La Cour de cassation vient de confirmer l’irresponsabilité pénale de Kobili Traoré, qui, en avril 2017, à Paris, a agressé et défenestré une femme de 65 ans, Sarah Halimi. Le grand rabbin de France* critique vivement cette décision de justice.
Le ministre britannique des Affaires étrangères, sir Edward Grey, déclara prophétiquement à l’entrée en guerre du Royaume-Uni en 1914: «Les lumières s’éteignent dans toute l’Europe, nous ne les reverrons plus s’allumer de notre vivant.» On sait ce qu’il en fut du XXe siècle.
Faut-il transposer cette formule en lisant l’arrêt du 14 avril dernier de la Cour de cassation, notre plus haute juridiction de l’ordre judiciaire, qui vient de porter un coup d’étouffoir à l’affaire du meurtre de Sarah Halimi?
Les lumières sont-elles sur le point de s’éteindre depuis les instances de base jusqu’au plus haut échelon de la hiérarchie judiciaire française, dans quel état sera notre République, et dans quel État vivrons-nous lorsque, après les ténèbres, ces lumières s’allumeront à nouveau? Car elles s’allumeront à nouveau un jour, je ne veux pas perdre foi en notre humanité ni en notre nation.
Il ne m’appartient pas de développer ici l’argumentation juridique qui exposerait à nouveau le caractère invraisemblable de ce scandale judiciaire. Après les avocats de Sarah Halimi depuis des années, nombre d’autres, parmi les plus éminents jurisconsultes l’ont fait avec compétence et talent. Mais les principes sont simplissimes: soit le meurtre est antisémite et donc pensé, soit il est l’œuvre d’un «irresponsable» et donc non pensé. Pas les deux à la fois. Or, il a été reconnu comme antisémite par l’instruction.
Et puis, pourquoi l’utilisation de drogue par un agresseur serait-elle un caractère aggravant pour tout acte commis à l’encontre de quelqu’un, sauf pour un meurtrier antisémite? Ne voit-on pas la distinction qu’il serait évident de faire entre un individu qui n’a pas conscience malgré lui de ce qu’il fait et un autre qui se met lui-même en état de ne plus être conscient?
Et surtout pourquoi se priver d’un procès, établissant les faits, les connivences, les connexions,les mobiles, pourquoi en priver la famille, la société, la victime? Rien n’empêche de conclure, à la fin de ce moment d’établissement de la vérité judiciaire à l’éventuelle irresponsabilité de l’auteur. Le président de la République, lui-même, avait fait part de son souhait d’un procès. Et je n’ose imaginer que c’est pour se démarquer de cette réflexion de bon sens que les magistrats auraient pris leur décision.
Mon propos n’est pas de rappeler l’horreur insoutenable des faits, tant ils parlent d’eux-mêmes, tant ils hurlent très haut et très fort. Même la crise sanitaire planétaire et le cortège des malheurs et souffrances qu’ils infligent à l’humanité entière ne sauraient couvrir l’indignation que suscite la décision de la Cour de cassation.
Alors que penser, que dire et surtout, que faire, en présence d’une décision judiciaire vouée à laisser tout honnête homme ou femme dans la sidération? Ne pas baisser les bras devant l’autorité de la chose mal jugée.
J’en appelle à la conscience collective de la nation pour qu’elle se ressaisisse et pour que, par tous les moyens de droit, et bien sûr dans le respect absolu des lois de la République, elle se lave de ce déshonneur qui la souille et qui nous menace tous.
Valeurs suprêmes
Si la loi ne permet pas le distinguo entre l’irresponsabilité de la folie, par exemple, et celle découlant de prise de stupéfiants, alors tirons-en les conséquences et que les députés proposent un amendement dans le projet de loi sur la justice qui va être examiné par le Parlement. L’objet de ce texte porté par le garde des Sceaux est bien de rendre compréhensible la justice, ce en quoi il a absolument raison, car il est vital qu’il en soit ainsi afin qu’elle soit bien rendue «au nom du peuple français».
Le meurtre de Sarah Halimi est un meurtre incontestablement antisémite, quasiment un meurtre rituel, comme en attestent objectivement les propos du meurtrier proférés durant son forfait. La Cour de cassation ne reprend pas cette qualification «antisémite» dans son arrêt, pas plus que les décisions de première instance et d’appel qu’elle confirme. Et en cela, quelles qu’en soient les raisons, elle a bien fait, ce qui n’est pas le moindre paradoxe dans cette affaire. En effet, la nouvelle jurisprudence qu’elle consacre, menace tous les citoyens indépendamment de leurs croyances et toutes les valeurs suprêmes de notre république laïque, tant elle «sacralise» l’impunité et même l’irresponsabilité, sous certaines conditions «opératoires» aisées à observer, de tous les auteurs d’actes de violence inspirés par quelque idéologie que ce soit, et quand bien même il s’agirait des plus aveugles et des plus barbares.
Le président de la République française, garant du bon fonctionnement des institutions et en particulier de la justice, dispose aux termes de notre Constitution d’un droit de gracier tout condamné, mais ne dispose pas d’un droit de poursuite et de condamnation d’un gracié de fait par nos plus hauts magistrats. Il est évidemment heureux qu’il en soit ainsi, mais cet autre paradoxe souligne le caractère insoutenable de la situation.
France, mon pays, notre pays, pays de paradoxes parfois mais toujours de raison et d’espoir, réveille-toi.
*De l’Institut.