David Khalfa, chercheur au Center for Peace Communications de New York, analyse le regain de violences au Proche-Orient.
Le Proche-Orient est en proie à une flambée de violences à la suite d’affrontements entre militants palestiniens et forces israéliennes autour des lieux saints de Jérusalem. Selon l’armée israélienne, quelque 200 roquettes ont été tirées depuis lundi sur Israël depuis la bande de Gaza, un territoire contrôlé par le mouvement islamiste armé Hamas. La plupart ont été interceptées par la défense antimissile. L’armée israélienne a riposté en bombardant quelque 130 cibles militaires à Gaza dans la nuit. Les autorités locales à Gaza ont fait état de 22 morts, dont neuf enfants, dans les frappes israéliennes.
Lundi à Jérusalem, quelque 520 Palestiniens et 32 policiers israéliens ont été blessés dans des heurts sur l’esplanade des Mosquées (Mont du Temple). Les violences ont coïncidé avec la Journée de Jérusalem qui marque chaque année la conquête de la partie orientale de la ville par l’armée israélienne pendant la guerre des Six Jours en 1967. David Khalfa, chercheur français spécialiste du conflit israélo-palestinien au Center for Peace Communications de New York, analyse pour Le Point les derniers événements et le rôle joué par les puissances régionales comme la Turquie.
Le Point : Comment expliquer le regain de violences ?
David Khalfa : L’escalade actuelle s’explique par le gel du processus électoral palestinien et par l’absence de processus diplomatique, sur fond de formation difficile du gouvernement israélien. Le Hamas et le Jihad islamique instrumentalisent la situation en essayant de gagner dans la rue ce qu’ils n’ont pas réussi à obtenir par les urnes. Les événements sont le résultat d’émeutes spontanées, mais aussi de l’action d’acteurs radicaux islamo-nationalistes qui fédèrent les Palestiniens en utilisant la question de Jérusalem. Celle-ci reste l’un des derniers symboles puissants de la lutte du mouvement national palestinien. Cela montre que Jérusalem et notamment sa vieille ville restent, quoi qu’on en dise, l’épicentre du conflit. Le référent religieux y joue à plein
Est-ce de l’opportunisme de la part des islamistes palestiniens ?
Oui, dans un contexte où le président palestinien Mahmoud Abbas, personnage vieillissant et critiqué de toutes parts, y compris au sein de son parti, le Fatah, a reporté sine die les élections qui auraient certainement conduit à la défaite de son camp. Sa décision a conduit à un double échec pour lui : elle a accéléré sa propre perte de vitesse et elle a renforcé la position du Hamas. Celui-ci cherche à exploiter la situation pour imposer son agenda idéologique à l’ensemble du mouvement national palestinien. Il veut montrer qu’Abbas a échoué dans sa stratégie de négociation avec Israël et qu’il est à la tête d’un mouvement divisé et dénué de légitimité. Le Hamas veut prouver que sa propre stratégie, fondée sur la lutte armée et les coups de force, fonctionne et qu’il oblige Israël à reculer.
Quel rôle jouent derrière le Hamas ses soutiens internationaux comme l’Iran, la Turquie ou le Qatar ?
La ligne qui prévaut actuellement au sein du Hamas est celle de l’aile militante dure. Le mouvement traditionnellement écartelé entre sa direction locale à Gaza et sa direction en exil au Qatar et en Turquie veut profiter de la situation pour redorer son blason auprès des Palestiniens, tout en évitant une incursion terrestre de l’armée israélienne à Gaza, car ses responsables savent que les dommages seraient très significatifs et que la population gazaouie l’en tiendrait pour responsable. Le Qatar fournit une aide financière importante au Hamas, mais il tient en même temps à conserver de bonnes relations avec les Israéliens, les Américains, les Égyptiens… Le Qatar contribue à ce que la situation économique dans la bande de Gaza ne s’effondre pas davantage et a donc un intérêt objectif à ce que cela n’explose pas.
Quel est le rôle spécifique de la Turquie ?
La dimension panislamique joue à plein pour la Turquie, pas seulement pour des raisons religieuses et idéologiques – le parti AKP de Recep Tayyip Erdogan et le Hamas palestinien sont tous deux ancrés dans la nébuleuse des Frères musulmans –, mais surtout pour des raisons géopolitiques. La Turquie sait que la carte qu’elle peut jouer au sein du monde arabe est justement la carte panislamique. Elle a perdu en influence ces dernières années au Moyen-Orient, notamment dans le dossier syrien. Elle a échoué à se rabibocher avec les puissances régionales arabes qui la voient comme une rivale. L’alliance énergétique qui inclut l’Égypte, Israël, Chypre et la Grèce autour de l’extraction du gaz en Méditerranée orientale s’est nouée à leur détriment. La Turquie d’Erdogan essaye aujourd’hui de s’imposer comme une puissance incontournable en jouant d’une stratégie de nuisance.
Au-delà de l’appui politique, Erdogan fournit-il de l’argent et des armes ?
Le rôle de la Turquie est trouble. Il n’y a pas à ma connaissance de livraisons d’armes. En revanche, on sait qu’elle fournit un appui politique, diplomatique et financier au Hamas. À Jérusalem, elle soutient financièrement les Mourabitoun (« Les sentinelles »). Ce sont de jeunes activistes islamistes palestiniens qui harcèlent les pèlerins juifs et chrétiens et qui n’ont qu’un seul credo, la défense de la mosquée Al-Aqsa. Ils ont développé un récit conspirationniste et apocalyptique puissant, très influent sur les réseaux sociaux, centré sur la défense d’une mosquée qui serait menacée de destruction par les forces israéliennes. Cela explique que, parmi les activistes présents sur l’esplanade de la vieille ville, il y a une présence très significative d’Israéliens arabes qui viennent d’Oum el-Fahm, une ville connue pour être le quartier général du Mouvement islamique Nord, qui est la branche israélienne des Frères musulmans et qui a bénéficié de financements turcs très opaques via des fondations ou des associations.
Que cherche la Turquie ?
Le régime d’Erdogan utilise le soft-power religieux pour damer le pion aux puissances arabes rivales, notamment la Jordanie et l’Arabie saoudite. La Jordanie a conservé depuis la guerre de 1967 un rôle historique à Jérusalem dans la gestion des mosquées. Les Saoudiens ambitionnent eux aussi d’y jouer un rôle dans le cadre d’un très hypothétique accord de paix. Pour les Turcs, la question de Jérusalem est un moyen de contourner le fait qu’ils ne sont pas arabes, de s’affirmer comme une puissance islamique défendant une cause conçue comme celle de l’ensemble du monde musulman, et pas seulement du monde arabe.
L’impuissance du gouvernement Netanyahou à contrôler Jérusalem-Est ne signifie-t-elle pas aussi l’échec de la stratégie visant à imposer l’image d’une capitale d’Israël « réunifiée » ?
Sur Jérusalem, il y a le discours officiel d’une capitale unifiée et désenclavée et la réalité des faits, celle d’une frontière ethno-religieuse invisible, mais bien tangible. Jérusalem est un baril de poudre où les facteurs politico-religieux sont toujours aussi présents et exacerbés par la crise politique.
Netanyahou a-t-il attisé les tensions pour faire dérailler la formation d’un gouvernement emmené par Yaïr Lapid ?
Benyamin Netanyahou est un homme politique complexe. Il dirige un gouvernement de transition qui pourrait bien laisser la place à une opposition qui attend son heure. Cette dernière pourrait former une coalition sans lui et sans son parti, le Likoud. Bibi navigue à vue. Si l’on regarde les dernières 48 heures, il y a incontestablement une volonté d’apaisement du côté des Israéliens. Les autorités ont interdit aux Juifs de monter sur l’esplanade des Mosquées. Elles ont demandé aux organisateurs d’annuler la « marche de Jérusalem » lundi… Les services de sécurité et l’armée ont enjoint au Premier ministre sortant de faire ces gestes d’apaisement. Ils n’ont pas vraiment été écoutés dans un premier temps. Il y a eu des ratés, une impression de flou résultant probablement d’hésitations de la part de Netanyahou. Celui-ci est dépassé sur sa droite par une extrême droite nationaliste religieuse qu’il a lui-même contribué à fédérer avant que cette dernière lui fasse le baiser de la mort en l’empêchant de former une coalition avec le parti arabe Raam. Démagogue et populiste, Netanyahou reste néanmoins un nationaliste pragmatique, qui sait combien Jérusalem peut exploser à tout instant.
Que peut faire Joe Biden ?
La marge de manœuvre de la nouvelle administration est limitée. Joe Biden exerce en coulisse des pressions sur Netanyahou pour l’inciter à la retenue face à la nouvelle escalade enclenchée par le Hamas. L’administration Biden n’est pas revenue sur la reconnaissance par Trump de Jérusalem comme capitale d’Israël. Il y a de ce point de vue une continuité. Biden comprend bien les limites de la puissance américaine. Homme politique madré et chevronné, il a adopté une stratégie des petits pas dans le dossier israélo-palestinien, avec le rétablissement, notamment, de l’aide économique à l’UNRWA, l’agence de l’ONU pour les réfugiés palestiniens, et la réaffirmation de son engagement en faveur d’une solution à deux États. Pour autant, le nouveau président américain ne se fait aucune illusion sur la capacité des États-Unis à imposer une telle solution en l’absence de volonté des acteurs sur le terrain. Biden et ses principaux conseillers sont très expérimentés et très prudents, ce qui explique la modestie de leur approche. C’est moins ambitieux, mais plus pragmatique que sous Barack Obama.
Propos recueillis par Luc de Barochez