Nées à Bnei Brak, « capitale » des ultraorthodoxes, près de Tel-Aviv, ces adolescentes refusent de se plier aux règles très strictes de leur communauté. Mises à l’index par leur foyer, elles sont livrées à elles-mêmes, en quête d’une liberté chèrement payée.
Evidemment, elles y étaient. Deux courtes ombres tapies à l’écart des flammes. Avital* et Hodaya* n’ont rien manqué des émeutes contre le confinement qui ont emporté leur ville à la fin janvier. Deux nuits durant, ces adolescentes de 16 et 17 ans ont observé leurs voisins, de jeunes hommes d’ordinaire si sages, dresser des barrages contre la police à Bnei Brak, « capitale » des juifs ultraorthodoxes en Israël.
Serrés en grappes épaisses dans les rues de cette banlieue de Tel-Aviv, les étudiants des yeshivot, les écoles religieuses, en manteaux et chapeaux noirs, ont contraint un policier, isolé de son unité, à sortir son arme en pleine rue et à tirer un coup de semonce en l’air. Ils ont incendié d’immenses bennes à ordures et un bus. Le chauffeur a manqué se faire lyncher, aux cris de « C’est un Arabe ! ». C’était faux : il était juif et ne remettra plus les pieds ici.
Face à ce spectacle, Avital et Hodaya sont demeurées prudentes : elles sont nées dans cette ville et connaissent les règles, strictes, qui la régissent. Elles ne se sont pas mêlées aux émeutiers, tous des hommes, membres pour certains des sectes les plus extrémistes de leur communauté. Elles se sont gardées des shomrim, les « gardiens », ces défenseurs des bonnes mœurs qui séparent garçons et filles se frôlant de trop près. Mais, durant ces deux nuits brûlantes, elles ont exorcisé leur ennui avec les autres.
Des filles en couleurs dans un royaume en noir et blanc
Depuis le début de l’épidémie due au coronavirus, il y a plus d’un an, et jusqu’à ce que le vaccin ne commence à libérer Israël, en mars, Avital a refusé, comme ces jeunes gens, de s’enfermer chez elle. Un trois-pièces avec ses parents et neuf frères et sœurs. Les haredim – ceux qui « tremblent » devant Dieu – sont l’une des communautés les plus pauvres d’Israël. Leurs familles sont nombreuses et les logements exigus. « C’est à devenir folle », dit-elle. Avec sa copine Hodaya, elles étaient ravies que la jeunesse haredi rappelle à la police que les confinements, chez eux, n’étaient plus possibles. C’est un point d’entente, l’un des derniers, entre elles et leur ville, où les rabbins sont seuls maîtres.
Avital et Hodaya sont en rupture. Membres d’une bande de filles que nous avons suivies depuis octobre 2020, elles ont un pied dans leur communauté, un autre dans la rue. Un tiers de leurs amies sont fugueuses ou ont été mises dehors par leurs parents pour des vétilles : un trait d’eye-liner mal effacé, un smartphone caché sous un oreiller. Elles sont la honte de leur famille. Dans ce royaume de Dieu en noir et blanc, elles s’affichent avec des ongles rouge vif et pailletés, des piercings à la langue et aux narines et des traits de maquillage en virgule au coin des yeux. Leurs tee-shirts sont colorés et serrés, une feuille de cannabis en métal argenté pend au cou d’Avital, petite brune menue, qui mâchonne ses mèches blondes en baillant. Autant de défis à leur communauté, les haredim, héritiers d’écoles religieuses centenaires d’Europe centrale et orientale.
Ceux qui dédient leur vie à préserver une tradition juive d’une extrême exigence représentent 12 % de la population israélienne, soit un million de personnes. Ils évoluent beaucoup depuis trente ans au contact des juifs traditionnels et séculiers. Mais leurs rabbins s’efforcent de dresser des digues : ils tiennent l’Etat à distance et imposent à leurs enfants une vie austère, où le moindre écart peut valoir bannissement.
Dans une étude publiée en novembre, l’Institut d’Israël pour la démocratie (IDI) estimait que 13,3 % des membres de la communauté ultraorthodoxe la quittent – surtout des jeunes de moins de 20 ans et plutôt des garçons. L’an dernier, une série diffusée sur Netflix, Unorthodox, un feel good yiddish un brin hollywoodien racontant l’émancipation d’une jeune femme qui a fui New York pour Berlin, a popularisé ce phénomène.
Un destin de mères pondeuses
Ces adolescentes n’ont aucune idée de là où leur chemin les mène. La plupart se disent religieuses. Elles vivent à l’ombre d’un Dieu punisseur, qui les juge. Mais elles refusent leur rôle d’éternelles mineures, de futures mères pondeuses, de servantes d’un mari tout occupé à l’étude des textes sacrés – nombre d’hommes ultraorthodoxes n’ont pas d’emploi. Elles veulent de l’argent et rire. « Un garçon qui quitte sa yeshiva et qui traîne dans la rue, tout le monde s’inquiète. Nous, personne ne nous remarque : on passe sous le radar », constate Avital.
La nuit, les rues de Bnei Brak leur appartiennent. Depuis un an, Avital et Hodaya découchent tant qu’elles peuvent. Elles ont peu mis les pieds au lycée, mais ont tout de même passé des examens en février. L’été dernier, elles sont allées faire de petites fêtes dans les bois, à l’écart de la ville, avec d’autres ultraorthodoxes en rupture. Presque chaque soir, jusqu’aux grandes pluies de l’hiver, avec leurs amies, elles ont filé à vélo dans un vaste parc, à la lisière de Tel-Aviv.
Toutes, elles pourraient quitter leur monde : la grande ville séculière est si proche. « Mais je ne connais pas d’autre endroit que Bnei Brak, confie Hodaya. J’ai peur des autres villes. » Elles boivent, fument de l’herbe ou un narguilé sur les pelouses. Elles regardent passer les chacals qui trottinent dans l’herbe, aux petites heures. Peu après notre première rencontre, en octobre, elles s’émerveillaient devant « Rami », un jeune Palestinien qu’elles trouvaient beau garçon et qui faisait chauffer les roues de sa Lamborghini sur le parking d’un parc d’attractions voisin, sous une grande roue à l’arrêt.
« Bonnie and Clyde » en herbe
Un soir sur deux, vers 2 ou 3 heures du matin, Avital et Hodaya rentrent chez elles, à pas de souris. « A la minute où je retourne chez mes parents, soit je suis sur mon téléphone, soit je dors, soit on s’engueule », raconte Avital. Ses parents ont peur qu’elle ramène le virus du dehors, peur aussi de l’exemple qu’elle donne à ses cadets. Fine, mèches rousses, airs de faune, Hodaya se revendique « bonne fille ». Pourtant, en août, elle s’est embarquée tête baissée dans une aventure qui aurait pu mal tourner. Elle a un amoureux, Yohaï, 24 ans, un motard juché sur une 600 cm3 rutilante, qui laisse pendre sous son blouson de cuir ses tsitsit, les franges de son châle traditionnel. Ensemble, les deux jeunes gens ont pris l’avion pour Londres. Dans leurs sacs, ils trimballaient 60 kilos de qat, une herbe euphorisante légale en Israël mais pas au Royaume-Uni ni à peu près nulle part ailleurs dans le monde.
Hodaya voulait se payer un scooter avec le fruit de leur forfait. Mais la police aux frontières britannique connaît la combine. Voilà plus de trois ans que des trafiquants israéliens bourrent les sacs de jeunes ultraorthodoxes pour les envoyer dans toute l’Europe. En septembre, quatre jeunes femmes, originaires de Bnei Brak et d’autres villes en Israël, se sont fait pincer en Bulgarie. Elles ont passé plus de deux mois en prison à Varna, station balnéaire sur la mer noire, avant d’être libérées sous caution, grâce à une collecte organisée par leurs parents.
Hodaya dit connaître l’une d’elles, de son lycée. Avec Yohaï, elle a eu de la chance : ils ont été libérés au bout de deux jours, après intervention des autorités israéliennes, raconte-t-elle. Renvoyés en Suisse, où ils avaient été en transit à l’aller, ils ont passé le shabbat à Zurich, avant de pouvoir rentrer. Hodaya montre des selfies sur son téléphone : Yohaï passe le bras sur son épaule, à bord d’un bateau pour touristes, qui les promène sous un château bucolique dominant des chutes d’eau sur le Rhin.
Une mère adoptive et entremetteuse
Ses copines sifflent d’admiration et d’envie. Elles sont très proches, mais Hodaya ne leur avait rien dit de son échappée. Cet après-midi d’automne, elles traînent autour d’une table avec toile cirée, dans la cuisine de Tova Bouriya, une mère de famille ultraorthodoxe d’origine yéménite dont une des filles, Ortal, leur ressemble. Son appartement, à Bnei Brak, fait office de « gare routière centrale » pour les jeunes filles en déshérence, dit Tova en rigolant.
Elle a utilisé le moindre mètre carré disponible pour y aménager des chambres qui lui permettent d’en accueillir une quinzaine. Elles peuvent rester quelques jours, trois mois au maximum. Interdiction de fumer sur le palier, habits « modestes » obligatoires aux alentours de l’immeuble – il ne faudrait pas se mettre les voisins à dos. Hodaya sait que ses parents, qui ont rencontré ceux de Yohaï, envisagent de les marier : ce serait une façon de la faire rentrer dans le rang. Pour elle, une manière de quitter la maison.
Tova Bouriya s’empresserait d’accrocher leur portrait sur son frigo, où elle conserve d’innombrables sourires, photographies aimantées et plastifiées de jeunes épouses, de leurs maris et de leurs bébés, fruits de 402 unions qu’elle prétend avoir contribué à arranger. A 48 ans, elle mobilise à toute heure sur WhatsApp un impressionnant réseau. A la tête de son association, Tov Ba’lev, on l’a vue envoyer un garçon fugueur en pensionnat dans le Golan et démarcher la supérette du coin pour faire embaucher ses protégées.
Tova ne se préoccupe pas de savoir si elles quitteront la communauté : elle se contente d’éviter les drames. Mais elle n’est pas une professionnelle. Elle rêve d’entrer en politique au sein du Likoud, le grand parti de droite au pouvoir, et passe une bonne partie de son temps à rassembler des donations, en attendant de bâtir la maison de ses rêves pour accueillir ses « filles ».
A la merci de la drogue et des violences sexuelles
Dans la petite bande qui gravite autour d’elle, certaines sont vraiment en rupture familiale, à la rue. Talya, 18 ans, brune aux yeux fendus en amande, qui parle un hébreu rugueux de manière atone, comme absente, a passé six semaines dans l’appartement de Tova l’an dernier. Puis elle a atterri à Rimonim, une station-service dans le centre de Bnei Brak. Les jeunes rebelles cachent des matelas derrière un mur, pour les sortir à la fermeture. La nuit, ils tuent le temps dans une allée commerçante et se retrouvent sur le toit d’un parking.
Talya y a rencontré d’autres fugueurs ultraorthodoxes, dont Joseph, 15 ans, mais qui en paraît 13. Son grand sourire révèle une incisive fendue. Comme bien d’autres, ce petit fumeur d’herbe chassé par sa communauté de Jérusalem a atterri à Bnei Brak car il savait qu’il y trouverait des camarades. Il sait aussi qu’il va pouvoir contourner certaines règles, l’Etat mettant peu son nez dans la ville des rabbins. Il y a des jours où Bnei Brak semble une jungle. Dans quel autre endroit, Joseph pourrait-il louer à des propriétaires qui ne posent aucune question une chambre de bonne qui tient du garage à vélos insalubre ? Il y partage depuis décembre un lit étroit avec un copain en rangers, endetté dans toute la ville pour se payer des drogues de synthèse.
« Mon problème, honnêtement, c’est que j’étais trop intéressée par les garçons, explique Talya. J’ai acheté un téléphone pour discuter avec eux. Mon père l’a découvert et m’a fichue dehors. » C’était il y a un an. Dans la station-service de Rimonim, elle raconte avoir été violée une nuit. Joseph l’a entendue crier : « Les garçons ont attrapé le gars, mais ils n’ont pas prévenu la police. » Depuis lors, Talya a flirté avec la prostitution pour ne pas dormir dehors.
« Je ne suis plus orthodoxe et j’ai besoin d’un oreiller pour reposer ma tête. Pourquoi je ne payerais pas avec mon corps un homme qui m’héberge ? », interroge-t-elle. La jeune fille n’a qu’une idée vague de ce que pourrait être une relation saine avec un homme. On n’apprend cela ni sur Internet, ni dans la rue. Il est arrivé que l’un des garçons qui l’héberge la viole. « Moi, j’étais prête à me donner, mais il a préféré me forcer », raconte-t-elle.
Depuis notre première conversation, en octobre, elle est brièvement retournée dans sa famille. Puis elle est passée d’une zoula à une autre, ces appartements où de jeunes gens s’entassent et que parfois la police vide. En janvier, elle a attrapé le Covid-19 et a passé deux semaines à l’isolement dans un hôtel géré par le gouvernement. Depuis février, elle vit chez un « gentil garçon », un ancien haredi : elle est sûre qu’il n’abusera pas d’elle. Talya espère arrêter ce qu’elle appelle la « cocaïne », en réalité une forme de crack meilleur marché. Elle cherche aussi un travail.
Familles sans le sou
Certaines de ces jeunes femmes finiront peut-être par revenir vers leur famille. Camarade de Talya, Liel*, 17 ans, prétend, quant à elle, qu’elle ne serait jamais partie si la pauvreté de ses parents ne l’avait pas tant révoltée. Elle a fui deux fois sa petite ville du Nord, mais aujourd’hui elle défend les siens bec et ongles. Liel explique qu’ils l’ont tirée de la rue lorsqu’elle avait 13 ans : « Je détestais tout, je me rebellais contre tout. Ma mère m’a sauvée. » Elle nous la passe au téléphone, pour prouver qu’elles s’aiment et se soutiennent.
En janvier, Liel et sa sœur Myriam*, 18 ans, ont déménagé d’une tanière insalubre dans un appartement propret, vivant de dix petits métiers : vendeuse, serveuse… Cela fait deux ans qu’elles ont quitté leur famille. Elles n’en pouvaient plus. Leurs parents n’avaient pas de quoi leur payer le bus pour se rendre à l’école. Elles sont passées par chez Tova, à qui elles ont laissé le souvenir de « bonnes à rien ». Elles croisent les autres filles de la bande d’une fête à l’autre.
Deux bongs pour fumer de l’herbe refroidissent sous l’oreiller de Liel, près d’un ourson blanc et rose. Pourtant, elle se dit encore haredi. Elle aime les gens de Bnei Brak, qui le lui rendent bien, d’après elle. Liel porte manches longues et jeans ample. Elle affirme être prête à renoncer à ses magnifiques boucles noires pour une perruque traditionnelle, lorsqu’elle se mariera. Prête aussi à faire dix enfants.
Mais, avant tout cela, elle rêve d’argent. Comment faire ? Les écoles des haredim, autonomes du système laïque, ne lui ont enseigné ni l’anglais, ni les mathématiques, ni l’histoire. L’université est mal vue par les rabbins. En décembre, elle s’est inscrite dans une institution pour jeunes gens en décrochage, mais elle a du chemin à faire. Elle croit par exemple que l’Etat d’Israël a été fondé en 1994 (en réalité en 1948). « Moi je veux être riche, se défend-elle. Qui est libre dans ce pays ? Celui qui a une éducation ou celui qui a 2 millions sur son compte en banque ? »
Issues de familles séfarades
La plupart des anciens haredim le disent : il faut une décennie à ceux qui partent pour se refaire une tête, un corps et une vie. A l’adolescence, Meytal, 32 ans, s’est embourbée dans les mêmes ornières que Liel. Mais elle estime s’en être mieux sortie que ses anciennes camarades de la rue, parce qu’elle est issue d’une famille équilibrée et a été éduquée dans une école ashkénaze de bonne réputation. C’est le petit secret de ces jeunes filles : elles sont pour la plupart issues de familles juives séfarades, venues de la Méditerranée et du Proche-Orient.
A leur arrivée massive en Israël, dans les années 1950, les sépharades ont été relégués à la périphérie pauvre du pays et traités comme des citoyens de seconde zone. Les haredim n’ont intégré que récemment nombre d’entre eux, et plutôt mal. Selon l’étude de l’Institut d’Israël pour la démocratie, les enfants des sépharades, qui ne représentent qu’un tiers des ultraorthodoxes, quittent de façon disproportionnée la communauté : ils comptent pour 57 % des départs.
Il y a quinze ans, quand Meytal a quitté Bnei Brak, où elle vivait avec ses parents, elle a atterri à Pardes Katz, un quartier mal famé au nord de la ville. Elle s’est imaginé que la vie dehors, les drogues, les petites frappes auxquelles elle s’acoquinait, c’était cela, le monde laïc. Elle n’avait pas idée qu’il pouvait en exister un autre. Avec l’un de ces garçons, vite disparu, elle a eu un fils. Meytal ne l’avait pas désiré, elle l’a gardé sans vraiment le décider.
Peu avant d’accoucher, elle a appelé sa mère : si elle ne lui trouvait pas un toit, Meytal irait s’asseoir « sur le perron de la maison familiale, avec [son] gros ventre », à la vue des voisins. Sa mère lui a glissé 50 euros dans la poche pour qu’elle aille donner naissance à l’enfant le plus loin possible, à Haïfa, dans le nord du pays. Depuis onze ans, elle élève son fils seule, fièrement. Meytal est aujourd’hui aide maternelle à Petah Tikva, une banlieue voisine de Bnei Brak plutôt séculière. Elle a hébergé à l’occasion des jeunes filles en rupture. Mais cela lui coûte beaucoup : « C’est dangereux pour moi, ça me ramène en arrière. »
Délaissées par l’Etat
Meytal l’avoue, elle a la nostalgie de la rue. Du temps qui s’y écoule si vite, des aventures, de la possibilité de tout envoyer bouler. Elle a de la peine pour ces jeunes femmes encore si fières des dangers qu’elles courent, qui se croient libres. En réalité, estime Meytal, elles sont exactement là où leurs parents, leurs rabbins leur ont appris que les enfants perdus dégringolent. « Des années après ce temps passé dans la rue, ma mère m’a dit : “Je ne voulais pas que tu aies une bonne vie. Je voulais que tu échoues.” Mon échec devait être une leçon pour mes petits frères et sœurs. C’est ce qui leur arriverait s’ils quittaient comme moi la maison », raconte Meytal.
Pour aider ces jeunes filles, les institutions publiques sont peu présentes. Yair Haas, le président d’Hillel, une association laïque qui, depuis les années 1990, vient en aide aux haredim ayant quitté la communauté, le déplore : « L’Etat finance quelques programmes de soutien, notamment à l’université et pour des formations professionnelles. Mais, pour l’essentiel, ces jeunes gens sont livrés à eux-mêmes. » C’est un choix politique : les partis ultraorthodoxes sont puissants en Israël. Ils savent monnayer leur soutien indéfectible au premier ministre, Benyamin Nétanyahou, pour s’assurer que le gouvernement ne se mêle pas des états d’âme de leur jeunesse, qu’il ne touche pas à leur exemption de service militaire ni aux subventions de leurs écoles religieuses.
Les haredim, cependant, ont pris la mesure du problème. Des pensionnats pour enfants en crise ont vu le jour ainsi qu’un centre pour jeunes toxicomanes, et la consultation de psychologues se répand. En cette année d’épidémie, les professionnels de l’éducation incitent les parents à la patience : les jeunes gens sont déboussolés, les départs de la communauté se font nombreux. L’association Hillel a enregistré depuis un an une hausse de 50 % des demandes d’aide et l’armée a vu les recrues augmenter dans la même proportion.
« Mais les rabbins ont peur que ces jeunes égarés ne “ruinent” les autres. Ils ne savent pas s’ils doivent les laisser quitter la communauté ou tenter de les sauver », déplore le rabbin Dov Halbertal, une figure progressiste parmi les haredim. L’association Hillel elle-même n’accueille pas les mineurs : elle préfère attendre que les jeunes soient sûrs de leur choix avant de leur donner une place dans un refuge. Cela laisse les adolescentes rebelles dans une zone grise.
La voie du kibboutz
Après avoir erré d’un pensionnat pour haredim en détresse à un volontariat dans le désert du Néguev, Nour Sadeh, 21 ans, vient enfin de trouver l’endroit qui lui convient : elle a atterri à Yifat, au nord du pays. Au vert dans un kibboutz, l’une de ces communautés agraires fondées dans les années 1950 par des socialistes, qui rêvaient de fabriquer l’homme juif nouveau, bêchant la terre en bras de chemise. A des années-lumière de ces juifs soumis et ignorants qu’étaient alors pour eux les haredim.
Bien loin du bitume et des immeubles surpeuplés de son quartier natal, à Beit Shemesh, dans le centre du pays, Nour a les pieds dans le crottin et la tête à l’ombre de pins tarabiscotés. Elle a été embauchée dans l’écurie d’un club hippique du kibboutz. Cette longue tige pâle et mutique, au visage d’enfant, y prend soin d’une trentaine de chevaux. Le patron, Elie Kara, un colosse de 49 ans, la couve d’un œil vigilant. Il accueille ici des handicapés, pratique la « thérapie équestre. »
Elie Kara ne connaissait rien du monde ultraorthodoxe avant qu’un centre de désintoxication spécialisé ne lui envoie des jeunes gens pour des journées d’excursion à cheval, il y a quinze ans. Au fil du temps, il en a pris une vingtaine sous son aile. Comme Tova Bouriya, il n’est pas un professionnel. Elie « redresse » les jeunes comme les chevaux, c’est la seule manière qu’il connaisse.
Aux écuries, Nour se lève tôt. Elle prend un soin particulier d’un noir efflanqué, qui a subi une opération de la trachée. Elle sera payée une fois formée, comme les anciens pensionnaires avant elle. Le samedi, elle déjeune avec certains d’entre eux, qui reviennent au club pour shabbat. Entre-temps, elle s’est rebaptisée. Dans la vie d’avant elle s’appelait Simha, « la joie ». Nour signifie « lumière », en arabe. Elle a aussi abandonné le faux nom de famille ashkénaze dont son père séfarade l’avait affublée pour faciliter son intégration à l’école religieuse.
Mariage arrangé
Nour était la fille cadette, « parfaite », dit-elle, et obéissante d’un prédicateur religieux disposant d’une certaine audience. A 17 ans, elle a pris peur lorsqu’il lui a proposé de lui trouver un mari : « Je n’ai pas aimé ce que j’ai vu du mariage de mes sœurs. » Elle a plaidé sa cause, tenté de gagner du temps, en demandant à passer son bac et à se former à un métier « pour nourrir [s]a future famille ». Ses 21 ans révolus, ses parents ont perdu patience. « Mais ils ne m’ont pas forcée et je n’ai pas dit non », précise-t-elle.
La voilà face à un jeune homme, lors du rendez-vous de présentation sous l’œil d’une marieuse. « Il était très bien, un bon étudiant des yeshivot. Mais, quand mon père m’a dit “c’est lui”, je n’ai pas pu. » Nour a quitté la maison un vendredi, il y a six mois. Dehors, elle a appelé sa mère pour lui dire qu’elle ne serait pas là pour shabbat. Le dimanche, elle a acheté un jeans. Plus tard, elle a coupé ses cheveux à la garçonne.
Nour ne comprend rien à ce qui lui arrive : « Tout est vague. » Mais elle a eu la chance de ne pas passer par la rue et de se trouver une sorte de guide : Esti Steinmetz. La jeune femme de 25 ans l’a tirée par la manche la première fois qu’elle a mis les pieds dans les écuries et l’a convaincue de rester. Victime d’inceste dans une famille ashkénaze ultraorthodoxe, cette pile électrique a longtemps vécu à la rue.
En cinq ans, elle a appris ici à prendre soin d’elle, se laver tous les jours, ne pas faire d’auto-stop la nuit… Esti se dit désormais non croyante et a passé avec succès un premier examen pour rejoindre une classe préparatoire au très réputé Technion, la grande université de technologie du pays. Optimiste, elle place haut la barre et se réjouit d’avoir une nouvelle amie. « J’ai pensé que Nour serait bien ici, et puis elle est jolie ! » A deux, elles font la paire.
* Le prénom a été modifié.