embryon de Place de la Cité. »(JFC)

Un don au cimetière

Le cimetière Juif de Québec, situé sur le boulevard René-Lévesque à deux pas de la rue Myrand, a quant à lui bénéficié de la générosité de Pollack et de sa femme.

On leur doit son portail d’entrée et sa clôture frontale en fer forgé. En 1966, on a enlevé plus 4 mètres de large au cimetière pour élargir le boulevard. Une chapelle a également été démolie lors de l’élargissement. Mais heureusement, on a préservé la clôture et le portail précise l’historien. C’est ce qui explique que le boulevard soit un peu moins large sur ce segment.

Une rue et un verger

Pollack a eu son verger à Sainte-Foy. C’est là que se trouvait sa maison de campagne. Un dentiste, Émile Beaulieu, y avait bâti un véritable domaine vers 1935, comprenant une renardière, un pigeonnier et un champ de sarrasin. Sa petite maison de ferme se trouvait sur l’actuelle rue de la Pommeraie, près du verger Philippon. « Beaulieu a planté 2500 pommiers de toutes sortes de variétés, et Pollack a tout racheté au début des années 1950 pour en faire sa résidence d’été. Il ouvrait le verger au public et aux écoles pour l’autocueillette. On reconnaît l’homme au grand cœur. » (JFC)

Le verger Pollack a fait le bonheur du grand public jusqu’à sa vente à des promoteurs dans les années 1980. Le développement qui a suivi a été contesté. 1500 pommiers ont été rasés pour créer le Campanile, et tout un quartier a poussé à l’ouest.

Alors qu’il ne reste que quelques dizaines de pommiers au parc de la Pommeraie, on vient d’en raser d’autres pour un développement domiciliaire : Le verger Pollack. Un nom qui peut sembler ironique quand dans les faits, les pommiers cèdent leur place aux maisons. La rue Pollack se trouve tout près, du côté sud. Elle a été baptisée en avril 1987.

Un prix et une mission

La Fondation Maurice-Pollack demeure active aujourd’hui. Et depuis 2012, le Mérite Maurice-Pollack souligne le travail exceptionnel d’entreprises qui se sont distinguées en termes d’intégration. Valoriser la diversité ethnoculturelle fut un combat de la première heure pour Maurice Pollack, et il semble plus moderne que jamais en 2021.

L’homme serait sans doute touché de voir son ancienne demeure héberger cette mission à son tour. Que la maison Pollack devienne la maison de la diversité lui semblerait probablement en parfaite continuité avec l’objectif qu’il a poursuivi de son vivant.

On peut imaginer qu’il aurait été moins heureux de voir l’état de décrépitude avancée dans lequel elle était tombée jusqu’à ce que la Ville finisse par la racheter, en 2021.

Mais l’héritage qu’il laisse est plus fragile qu’on le croit. Une petite plaque à sa mémoire a beau avoir été posée sur la façade de la maison en 2001, sa réfection coûtera des millions de dollars. Et qui se souvient aujourd’hui de la saga de la synagogue de la haute-ville, ou de l’homme derrière le pavillon Maurice-Pollack? Peu de gens.

Selon Pierre Anctil, la nouvelle vocation de la maison Pollack pourrait offrir une belle occasion de se rattraper. « Préserver les édifices, c’est bien. Mais c’est du béton, de la pierre, du bois. Il faut aussi expliquer qui a vécu là, quel rôle les personnes ont joué, et le rattacher au tissu historique profond de la ville pour leur donner une valeur.  »

Une fois qu’on comprend l’histoire derrière une maison, sa préservation prend un nouveau sens, pense l’historien. « Tout héritage a besoin d’un éclairage historique pour survivre. Et on dirait bien qu’on a manqué le bateau en ce qui concerne Pollack, du moins jusqu’à aujourd’hui. » (PA)

Source radio-canada