La version finale d’un docufiction diffusé ce 21 avril sur Arte a été lourdement censurée pour en faire un pamphlet antinucléaire. La réalisatrice alerte.
Un documentaire désavoué par sa réalisatrice, au point qu’elle refuse de le signer ? C’est quasiment du jamais-vu. Le docufiction An Zéro, qui sera diffusé ce 21 avril sur Arte, ambitionnait pourtant d’aborder un sujet qui fait aujourd’hui consensus dans la communauté scientifique, mais jamais évoqué à la télévision : au-delà des immédiates conséquences sanitaires pour la population et pour l’environnement, quelles sont les conséquences sociales, économiques, sociétales, culturelles d’un accident nucléaire ?
« L’objectif était d’examiner ce que j’appelle la seconde catastrophe, explique la réalisatrice, Myriam Tonelotto, qui y a consacré deux ans de travail. Le film n’avait pas vocation à être anti ou pronucléaire, juste pro-populations touchées par un accident. Le documentaire interrogeait l’effet réel des radiations, mais aussi celui des évacuations et d’une certaine mythologie entretenue sur la radioactivité. Car les conséquences sociétales d’un accident peuvent, comme aujourd’hui à Tchernobyl et à Fukushima, s’avérer bien plus délétères que les radiations elles-mêmes. »
Le résultat, pourtant, présente l’exact opposé du projet initial. Témoignages censurés, propos déformés, extraits tronqués pour faire dire aux intervenants l’inverse de ce qu’ils pensent… « En trente ans de carrière, je n’avais jamais vu cela », confie au Point la réalisatrice, qui a refusé que son nom soit accolé à cette « mascarade » et apparaît à l’écran comme Myriam T. Le Point a eu accès aux passages censurés. Décryptage d’un cas d’école de manipulation.
Ce que les téléspectateurs vont voir
Coproduit par la société luxembourgeoise Skill Lab et Arte-NDR, antenne de production hambourgeoise de la chaîne franco-allemande, An Zéro imagine les conséquences sur le grand-duché du Luxembourg d’un accident majeur à la centrale nucléaire de Cattenom, située en France, à dix kilomètres de la frontière. Les scènes purement fictives, tournées avec des stars luxembourgeoises, mettent en scène la panique s’emparant d’une population se jetant sur les routes dans le chaos, et se retrouvant trois ans plus tard dans des camps de réfugiés, en proie aux angoisses de la précarité économique et du déracinement.
Comme dans tout docufiction, la narration est éclairée par les contributions de nombreux spécialistes, rencontrés pendant deux ans par Myriam Tonelotto. Tous les aspects scientifiquement fondés ont cependant été coupés au montage, comme les extraits présentant factuellement la situation économique du Luxembourg. Le téléspectateur retiendra qu’en cas d’accident nucléaire à la centrale de Cattenom le grand-duché serait entièrement contaminé, et la population contrainte de quitter le pays, comme le seraient d’ailleurs les Allemands vivant à proximité des centrales du Grand Est.
La propagande est à peine voilée : la France fait courir un risque majeur aux frontaliers allemands et luxembourgeois, alors que ces deux pays ont fait le choix de se passer du nucléaire. Puis l’évacuation est évoquée, sous un angle unique : même si prendre sa voiture serait la pire chose à faire (un habitacle de véhicule ne protège pas des radiations, contrairement aux murs épais d’une maison, et le plus avisé reste de suivre les consignes des autorités), convaincre la population de ne pas évacuer serait impossible et les opérations seraient conduites dans le chaos, les pompiers luxembourgeois n’étant pas assez nombreux pour encadrer les mouvements de population. Une fuite sans retour apparaît comme la seule option possible… Le risque réel et la pertinence de l’évacuation elle-même ne sont jamais questionnés.
Ce que les téléspectateurs ne verront pas
Or c’était précisément l’objet du film, dont la version initiale ambitionnait de porter à la connaissance du grand public les dernières conclusions de l’UNSCEAR, comité scientifique de l’ONU fonctionnant sur le même modèle que le Giec pour le climat. Nous savons aujourd’hui, dix ans après le drame, que l’accident nucléaire de Fukushima n’a causé aucune mort par radiation ni aucun cancer, mais que plus de 50 personnes, notamment des patients extirpés des hôpitaux sans soins ni médecins, sont décédées lors de l’évacuation et, selon les autorités japonaises, 2 300 personnes sont mortes prématurément à cause de ces déplacements forcés.
À Tchernobyl, le syndrome d’irradiation aiguë a coûté la vie à 28 opérateurs de la centrale et liquidateurs, et 7 000 cas de cancer chez des enfants qui n’avaient pas reçu de pastille d’iode ont été recensés, dont la plupart ont guéri. Mais les témoignages de spécialistes exposant ces faits ont été écartés, comme toutes les interviews expliquant les niveaux réels de radiations auxquels les populations de Tchernobyl et Fukushima ont été exposées. Des niveaux en réalité faibles.
Parmi les propos censurés par Arte, ceux du physicien James T. Smith, spécialiste de la contamination à Tchernobyl, évoquant les populations vivant autour de la zone d’exclusion : « Les scientifiques ukrainiens ou internationaux comme moi ont étudié le montant de radiations présentes dans leur environnement, dans la nourriture qu’elles mangent et dans leurs corps. Ce niveau n’est pas supérieur aux radiations naturelles dans lesquelles vivent des millions de personnes à travers le monde. »
Censurés également, ces mots du Pr Pierre Bey, radiothérapeute et oncologue, ancien directeur de l’hôpital de l’Institut Curie : « On est tout à fait capable de mesurer ce que l’on reçoit si on vit dans ces zones irradiées. […] Il y a effectivement des gens qui ne veulent pas aller vivre dans une zone parce qu’on s’imagine des choses extraordinaires, alors qu’il faut se rappeler que la radioactivité naturelle est d’à peu près 3 millisieverts par an avec des endroits dans le monde où c’est parfois 10 ou 20 fois ou 100 fois plus. […] Quand vous passez un scanner, vous recevez 5 à 10 millisieverts. »
Selon le dernier rapport de l’UNSCEAR, publié au mois de mars, les habitants qui sont retournés dans la province de Fukushima ces trois dernières années ont été exposés à des doses annuelles comprises entre 0,08 et 2,6 millisieverts (mSv), soit inférieures à la dose de radioactivité naturelle reçue annuellement par un Français…
Était-il raisonnable, se demandent rétrospectivement de nombreux scientifiques, dont la rigoureuse revue américaine Science récemment, d’évacuer si longtemps les populations, y compris à Tchernobyl ? La réponse de James T. Smith a sauté au montage : « Nous avons mené des études sur le transfert de la radioactivité du sol aux récoltes et nous pensons que, dès les années 1990, la plupart des terres agricoles auraient pu être à nouveau cultivées. »
« Entretenir la peur aggrave les souffrances des populations »
Car c’est l’aspect le plus étonnant de la censure décidée par Arte : les victimes les plus nombreuses des accidents nucléaires, celles qui souffrent encore aujourd’hui, sont totalement niées. Tel qu’il est monté, le documentaire final suggère que les populations vivent aujourd’hui encore à Tchernobyl et à Fukushima sur des terres épouvantablement contaminées, ruinant leur vie pour toujours, alors que l’ensemble des spécialistes interrogés expliquent (dans leurs interventions censurées) exactement l’inverse.
James T. Smith, qui travaille depuis trente ans avec les populations concernées de Tchernobyl, raconte des habitants beaucoup plus affectés par les « peurs irrationnelles » entourant la radioactivité que par l’accident lui-même : des terres fertiles qui ne sont plus cultivées, des productions invendables à cause des idées fausses véhiculées sur les niveaux de radiation, un état de stress permanent engendrant diabètes, problèmes cardiaques, alcoolisme, addictions…, tout cela documenté dans de nombreuses études.
Dans ces régions « maudites », le chômage est endémique, il n’y a « pas de transports publics, pas de papier toilette dans leurs hôpitaux, pas d’écoles. Parce qu’il n’y a plus d’investissements économiques. » Myriam Tonelotto l’admet : « Ce qu’il y a de plus dérangeant, c’est que nous sommes responsables, en diffusant des informations fausses, du maintien dans la misère et de l’absence d’avenir des enfants de Tchernobyl. Pas de ceux d’hier, mais de ceux d’aujourd’hui… Les conséquences les plus graves des accidents sont liées à notre gestion irrationnelle des événements. Au lieu d’atténuer les effets de la catastrophe industrielle, on les a décuplés. »
Une censure idéologique
Un message clairement exposé dans la version originale du documentaire, qui invitait à réfléchir aux conséquences concrètes et directes des peurs entretenues sur les radiations, déconnectées des données scientifiques. Pour la communauté scientifique, l’écart entre les connaissances sur le sujet et la perception du public est une source inépuisable d’interrogations, et un cas d’école.
Mais la direction allemande de la production d’Arte, antinucléaire, demandera cinq réécritures à l’équipe, avant d’admettre un désaccord idéologique et de remanier elle-même le documentaire en retranchant en particulier les deux derniers volets du film qui marquaient un tournant et l’ouverture du débat. Le contrat en droit luxembourgeois liant la réalisatrice à la chaîne ne lui permet pas de bloquer la diffusion du documentaire.
Selon nos informations, plusieurs intervenants, s’estimant trompés et manipulés, ont exigé que leur témoignage soit retiré du film, sans succès. Quant à la direction d’Arte France, qui n’était visiblement pas au courant des coups de ciseaux opérés outre-Rhin, elle a renvoyé Le Point… à la direction allemande de la chaîne, qui a décliné tout commentaire auprès de nos confrères du Luxembourg. En allemand, comment traduit-on « manipulation » ?