Thierry Breton mène au pas de charge la contre-offensive diplomatique face aux Britanniques, désormais dépendants de l’UE pour la deuxième dose des vaccins.
Boris Johnson ayant persiflé tout l’hiver se trouva fort dépourvu quand l’heure de la seconde dose fut venue… C’est en quelque sorte la fable de La Fontaine que le commissaire européen Thierry Breton sifflote aux Britanniques ces jours-ci. Depuis que les Européens ont mis en place l’obligation de réciprocité dans les exportations, Londres a changé de ton. Boris Johnson, qui dépend des productions de vaccins de l’UE, est désormais en position de demandeur. Il a grandement besoin des exportations des vaccins Pfizer-BioNTech produits sur le continent. C’est lui qui parle de négociation.
Interrogée par Le Point, l’ambassade du Royaume-Uni à Paris évoque une négociation en cours. « Nous continuons à discuter de ce que nous pouvons faire de plus pour assurer une relation réciproquement bénéfique entre le Royaume-Uni et l’UE sur le Covid-19, déclare un porte-parole. Comme l’a dit le Premier ministre dans des déclarations précédentes, y compris une déclaration cosignée par d’autres dirigeants mondiaux, aucun pays ne peut faire face seul à cette urgence sanitaire, et nous devons relever ce défi par la solidarité et la coopération. »
Bras de fer
La solidarité ? À Bruxelles et dans les capitales des grands pays de l’Union, de Paris à Berlin, de Madrid à Rome, on s’étrangle. Les Britanniques invoquent la « solidarité » alors qu’ils n’ont exporté aucune dose du vaccin AstraZeneca vers l’UE tandis que l’Europe a fourni 21 millions de doses de vaccins aux Britanniques, soit les deux tiers des injections réalisées Outre-Manche. « Mais de quelle négociation parle-t-on ?, réplique Thierry Breton. Il n’y a rien à négocier. Les Britanniques n’ont aucun levier. Les vaccins, c’est l’Europe qui les produit. Ils ont deux usines AstraZeneca dont l’une ne fonctionne pas. Que les Britanniques ne s’inquiètent pas, ils auront leur deuxième dose, mais seulement après qu’AstraZeneca aura rempli ses obligations contractuelles envers l’UE et rattrapé son retard de livraison. »
Breton s’est battu en interne, à Bruxelles, pour renforcer le mécanisme de surveillance des exportations. Il a fallu batailler pour convaincre la Commission de durcir sa position. Idem avec les responsables belges et néerlandais, qui n’étaient pas très partants pour entamer ce bras de fer avec Londres. Et pour cause : Boris Johnson, sentant le vent du boulet, a appelé chacune des capitales de l’UE pour tuer dans l’œuf l’initiative de la Commission. Et il trouva une oreille plus attentive du côté des Belges et des Néerlandais, des alliés traditionnels…
La tournée des grands ducs
Il fallait absolument contrer cette offensive diplomatique. Aussi, le commissaire Breton, qui a pris en main la supervision de la production européenne, a-t-il empoigné son bâton de pèlerin pour organiser la contre-attaque lors d’une tournée des grands ducs. Ni une ni deux, le 3 mars, le commissaire français rencontrait Hugo de Jonge, vice-Premier ministre des Pays-Bas (en charge de la Santé), pour le persuader qu’il ne fallait plus se laisser marcher sur la tête par les Britanniques et contraindre AstraZeneca à réorienter sa production vers l’UE. Le site d’Halix, situé à Leiden, était alors au cœur du conflit avec Londres…
Le 4 mars, il s’est rendu en Italie pour s’assurer que Mario Draghi et Giancarlo Giorgetti, le ministre de l’Industrie (issu de la Ligue), suivraient la Commission. Le 5 mars, c’est avec le Hongrois Viktor Orban, tenté de faire bande à part en achetant les vaccins russes et chinois, que Thierry Breton s’entretenait. « Combien de vaccins avez-vous reçu des Russes ? », demanda Breton. « Je ne sais pas », lui aurait répondu Orban. « Eh bien moi, je sais : 40 000. L’Europe va vous livrer du Pfizer, 11 millions de doses », reprend Breton, soucieux de maintenir l’unité européenne autour de la stratégie vaccinale. « Les Russes promettent des vaccins qu’ils sont incapables de produire pour eux-mêmes », affirme le commissaire, qui ne souhaite pas déstabiliser la production européenne en laissant se répandre l’idée que les Russes ou les Chinois feraient des miracles.
Maintenir la cohésion de l’UE, un job à plein temps
Le jour même où Breton rassurait Orban, il s’envolait pour Vienne, où Sebastian Kurz, le jeune chancelier, l’attendait. La veille, Kurz avait annoncé, avec la première ministre danoise, Mette Frederiksen, une alliance avec Israël portant sur la recherche et la production des vaccins de la seconde génération. Un pas de côté qui n’était pas très bien vécu par les autres capitales, dont Paris. Thierry Breton, là aussi, mit les choses sur la table et expliqua ce qu’il était en train de monter. Kurz fut dès lors plus vague quant à ses projets avec les Israéliens… Et pour cause : 100 % des vaccins BioNTech-Pfizer utilisés en Israël sont produits en Europe. Et le 18 mars, Breton a eu la même conversation avec Mette Frederiksen.
Les Baltes, qui comptaient beaucoup sur le vaccin AstraZeneca, sont dans une situation critique avec un retard vaccinal criant. Thierry Breton est allé les voir eux aussi : le 22 mars, le commissaire était dans le bureau du Premier ministre letton Krisjanis Karins et, le jour même, il enchaînait avec la présidente estonienne Kersti Kaljulaid. Le 24 mars, le Belge Alexander De Croo recevait Breton. La date ne doit rien au hasard : il fallait convaincre De Croo de soutenir l’initiative de la Commission sur les exportations à la veille du Conseil européen en visio.
Le 26 mars, cap au Sud, c’est en Espagne et au Portugal que le VRP des vaccins européens posait rapidement ses valises pour rassurer Maria Reyes Maroto, la ministre de l’industrie espagnole, et Antonio Costa, le Premier ministre portugais, actuellement en charge de la présidence tournante de l’UE. Naturellement, le commissaire français s’est également entretenu avec Emmanuel Macron. Les deux hommes sont plutôt des alliés naturels.
Breton ne s’arrêtera pas en si bon chemin et compte bien rencontrer les responsables des 27 pays de l’UE. Prochains rendez-vous : la Bulgarie, la Suède, etc. En somme, ce que fait le commissaire français, c’est – en accéléré – exactement ce que Michel Barnier n’a cessé de faire pendant quatre ans pour maintenir la cohésion des 27 dans la difficile négociation du Brexit. Il n’y a pas d’autres méthodes pour que l’UE fonctionne : voir les leaders, les rassurer, discuter, argumenter, afin qu’ils se sentent faire partie de l’aventure.
Johnson lâché par Biden
Dans cette guerre d’influence mondiale, les Américains ont choisi de jouer la carte America first. Contrairement aux Russes et aux Chinois, ils ne cherchent pas à étendre leur influence en distribuant leurs vaccins, y compris à leurs alliés les plus proches. Boris Johnson en a fait la cruelle expérience. Il a cru pouvoir compter sur Washington pour contourner l’Union européenne. Manque de chance, Joe Biden s’est montré intraitable : les Britanniques, ces cousins éloignés, ne seront pas mieux traités que les autres et ne recevront aucune dose du vaccin BioNTech-Pfizer produit aux États-Unis tant que les Américains n’auront pas atteint l’immunité collective. Coup dur pour « Bojo », désormais sans « Plan B » et inexorablement contraint de se tourner vers l’Union européenne…
« S’il veut des vaccins, eh bien qu’il nous les demande », ironise Breton, lassé de l’eurobashing dont les Britanniques se sont fait les champions depuis trois mois. Le Premier ministre britannique n’a pas démérité dans cette histoire : il a foncé sur les premières doses, obtenu des premiers résultats sanitaires satisfaisants. Il peut même envisager d’ouvrir à nouveau les restaurants, les bars… On peut dire qu’il a, par son habileté, mené sa barque solitaire en menant au score à l’issue de la première mi-temps. Seulement voilà, la seconde mi-temps s’annonce plus délicate. Les deuxièmes doses sont sur le continent européen. Et l’UE n’entend plus se laisser humilier…
53 sites de production en Europe
« Je constate que le seul groupe pharmaceutique qui n’a pas rempli ses obligations envers l’UE est britannique alors qu’il a livré toutes ses commandes au Royaume-Uni, souligne le commissaire Breton. Tous les autres groupes pharmaceutiques qui ont signé des commandes avec l’UE ont rempli leurs obligations. L’Europe est le premier continent producteur au monde avec 190 millions de doses, devant les États-Unis. Nous avons joué la carte de la solidarité internationale. Nous fournissons 100 % des vaccins au Mexique, au Canada, en Israël, en Arabie saoudite. Donc, maintenant, ça suffit. On n’a pas à rougir de notre bilan ! »
La puissance industrielle de l’UE se décline à travers 53 sites de production, dont 23 produisent la substance active, 26 sont dédiés au conditionnement (enflaconnage) et 4 font les deux. La carte de l’Europe confirme clairement que l’Allemagne est la puissance industrielle majeure du continent avec une vingtaine d’installations à travers tout le pays.
La France désindustrialisée, à la traîne de l’Allemagne
La France parait un bien pâle compétiteur avec seulement 6 sites de conditionnement (ce que les Anglais appellent le fill and finish) : Delpharm à Saint-Rémy pour le compte de BioNTech-Pfizer, Recipharm à Monts pour Moderna, Fareva pour CureVac (à partir de mai) à travers trois sites (Amboise, Idron et Val-de-Reuil). Sanofi, en août, mettra à disposition son site de Marcy-l’Étoile (vers Lyon) pour le vaccin Jansen de Johnson & Johnson. À noter, Delpharm, Recipharm et Fareva ont reçu de l’argent public pour accroître leur capacité de production.
S’agissant des 4 sites capables d’assurer à la fois la production de la substance active et le conditionnement, il s’agit de Val-de-Reuil, Vitry, Saint-Amand et Neuville-sur-Saône. Ils sont destinés à produire le futur vaccin Sanofi-GSK, probablement au quatrième trimestre de l’année en cours.
L’Europe vise les 200 millions de doses par mois à la fin de l’année
L’usine CordenPharma de Chenôve (près de Dijon) produit l’enveloppe lipidique de la substance active du vaccin Moderna. Des équipements de chromatographie (pour la purification des vaccins à ARN messager) sont produits par Novasep à Pompey (Meurthe-et-Moselle). Sans oublier le site de Molsheim du groupe Merck qui a bénéficié d’un investissement de 25 millions d’euros et qui sera opérationnel à la fin de l’année 2021. L’usine Sartorius d’Aubagne fabrique des équipements biopharmaceutiques indispensables. À la demande de la Commission européenne, le gouvernement français a également identifié divers sites susceptibles d’accroître les capacités de production française, notamment ceux du groupe Boehringer Ingelheim à Toulouse, Lentilly et Gerland.
« Avant la fin de l’année, l’Europe aura restauré son autonomie dans la production de vaccins. L’Europe sera alors capable de produire 200 millions de doses par mois, affirme Thierry Breton. Nous préparons déjà l’adaptation des vaccins aux variants futurs à travers une initiative européenne, ce que nous avons appelé l’incubateur Hera. »