Helena Rubinstein (1872-1965) est une mécène et collectionneuse d’origine juive polonaise. Sa vie est l’incarnation-même d’une véritable « success story ».
Refusant la vie d’épouse et de mère que lui imposaient ses parents, Helena Rubinstein s’est lancée dans l’aventure de la création d’une entreprise cosmétique. Alors que sa première crème miracle voit le jour en 1902, c’est en 1920 qu’elle créé sa marque, auquel elle donne son propre nom, et qui est déjà présente dans les plus grandes villes du monde : Melbourne, Londres, Paris, et New York. Son but ? Démocratiser les soins et l’accès à la beauté, un véritable combat pour l’émancipation des femmes en ce début du XXe siècle. En parallèle, elle met sa fortune au service d’une autre forme de beauté : l’Art. Collectionneuse boulimique, elle accumulera des milliers d’œuvres, des statuettes africaines aux maisons de poupées, en passant par les chefs-d’œuvre cubistes et surréalistes de l’avant-garde parisienne. Pour elle, sa profession et sa collection défendent une même volonté : « Les somptueuses escales que j’ai ménagées à ma vie toujours errante d’un continent à l’autre, comme les collections que j’ai commencées de réunir sitôt mes premiers gains, ne furent jamais une manière d’investir des bénéfices, ni une propension au faste, mais un besoin, pour moi qui n’eus d’autre but que la beauté, de vivre parmi la beauté. »
De Cracovie à Melbourne
Chaja Rubinstein naît en 1872 à Cracovie au sein d’une famille nombreuse, de confession juive, et aux revenus très modestes. A 15 ans, elle est obligée d’abandonner ses études afin d’aider ses parents à prendre soin de ses 7 sœurs cadettes, en travaillant notamment aux côtés de son père dans l’épicerie de quartier qu’il tient. En 1894, ses parents tentent un premier mariage arrangé, qui n’aboutit pas puisque la jeune fille s’enfuit à Vienne, chez sa tante, pour y échapper. Là encore, sa famille fait pression pour qu’elle épouse l’un de ses nombreux prétendants, mais c’est sans compter le caractère fort et rebelle de la jeune Chaja qui refuse toute autorité. N’arrivant à rien, sa famille décide finalement de l’envoyer en exil sur cette terre aborigène que l’on appelle Australie. La jeune femme retourne cette soi-disant punition à son avantage dans le but de prendre enfin la main sur son propre destin. Avant d’arriver sur le continent océanique, elle modifie ses papiers d’identité : elle change sa date de naissance, se rajeunit de presque 10 ans, et se fera désormais appeler Helena. C’est le début d’une nouvelle vie. Ainsi elle arrive à Coleraine, un petit village rural dominé par les infrastructures agricoles dans l’état du Victoria, au sud-est de l’Australie. Elle se rend alors compte que les femmes qui y travaillent ont la peau fortement abîmée par le soleil. De ce constat naît une idée : tenter de reproduire la formule de cette crème que sa mère s’appliquait tous les soirs sur le visage, seul luxe qu’elle pouvait s’offrir, et la commercialiser afin d’aider les femmes à prendre soin d’elles et de leur peau.
De Melbourne à Paris
Le premier salon de beauté d’Helena Rubinstein ouvre ses portes à Melbourne en 1902. Elle y propose sa toute première crème nommée Valaze (« don du ciel » en hongrois), qu’elle vend également par correspondance à travers tout le pays. C’est un véritable succès, si bien que, dès l’année suivante, elle peut en faire la publicité dans de nombreux journaux et obtient de certaines actrices d’en vanter les mérites dans les médias. En 1905, sa réussite est telle qu’elle parcourt l’Europe afin de rencontrer les plus grands scientifiques. Ses recherches sont au service de la constante innovation et amélioration de ses produits. Dans les décennies qui suivent, sa gamme de produits s’enrichit considérablement : elle démocratise l’utilisation du maquillage, invente des crèmes en fonction des différents types de peaux (qu’elle-même a classifié en trois catégories), commercialise le premier mascara waterproof (pour lequel elle a racheté le brevet à une cantatrice viennoise), et conçoit, entre autres, les premiers auto-bronzants ainsi que les premières crèmes anti-âge… Ses pérégrinations l’emmènent à Londres, où, en 1907, elle soigne l’acné d’une jeune demoiselle, ce qui forge sa réputation et lui ouvre les portes du Vieux Continent. En 1909, elle ouvre son premier salon de beauté parisien, et construit son premier laboratoire à Saint-Cloud, laboratoire qui se transforme rapidement en usine. Peu après, elle ouvrira ses premiers instituts à travers les États-Unis.
Des arts premiers…
Avant son arrivée dans la capitale française, c’est à Londres que la gourou du cosmétique se lie d’amitié avec le sculpteur Jacob Epstein (1880-1959). Se voyant dans l’impossibilité d’assister à une vente aux enchères qui se déroulait à l’Hôtel Drouot à Paris, ce dernier délègue alors à son amie la mission d’enchérir en son nom pour acquérir une œuvre d’art africaine sur laquelle il avait des vues. Cette découverte des arts premiers va déclencher chez Helena Rubinstein une véritable passion qui se transformera en fièvre acheteuse, et c’est ainsi que débute sa collection personnelle entre 1908 et 1909. La jeune femme s’éprend de ces arts non-occidentaux dits « primitifs », et plus particulièrement des masques et statuettes provenant d’Afrique, d’Indonésie, du Mexique (née de son amitié avec Diego Rivera (1886-1957) et Frida Kahlo (1907-1954)) et d’Océanie (un probable retour aux sources). Elle dénichera des centaines de pièces, des chefs-d’œuvres pour certains, des œuvres de moindre qualité pour les autres, qu’elle acquiert en ventes aux enchères à Drouot, dans des galeries spécialisées, mais également en chinant dans le marché aux puces de Saint-Ouen. Sa collection devient un marqueur social et un facteur de son identité ; l’entrepreneuse lui dédie des pièces entières dans ses nombreux appartements parisiens et new-yorkais, l’expose au public, et n’hésite pas à se mettre en scène avec les œuvres qui la constitue. Helena Rubinstein aime se faire photographier et ne refuse jamais l’entrée de ses domiciles aux journalistes et photo-journalistes des plus grandes revues (Dora Maar (1907-1997) prendra par exemple une série de photographies de son appartement parisien en 1937). C’est pourquoi on la voit souvent poser et se mettre en scène avec les œuvres de sa collection.
…aux portraits
C’est dans cette même logique qu’Helena Rubinstein complète sa collection (de plus en plus éclectique et hétéroclite, un choix revendiqué de sa part) d’une série comprenant plus de 20 portraits de sa personne. Elle entreprend ainsi cette activité de mécène dès la fin des années 1900, ce qui lui permet de soutenir la création artistique contemporaine, tout en flattant sa propre réussite. La rencontre et l’influence de Misia Sert (1872-1950), pianiste, elle-même mécène et modèle de nombreux artistes, y est sans doute pour beaucoup. Le premier de la série sera réalisé par Paul César Helleu (1859-1927) en 1908. Certains seront réalisés par de grands noms de la peinture, tels que Marie Laurencin (1883-1956) ou Raoul Dufy (1877-1953), mais comme l’explique l’historienne de l’art Julie Verlaine, c’est le portrait de Candido Portinari (1903-1962) qui marque une véritable rupture dans cette série de portraits. Alors que les précédents sont tous réalisés dans une veine plutôt classique, traditionnelle et conventionnelle, Rubinstein laissera, par la suite, libre choix aux artistes d’exprimer leur créativité et leur propre style artistique. Alors que Dalí (1904-1989) l’enchaîne à une falaise telle Andromède à son rocher, Graham Sutherland (1903-1980) lui, la représente trônant, autoritaire, dans sa robe rouge Balenciaga, sans pour autant masquer les traces du passage du temps…
Helena Rubinstein est l’une des premières entrepreneuses a avoir accompli un parcours incroyable au cours du XXe siècle. Partie de rien, la jeune femme a réussi à construire un empire du cosmétique qui, à la fin de sa carrière, réunissait 14 usines dans 30 pays du monde, le tout employant un total de plus de 32 000 personnes. Philanthrope, elle considérait ce combat pour la beauté et son accessibilité intrinsèquement lié à celui de l’émancipation féminine. Mécène, elle a lancé et soutenu la carrière de nombreux artistes, mais son influence considérable dans le monde de l’art est également du à la collection qu’elle a réunie au fil des ans. En 1935 son œil est déjà officiellement reconnu puisqu’elle prête par exemple plusieurs œuvres au MoMA à l’occasion de l’exposition « African Negro Art ». C’est en 1966, un an après sa mort, que sont dispersés les plus de 2 000 objets de sa collection personnelle, au cours de 6 ventes aux enchères différentes : deux ventes sont dédiées aux arts premiers, deux aux tableaux et sculptures, et enfin deux aux maisons de poupées, mobiliers miniatures, mobiliers et autres objets d’art. La trajectoire inhabituelle de cette industrielle collectionneuse est remise à l’honneur en 2019 lors de deux expositions parisiennes : une première au Musée d’art et d’histoire du Judaïsme du 20 mars au 25 aout, plutôt focalisée sur son parcours, tandis que la seconde, au Musée du quai Branly du 19 novembre 2019 au 18 juin 2020, se focalisait plutôt sur sa collection d’art extra-européen.