Psychiatre, psychanalyste formateur à la Société psychanalytique de Paris et président de son comité d’éthique (2015-2021), ex-médecin chef dans un hôpital de jour, Robert Asséo revient sur l’affaire Sarah Halimi, après l’arrêt de la Cour de Cassation. La haute juridiction, tout en entérinant le caractère antisémite du crime, a confirmé le 14 avril l’irresponsabilité pénale du meurtrier de la sexagénaire juive, tuée en 2017 à Paris.
L’affaire Sarah Halimi et ses développements actuels posent ou reposent des questions restées jusqu’alors sans réponse satisfaisante. Quelques points : l’antisémitisme, l’expertise, la loi, le cas Traoré lui-même.
Tout au long de cette affaire, on ne peut qu’être frappé de la convergence des délais : délai dans la qualification d’acte antisémite, délai dans l’intervention de la police, délai dans la décision finalement négative concernant la reconstitution.
Certes, la justice prend son temps et à raison, mais cette convergence fait ici problème.
Se sont conjuguées, superposées d’emblée la question de la dimension antisémite, celle de l’acte terroriste, celle du degré de responsabilité, les unes résonnant avec les autres. L’intervention de la police (la BAC) a tout d’abord été engagée comme une action antiterroriste (Kobili Traoré a crié « Allahou Akbar », puis « J’ai tué le Sheitan [diable] » après avoir précipité sa victime du haut du balcon). Le retard lié aux craintes (légitimes !) de la présence d’explosifs et autres a laissé le champ libre au déchaînement de violence du meurtrier. De fait, l’hypothèse terroriste a rapidement été écartée. Si l’acte meurtrier est à l’évidence dans la continuité et sur le modèle de diverses attaques à visée terroriste revendiquée, la proximité et l’ancienneté des relations de la victime avec son bourreau ont conduit les enquêteurs à rejeter la dimension terroriste à proprement parler.
La question du caractère antisémite du meurtre s’est alors posée, prenant le relais de celle du terrorisme, comme une sorte d’alternative : l’enquête a rapidement montré le climat de haine antisémite dans lequel vivait Kobili Traoré, antisémitisme avéré : pendant qu’il infligeait ses violences à sa victime, il récitait les sourates antisémites du Coran ; Mme Halimi était régulièrement l’objet d’insultes antisémites et de tentatives d’intimidation de la part de divers membres de la famille Traoré. La question du délai à la qualification d’antisémitisme vient alors résonner avec celle de la responsabilité. Tout se passe comme si l’importance conférée à la question de la responsabilité primait sur celle de l’antisémitisme et celle de la reconstitution. En définitive, on aboutit à une sorte de neutralisation de l’antisémitisme, en dépit de l’effectivité de sa qualification. Si c’est « l’acte d’un déséquilibré », le reste deviendrait-il secondaire ?
Failles de la loi
On s’interroge également sur le refus de reconstitution. La raison invoquée serait le risque d’un suicide. Pourtant, toutes les parties, y compris l’auteur lui-même (qui entre-temps avait suffisamment recouvré sa lucidité pour se dire horrifié de son crime), y compris les psychiatres (sous réserve de la présence d’infirmiers pour assurer la sécurité du prévenu) : tous étaient d’accord pour cette reconstitution, à l’exception de la juge, seule dotée d’un pouvoir décisionnaire.
Toujours dans ce premier temps de l’exercice judiciaire, la question du degré de responsabilité de l’auteur de l’acte met en jeu le rôle des experts et la fonction de l’expertise. On a pu avoir le sentiment que le nombre (sept experts en faveur de l’abolition de la conscience au moment des faits contre un seul en faveur de l’altération de conscience) faisait prévaloir une situation de « jury d’experts ».
Or la question de l’expertise mérite d’être elle-même interrogée. Tout d’abord, l’idée d’un collège de trois experts pose la question d’un consensus alors qu’on attend une position personnelle étayée de la part de chaque expert. Le consensus, lui, suppose une relative abrasion de l’argumentation de chacun. Par ailleurs, et quelle que soit la qualification de chacun des experts, le nombre ne fait pas la contre-expertise. En revanche, on peut supposer qu’un procès aurait permis de mieux interroger et mettre en valeur les différences entre expertises.
De plus, les failles de la loi sont ici particulièrement marquées. La question posée par la justice circonscrit ce que doit être la réponse juridique. L’accusé était-il, au moment des faits, en possession de ses moyens psychiques et de sa conscience, ou bien cette conscience était-elle abolie ou altérée ? Pourtant, l’évaluation de la personnalité n’est pas absente de l’expertise et le tribunal en tient généralement compte. On ne peut en effet juger quelqu’un dont la conscience était abolie ou altérée au moment des faits sans appréhender le fait qu’un sujet, une personne, ne se résume pas à un moment. Il est d’ailleurs public que M. Traoré reconnaissait les faits et était disposé à être jugé, sa conscience lui étant clairement revenue.
La question du diagnostic de « bouffée délirante aiguë » interroge également. Ce terme, retenu par tous les experts, souligne certes le caractère soudain de l’épisode délirant, mais n’explore pas suffisamment le contexte de survenue. Le plus souvent, la bouffée délirante n’est pas isolée, mais survient dans un contexte d’altération plus ou moins sévère et ancien de la personnalité. Or les experts n’ont pas relevé dans le passé de Kobili Traoré de manifestation pouvant expliquer cette bouffée aiguë. Comme le dit ma consœur Francesca Biagi-Chai, n’aurait-il pas convenu de faire plus cas, dans l’appréhension du délire, de l’exploration de la période précédente et des facteurs personnels susceptibles de participer de cette décompensation : facteurs familiaux (y avait-il des conflits ?) ou sociaux (quelle mosquée, quel imam fréquentait-il dans les semaines précédentes ?).
La prise de toxiques n’explique pas tout, loin de là. Rappelons que, lors des attentats, en France comme ailleurs, l’Etat islamique, outre l’hypnotisme idéologique, était distributeur et fabriquant de stimulants et de toxiques destinés à faciliter les passages à l’acte meurtriers de ses membres, à leur ôter tout sentiment de culpabilité et à libérer leur violence et leur cruauté. La prise de toxiques ne peut donc pas, à elle seule, constituer une disculpation des auteurs de crime, au contraire.
En défaut d’équité
Je disais que la loi était défaillante, et pas seulement la justice. Il est commode de répéter à l’envi, comme un slogan, qu’« on ne juge pas les fous », mais les conséquences méritent d’être interrogées. En effet, à mon sens, l’absence de jugement, s’il profite, sur le plan judiciaire, à l’accusé, le met psychiquement dans une situation bien délicate et complexe lorsqu’il s’agit d’un malade mental. De l’avis de nombre de confrères, il est nettement plus difficile de travailler en psychothérapie avec un malade meurtrier qui n’a pas été jugé parce qu’« irresponsable » que s’il l’avait été. Le déni de réalité du crime (« Ça n’est pas moi qui l’ai commis, c’est quelqu’un d’autre ») est puissamment renforcé par l’absence de jugement du socius. A l’opposé du déni, la conscience du crime, sans jugement, sans sanction sociale (adaptée bien entendu), favorise une mélancolisation ou son accentuation. Le cas de Louis Althusser le rappelle cruellement. Cette mélancolisation peut parfois déboucher sur un suicide. Incidemment et paradoxalement, rappelons que c’est l’argument (au dire des avocats de la partie civile) qu’aurait utilisé le magistrat instructeur pour refuser la reconstitution ! L’absence de jugement tend à entretenir la maladie mentale, voire à l’aggraver.
On peut donc se demander si la question de l’aptitude à être jugé ne devrait, sinon se substituer, pour le moins compléter celle de l’abolition ou de l’altération de la conscience au moment des faits. La prise en compte d’une dynamique psychique reste indispensable et complète ce que nous avons souligné précédemment : restituer la temporalité du sujet et son ajustement singulier aux facteurs contextuels (milieu et circonstances). Cet éclairage ne peut pas être le rôle des seuls avocats. Il ne s’agit donc pas de condamner la folie, mais d’être au plus près possible de la vérité et de l’équité pour la victime, ses proches, pour l’accusé et pour la société elle-même.
Dans cette affaire, l’enchaînement des procédures s’est déroulé selon la même logique. Si bien qu’on peut se demander si l’intervention du politique dans le débat juridique n’a pas encore plus compliqué la donne. Le souci jaloux de son indépendance (à juste titre) manifesté régulièrement par la magistrature n’aurait-il pas amené un raidissement sur le droit, dans un sens contraire aux tentatives d’intervention, d’incitation, voire de pression exercées par le pouvoir politique sur le pouvoir décisionnaire des juges ?
Dans le cas présent, la réticence judiciaire à qualifier l’antisémitisme, le refus d’ordonner une reconstitution, puis de juger constitue un ensemble troublant. Chaque étape de la procédure aurait pu montrer son équité, cela n’aurait pas été contre la loi, mais ça n’a pas été le cas. On ne peut que constater qu’en appliquant la loi, la justice s’est montrée en défaut d’équité.
Au total, cette « affaire » ne rend justice à personne, ni à la victime, ni à ses proches, ni même à l’auteur des faits, et pas non plus à la société. Voilà donc une justice dont la justice manque à l’équité. Quel étrange paradoxe et quel aval donné aux antisémites de tout bord !