Malgré les graves émeutes de cette semaine, le maître de conférences à Science Po Paris Frédéric Encel note auprès de « 20 Minutes » que les Arabes israéliens ont été très loyaux à Israël depuis 1948.
La nouvelle flambée de violences entre l’armée israélienne et le Hamas, cette semaine, s’est accompagnée d’événements plus inédits : des émeutes, violentes et parfois meurtrières, dans des villes mixtes israéliennes, avec des Arabes israéliens. Autour de 20 % de la population de l’Etat hébreux est arabe : quelques-uns sont chrétiens mais presque tous sont musulmans. Pour comprendre qui sont ces nationaux israéliens de plus longue date que beaucoup d’immigrés juifs, 20 Minutes a interrogé le maître de conférences à Science Po Paris Frédéric Encel, auteur de l’Atlas géopolitique d’Israël (Ed. Autrement).
Qui sont les Arabes israéliens, qu’est-ce qui historiquement les sépare des Arabes palestiniens ?
D’abord on devrait les qualifier d’Israéliens arabophones. Parce qu’il y a quatre groupes différents qui n’entretiennent pas les mêmes objectifs et n’ont pas le même sentiment d’appartenance identitaire. Outre la langue, leur point commun c’est que ce sont les Palestiniens qui sont restés dans l’Etat d’Israël après la fin de la guerre de 1948-1949. En janvier 1949, il reste 156.000 Arabes en Israël, soit environ 15 % de la population à l’époque. Il s’agit de la minorité qui n’a pas fui la guerre ou n’a pas été expulsée. Ceux-là vont devenir des citoyens israéliens à part entière.
Quels sont ces quatre groupes dont vous parlez ?
Le premier, le plus important (au moins 80 % du total), ce sont les Arabes musulmans. Ceux-là se représentent comme des Palestiniens quand bien même ils ont une carte d’identité israélienne. Mais ils sont très loyaux depuis 1948 à l’Etat d’Israël. Les trois autres collectifs ne représentent chacun que 5 ou 6 %. Il y a d’abord les Bédouins, qui sont certes Arabes et musulmans mais dont l’allégeance va d’abord et avant tout à leur tribu. Ensuite, il y a les Arabes chrétiens qui peuvent aussi se définir comme Palestiniens mais, qui, devant la montée de l’islamisme agissent avant tout comme chrétiens. Enfin, il y a des Druzes. Ils sont absolument fidèles à l’Etat d’Israël : ils ont exigé dès 1949 de ne pas être considérés comme des Arabes comme les autres et ont demandé et obtenu d’être soumis à la conscription. Aujourd’hui ils constituent le fer de lance de l’armée israélienne. Ils sont au-delà de la loyauté.
Quels sont les rapports des Arabes musulmans israéliens avec les Palestiniens des territoires ?
Il y a une très grande ambivalence de sentiment à l’égard des Palestiniens de Cisjordanie et Gaza. D’abord parce que sur le plan social, juridique, économique, civique… Ces Arabes israéliens savent parfaitement qu’ils sont bien mieux traités en Israël qu’ils le seraient partout ailleurs au Moyen-Orient : ça reste une démocratie. Et les Arabes israéliens n’ont jamais risqué ce statut privilégié, au sens moyen-oriental du terme. Malgré tout, il y a un sentiment national palestinien, de plus en plus développé au fil de ces dernières décennies. Mais sur un mode de plus en plus conservateur voire islamiste : l’Autorité palestinienne ne peut pas vraiment compter sur ce « lobby intérieur » à Israël car c’est plutôt un renfort pour le Hamas.
Ils sont loyaux à Israël mais en même temps soutiennent le Hamas ?
Pour ceux qui entretiennent un sentiment national palestinien de plus en plus fort, l’expression de ce sentiment montant est une expression conservatrice voire islamiste. Trois des quatre partis arabes israéliens sont conservateurs ou islamistes alors que jusqu’aux années 1980 ils étaient plutôt communistes, syndicalistes, proches des mouvances gauchistes palestiniennes. De nombreux groupes palestiniens, qui étaient proches des communistes, ont basculé du côté islamiste dans les années 1990-2000. Cela suit la tendance générale dans le monde arabe au cours de la période.
Avant cette semaine, cela n’avait jamais créé de tensions en Israël ?
Sauf en octobre 2000 pendant trois jours au début de la deuxième intifada, où on a assisté à des émeutes comparables à ce qu’on a vu cette semaine, il n’y en a jamais eu. Dans un pays plusieurs fois en guerre de très haute intensité, il n’y a jamais eu de soulèvement, qui aurait ouvert un nouveau front. Il n’y a pas eu un jet de pierre pendant les quatre guerres israélo-arabes. Si ce n’est pas de la loyauté… Oui ce qu’il s’est passé cette semaine est très grave, il y a eu des morts, mais revenons toujours au temps long : de 1948 à 2021, il y a eu deux fois trois jours d’échauffourées.
On dit beaucoup que les liens entre Arabes et juifs israéliens se sont renforcés ces derniers temps, comment expliquer les événements de cette semaine ?
C’est vrai qu’il y a eu un vent d’optimisme ces dernières années. Grâce au rapprochement diplomatique avec plusieurs Etats arabes. Ensuite parce qu’il y a eu un boom économique en Israël. Cela ne veut pas dire que tout le monde en profite de la même manière, mais presque tout le monde en profite : les Arabes israéliens aujourd’hui ont un niveau de vie plus important que celui de leurs parents ou grands-parents ou que dans les pays arabes voisins.
Bien sûr le rythme d’enrichissement n’est pas celui des juifs de Tel-Aviv qui travaillent dans les nouvelles technologies, mais c’est comme ça dans le monde entier. La crise sanitaire a aussi provoqué un rapprochement : cela a démontré à beaucoup de Juifs qui n’avaient jamais croisé un Arabe de leur vie que les infirmières sont à 30 % arabes et que les médecins et parfois les chirurgiens sont arabes. De l’autre côté, les Arabes israéliens ont pu compter aux aussi sur la campagne de vaccination.
Les événements de cette semaine, pour moi, sont provoqués, de manière conjoncturelle par l’instrumentalisation de la charge symbolique de plusieurs semaines de heurts à Jérusalem, conjuguée au ramadan. Et puis sur un temps plus long, en dépit de ce qu’on a dit plus tôt, il n’y a pas de perspectives ni diplomatique globale ni politique en interne à l’Autorité palestinienne, après l’annulation des premières élections en quinze ans : certes, les Arabes israéliens n’y votent pas, mais leurs familles, à quelques kilomètres ou dizaines de kilomètres, oui, et ils se sentent aussi représentés par eux.