Ivan Jablonka : «Dans ma famille, être bon à l’école était quelque chose que l’on devait aux disparus»

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Historien et écrivain, Ivan Jablonka, 47 ans, enseigne l’histoire contemporaine à l’université Paris-XIII. En 2016, son livre Laëtitia ou la fin des hommes (Seuil), dans lequel il se penche sur un féminicide, est couronné du prix Médicis et du prix littéraire du Monde. Il s’intéresse, par la suite, aux nouvelles masculinités avec Des hommes justes (Seuil) en 2019. Puis, en janvier dernier, il explore ce qu’il appelle sa propre « garçonnité » dans Un garçon comme vous et moi (Seuil).

Je ne serais pas arrivé là si…

… Si l’histoire n’avait pas percuté ma famille, si elle n’avait pas transformé certains vivants en disparus et si elle ne nous avait pas roulés comme des galets dans son ressac. C’est parce que l’histoire nous a choisis que j’ai ensuite choisi l’histoire.

Vous faites allusion à la seconde guerre mondiale et à la Shoah qui a décimé une partie de votre famille…

Mes quatre grands-parents étaient juifs. Mes grands-parents paternels venaient de Pologne, mes grands-parents maternels étaient originaires de Russie. Au moment où la guerre éclate, ils vivent tous à Paris. Deux ont été arrêtés et tués, deux sont passés à travers les mailles du filet. Mes grands-parents paternels ont été arrêtés en 1943, déportés à Auschwitz et assassinés. Mes grands-parents maternels ont traversé toute la guerre à Paris. Cette différence de sort m’a profondément interpellé. J’ai voulu comprendre et j’ai à plusieurs reprises interrogé ma grand-mère maternelle que j’ai bien connue, qui était une femme à la fois très gaie et très tendre, et qui nous a entourés d’amour et de bonnes recettes juives. Je lui ai dit : « Comment ça se fait que tu n’aies pas été arrêtée alors que tu portais l’étoile ? Comment est-ce que tu t’en es sortie ? » Elle me répondait : « C’est ma bonne étoile. » Ce qui était évidemment une pirouette : l’étoile jaune cousue sur ses habits, c’était évidemment la mauvaise.

Ils vivaient normalement comme des milliers d’autres Parisiens, sans se cacher ou presque, simplement alertés de temps à autre par des commerçants qui avaient eu vent d’une rafle et qui les incitaient à se faire discrets quelques jours. Tout cela m’a toujours paru invraisemblable et m’a poussé à me demander pourquoi ils avaient échappé à cette horreur de la déportation des juifs de France sous Vichy. Un des facteurs réside probablement dans le fait qu’ils parlaient parfaitement français car ils étaient nés en France, contrairement à mes grands-parents paternels qui étaient des immigrés de fraîche date. La seconde explication, c’est qu’ils avaient un métier : ma grand-mère était sténodactylo et mon grand-père travaillait dans le meuble. Ils étaient donc bien intégrés socialement. Mon grand-père paternel, lui, était artisan dans le cuir. Il est arrivé en France en 1937, sa femme un an plus tard. Ils n’étaient pas très insérés, et allaient de taudis en taudis. Cette précarité dans ces années-là, entre 1939 et 1945, pouvait être une question de vie ou de mort.

Dans un de vos livres, vous parlez de votre père comme d’une « victime »…

Mon père est né en 1940, juif en plein Paris occupé. Il a perdu ses parents à l’âge de 2 ans et demi, c’est pourquoi il est difficile d’utiliser un autre mot. On peut aussi dire qu’il est un orphelin de la Shoah. C’est surtout un survivant. Il a été recueilli par des cousins de ses parents puis exfiltré grâce à un réseau clandestin juif chez des paysans bretons. A la fin de la guerre, il a été élevé à Oberkampf, un quartier très pauvre à l’époque, par ces mêmes cousins qui sont devenus ses tuteurs. Il a fait des études d’ingénieur et a rencontré ma mère, une jeune professeure de lettres. Ma mère aussi est une survivante dans la mesure où elle est née juive en 1944 dans une Europe où les juifs étaient pourchassés, arrêtés, tués. Je suis leur premier enfant, né en 1973, dans ce milieu de la classe moyenne intellectuelle juive.

De quelle façon cette histoire familiale tragique était-elle présente dans votre vie ?

C’était une toile de fond. J’ai su les choses par capillarité mémorielle. Je l’ai su, je l’ai appris, je l’ai senti, mais pas avec le degré de conscience qui consiste à se dire « j’ai de la peine ». Mes parents parlaient, mais pas explicitement, de ce qui s’était passé. Mes grands-parents maternels me racontaient des histoires de pogroms de juifs en Russie bien avant la seconde guerre mondiale. Mon père évoquait des anecdotes et des blagues d’orphelinat. J’ai mis longtemps à comprendre à quel point tout cela était tragique, mais c’était là, quelque part. A l’âge de 6 ans, j’ai écrit un poème qui disait « le train s’en va, le train s’en va… ». Ce n’est évidemment pas anodin.

Qu’est-ce que cela signifie d’être un fils de survivants ?

Quand vous avez des grands-parents morts à Auschwitz, vous n’avez pas intérêt à rater à l’école. Il y a une responsabilité qui consiste à réussir. C’est quelque chose que j’ai toujours senti, porté, une obligation non dite. Dans mon milieu, la réussite scolaire était très valorisée, c’était là qu’il fallait exceller, pas dans l’argent, pas dans le matériel ou le tape-à-l’œil, mais dans les livres. Au-delà de cette culture, dans notre famille précisément, être bon à l’école était quelque chose que l’on devait aux disparus. J’ai donc fait un parcours rectiligne dans les institutions de la République scolaire, d’abord au lycée parisien Buffon, puis en classe préparatoire à Henri-IV puis à l’Ecole normale supérieure et enfin à la Sorbonne où j’ai passé ma thèse. Mais, plus largement, cet environnement familial m’a donné une possibilité d’histoire, une liberté de faire de l’histoire.

Je déteste l’expression « devoir de mémoire » qui porte une idée de contrainte alors que cela devrait être fait de façon consentie. C’est mon histoire familiale qui m’a fait m’intéresser non seulement à l’histoire, non seulement au XXe siècle, mais encore aux enfants et plus largement aux disparus. J’ai longtemps hésité entre des études de lettres et des études d’histoire, car j’ai toujours aimé lire. A 23, 24 ans, j’ai arrêté les études littéraires pour me lancer dans l’histoire et les sciences sociales et je ne l’ai jamais regretté. C’est par ces disciplines que je suis plus tard revenu à la littérature. Elle me permet de parler de gens qui ont été bel et bien vivants, avec des projets, avec une normalité avant de disparaître dans des événements plus grands qu’eux, Laëtitia dans un assassinat, mes grands-parents dans un génocide. Ils ont été des gens normaux dont il fallait reconstituer l’histoire. J’écris pour restituer cette normalité oubliée, écrasée par un destin tragique. Mon petit frère, dont je suis très proche, est devenu scénariste de fiction. Notre métier à tous les deux est de raconter des histoires, ce n’est sûrement pas un hasard.

Dans votre dernier livre, vous écrivez que vous avez été un enfant adoré…

J’ai été aimé, choyé, chéri, entouré. Ça donne confiance. Cette forme de responsabilité que j’ai ressentie à être un enfant de survivant m’a donné beaucoup d’énergie. Mais ce poids mémoriel a également été source de grandes angoisses. Cette peur de ne pas être à la hauteur des attentes individuelles et surtout collectives placées en moi m’a fait travailler, étudier comme si j’avais quelque chose à prouver. J’en ai développé une sorte de perfectionnisme, de course à l’excellence, de course contre soi-même qui peut être épuisante.

Que signifie pour vous « être juif » ?

Je suis juif, j’en porte l’héritage et la trace. Mais je ne le définis ni par Israël ni par la religion. Je n’ai pas fait ma bar-mitsva, mes parents n’avaient aucune pratique religieuse. Mais il y avait chez nous d’autres marques du judaïsme : la cuisine, l’humour, la dérision, une forme de joie assez grave, la capacité à douter, le goût des études, celui des débats. Notre judaïsme, comme le définissait Georges Perec, est un judaïsme de la faille, du doute, du saisissement, de l’absence, de la disparition.

Tous vos livres parlent de l’enfance…

Ce n’est pas un hasard. Cela renvoie évidemment à ma propre enfance et aussi à mon parcours. Mon premier travail de recherche avait pour objet les enfants de l’assistance publique au XIXe siècle, des enfants qui ont été abandonnés et ont grandi sans parents. Je ne peux pas m’empêcher de travailler sur les accidents de vie, sur ce que signifie être expulsé de sa propre enfance. Ce qui m’intéresse, c’est la perte et la reconstruction, comment on meurt et on renaît, comment on disparaît et on se retrouve. Qu’est-ce qui, en chacun de soi, a été perdu et reconstruit est au centre de mon questionnement.

Dans votre dernier livre, vous évoquez également des camarades d’enfance qui ont eu des trajectoires plus douloureuses et heurtées que la vôtre, on sent une forme de fascination pour ces parcours…

Moi qui ai été très rectiligne, j’aurais, en effet, bien aimé faire des zigzags. J’évoque dans ce livre, à travers certains copains d’enfance, une garçonnité de l’addiction, de la drague, de la violence. Moi, je n’étais pas dans cette garçonnité-là, mais dans une garçonnité de contrôle, peut-être même de sacrifice. J’ai toujours gardé de l’amitié pour ceux qui n’avaient pas pris le même chemin que moi. A chaque fois qu’ils faisaient des choses dangereuses, transgressives, parfois graves, j’étais là, mais je n’ai jamais participé, certainement par appréhension et aussi par volonté de préservation. Il y avait cette idée que la vie était précieuse et qu’il fallait prendre soin de soi. Je n’avais pas le droit de dilapider les possibilités que j’incarnais pour ma famille.

Vous vous décrivez comme « féministe », comment l’êtes-vous devenu ?

Je pense avoir eu une réflexion sur le masculin assez tôt car j’étais en décalage avec les codes de mon genre dès l’adolescence. En classe de terminale, je disais des phrases ahurissantes comme : « Je ne suis pas un mâle. » C’est curieux de dire ça, on ne me demandait rien, cela m’étonne encore. J’étais alors beaucoup plus « fille » que « gay », c’était davantage une forme de trouble dans le genre pour parler comme Judith Butler, une forme de sensibilité différente et décalée. J’étais à la fois garçon et fille, je jouais au foot et je regardais Candy. Je n’en souffrais pas pour autant, je n’ai jamais été stigmatisé.

Les vacances naturistes que l’on passait avec mes parents ont également contribué à une éducation moins genrée. Le naturisme est le désapprentissage du genre. Comme tout le monde est nu, le sexe ne compte plus, le génital n’est pas plus important qu’un genou ou des cheveux. C’est important quand on a 8 ans de se dire que les petites filles ne sont pas nécessairement en robe rose et les petits garçons en culottes courtes puisque tout le monde est nu. C’est une autre forme d’uniforme, l’uniforme de la nature qui fait qu’on ne se pose même plus la question. C’est une bonne chose que le genre ne compte pas toujours, ça libère par rapport aux obligations sociales.

Quand avez-vous pris la mesure des violences faites aux femmes ?

Plus tard, la vie de couple et de famille, l’influence de ma femme m’ont fait prendre conscience d’injustices envers les femmes – inégalités salariales, charge mentale, violences – sur lesquelles j’avais envie de travailler. Quand j’ai écrit sur les enfants abandonnés au XIXe siècle, j’ai eu à me pencher sur l’extrême violence subie par les femmes car on n’abandonne jamais son enfant sans raison. J’ai été également frappé par l’ampleur de la misogynie légale qui s’exprimait à l’époque à travers le code civil, le code pénal et l’arsenal législatif.

Laëtitia, qui sort en 2016, c’est-à-dire un an avant le mouvement #metoo, traite déjà de cette question fondamentale de la violence faite aux femmes. Laëtitia est détruite par les hommes dès l’enfance, à commencer par son propre père, et elle ne cessera de l’être jusqu’à son assassinat. Depuis longtemps je sais qu’il y a un problème dans le masculin. C’est quelque chose à laquelle il faut se confronter même si ce n’est pas facile.

Vous avez d’ailleurs été critiqué par certaines féministes qui contestent votre légitimité à parler de ces questions…

J’ai conscience qu’entrer dans le féminisme en tant qu’homme est compliqué et problématique car les femmes n’ont pas eu besoin des hommes pour acquérir droits, égalité et libertés. Je sais qu’il y a toujours un soupçon qui pèse sur les hommes dans une société comme la nôtre. Travailler à la justice de genre en tant qu’homme, c’est donc rester à sa juste place. Personne ne souhaite voir un homme sur le devant de la scène féministe, ça serait déplacé. La juste place, c’est une réflexion sur le masculin et c’est ce que je mène. Des hommes justes est un livre d’alliance avec les féministes, mais c’est un livre sur le masculin, sur les hommes et non sur les femmes. Je suis et je resterai un homme qui écrit sur les hommes.

Un garçon comme vous et moi, Seuil, « La librairie du XXIe siècle », 320 pages, 20 euros.

Source lemonde