Pour Noémie Madar, présidente de l’UEJF, le militantisme racialiste dans les universités s’accompagne d’une augmentation de l’antisémitisme. Interview de Clément Petreault.
Mais que se passe-t-il dans les universités de France ? S’il ne subsiste désormais plus de doute sur la progression des thèses décoloniales portées par des chercheurs militants dans le monde universitaire, la vie étudiante n’est quant à elle pas épargnée par des discours et pratiques syndicaux qui s’enracinent dans l’extrême gauche et son nouvel imaginaire politique racialiste.
Aussi voit-on resurgir les incessants débats sur les réunions « en non-mixité raciale » ou les procès en « islamophobie », dès qu’il est question de laïcité ou d’antisémitisme. Appelant à renouer avec l’universalisme laïque qui a longtemps structuré le monde syndical, Noémie Madar, présidente de l’Union des étudiants juifs de France (UEJF), dénonce la dérive identitaire d’un activisme étudiant de plus en plus bruyant.
Le Point : Les débats sur les réunions « en non-mixité raciale » de l’Unef refont surface. De nombreux partisans de ces réunions avancent que l’existence même de l’Union des étudiants juifs de France légitimerait leur rassemblement sur critères pigmentaires. Vous ne semblez pas de cet avis…
Noémie Madar : En effet, ce que semble oublier l’extrême gauche pour justifier ses pratiques, c’est que de notre particularisme, nous nous sommes toujours tournés vers l’universel. L’histoire de l’Union des étudiants juifs de France (UEJF) est à ce titre éclairante. Elle a été fondée en 1944 par des résistants, pour aider les étudiants qui revenaient de l’enfer des camps. Nous n’oublions pas d’où nous venons et savons mieux que quiconque que le combat antiraciste ne se mène jamais seul. L’UEJF a pour mission d’unir les étudiants juifs de France dans un combat pour la République, contre tous les racismes, et pour la laïcité. Nous sommes une communauté de valeurs, à celui qui veut se joindre et combattre, je lui dis bienvenue, le militantisme étudiant et antiraciste a besoin de chacun.
L’Unef a souvent été pour nous un partenaire dans le combat universel. Nous sommes partis ensemble dans des voyages en Israël et dans les territoires palestiniens en passant par le Rwanda ou la Pologne. Je suis triste de voir aujourd’hui sa présidente justifier ce particularisme qui divise. Quel degré de pigmentation doit-on afficher pour entrer dans ces réunions ? Rassembler des personnes sur un vécu commun est bien différent que de les rassembler sur une couleur, qui serait synonyme de victime. Juive séfarade d’origine tunisienne, j’y serais peut-être considérée comme racisée, là où certains de mes prédécesseurs d’origine ashkénaze et bien plus blancs que moi seraient considérés comme dominants. Alors quoi ? Qui a le droit de passer le pas de la porte ? On ne peut pas combattre les discriminations en adoptant soi-même une pratique discriminatoire.
Vous avez longtemps travaillé avec l’Unef, vous diriez que ça n’est plus possible aujourd’hui ?
Dans certains endroits, comme à Sciences Po Paris, le travail en commun est possible, justement parce que l’Unef locale a décidé de revenir à ses valeurs fondatrices, un syndicalisme étudiant laïque et républicain au service de la lutte contre les inégalités étudiantes. Racistes et antisémites sont d’accord sur un point : c’est plus simple pour eux quand les antiracistes sont divisés. Même un profond désaccord sur ce que nous pensions pouvoir attendre de l’Unef ne nous pousse pas dans les bras de ses adversaires. Beaucoup à l’extrême droite ont l’indignation sélective, et ces débats sans fin font aussi le beurre du Rassemblement national. Quand je vois Robert Ménard qui fait des listes d’élèves musulmans à Béziers accuser Audrey Pulvar de racisme, cela me fait doucement rigoler.
Plus largement, vous semblez inquiète du statut d’exception dont pâtissent les Juifs dans les schémas de pensée intersectionnels…
Dans de nombreuses universités, il semble que la locution « les Juifs » soit devenu le synonyme de « les dominants », c’est-à-dire – pour certains syndicats qui portent ce discours – ceux qui seraient à l’origine du racisme sur une partie de la population… Alors même que les actes antisémites sont quotidiens en France et notamment à l’université. Les exemples ne manquent pas. Alors qu’une étudiante de l’UEJF souhaitait s’exprimer sur l’horreur des Ouïgours, un étudiant lui a lancé : « Tu ne peux pas parler toi, avec ce que vous faites aux Palestiniens. » C’est ici un prétexte pour désigner et accuser « les Juifs », en fait délégitimer leur parole.
« Doit-on considérer les Juifs comme une minorité ethnique ? » s’interrogeait début mars la BBC… Cette question ne vous semble-t-elle pas inquiétante ?
Être juif est à la fois une religion, un peuple et une histoire. J’ai tout ça en moi, mais je refuse de n’être identifiée que par ça. Je suis une femme, une militante et beaucoup d’autres choses. Et rien de tout ça ne fait de moi automatiquement une victime. Aux États-Unis, où les Juifs sont principalement d’origine ashkénaze, je serais considérée comme une colored jew face aux Juifs « blancs ». La société américaine est construite comme une superposition de communautés, contrairement à notre République qui unit les individus comme une addition d’individus particuliers. La France ne nie pas les singularités, mais la loi et l’État ne s’adressent ni ne font de différences entre les citoyens. Conservons cet universalisme qui faisait dire au père du philosophe Emmanuel Levinas en partance vers la France : « Un pays où l’on se déchire pour le sort d’un petit capitaine juif [Dreyfus, NDLR] est un pays où un juste devrait se dépêcher de se rendre ! »
Une association étudiante locale dite « de lutte intersectionnelle » a réclamé l’exclusion de la Ligue contre le racisme et l’antisémitisme (Licra) de la programmation de la Semaine nationale d’éducation et d’actions contre le racisme et l’antisémitisme… En raison de son rapport « ambigu » à « l’islamophobie » et à la laïcité, autrement dit, en raison de son universalisme. Quel regard portez-vous sur ce phénomène ?
Depuis quelques années, nous ne cessons sur les campus d’être confrontés à ce type d’intimidations. Là où des personnes ou associations réclament « complexité et liberté d’expression », c’est finalement elles qui finissent par vouloir imposer leur seule vérité. Le racisme antimusulman est une réalité prégnante comme en témoigne le sondage que nous avons publié il y a quelques semaines avec SOS Racisme et l’Ifop. Ce racisme se vérifie au quotidien, que ce soit dans des recherches d’emploi ou de logement ou dans la vie quotidienne.
Mais certaines organisations d’extrême gauche, sous couvert de dénoncer ce racisme, condamnent en réalité toute parole critique de l’islam, alors même que la critique des religions est un droit fondamental dans notre république des Lumières. La lutte contre le terrorisme islamiste est une forme de point aveugle pour ces militants qui, sans s’en rendre compte, font l’amalgame entre musulmans et islamistes. En façade, ces organisations prônent la tolérance, sauf qu’elles créent un monde sans nuance et organisent les individus non pas en fonction de ce qu’ils disent ou pensent, mais de ce qu’ils sont ou sont supposés être. L’accusation d’islamophobie devient une forme de menace latente contre ceux qui oseraient contredire cette vision du monde. C’est ainsi que la peur s’installe.
Diriez-vous qu’il est de plus en plus difficile d’être juif sur certains campus en France ?
Il y a les racistes qui détruisent le local de l’UEJF à la Sorbonne ou à Dauphine, d’autres qui dessinent des croix gammées sur nos murs ou qui assimilent Juifs et Israël dans un amalgame destructeur. Il y a aussi des pseudo-antiracistes qui interdisent les débats et oublient que l’antiracisme est un combat collectif. Dans ces conditions, oui, il est parfois difficile d’être juif dans certaines universités. Dans certains établissements, les étudiants juifs cachent leur identité ou décident carrément et presque collectivement – bien que sans concertation – de ne plus y mettre les pieds. Pour autant, je crois que nous ne devons jamais renoncer, il est de notre responsabilité de continuer à créer des espaces communs, des partenariats dans la lutte, des ouvertures vers le monde, pour continuer à combattre les discriminations et le racisme qui minent au quotidien. C’est ce que nous faisons partout en France. Et ce, sans discriminer personne.