La filiale française du géant de l’ameublement et d’anciens dirigeants sont renvoyés devant le tribunal pour avoir espionné des salariés et des clients.
« Un système de flicage généralisé. » Voilà ce qu’aurait mis en place Ikea pendant de nombreuses années afin d’espionner salariés et clients. Antécédents judiciaires, relevés de comptes en banque ou encore train de vie… Ikea se voit reprocher le recel de plusieurs infractions, comme celles liées aux « violations du secret professionnel » et à la « collecte de données à caractère personnel, par un moyen frauduleux, déloyal ou illicite ». Le spécialiste du meuble en kit, qui compte 34 magasins et 10 000 salariés en France, est notamment accusé d’avoir obtenu des informations figurant dans le Système de traitement des infractions constatées (Stic), un fichier des services de police répertoriant les auteurs et les victimes d’infractions.
Après huit ans d’enquête, Ikea France ainsi qu’une quinzaine de personnes physiques sont donc renvoyées à partir de ce lundi devant le tribunal correctionnel de Versailles. Parmi les prévenus figurent deux anciens PDG de la société, d’anciens directeurs de magasins, mais aussi cinq policiers et ex-policiers qui auraient fourni les données confidentielles. Ils vont être jugés pour « collecte et divulgation illicites de données personnelles » et « violation du secret professionnel ».
« J’ai besoin de connaître l’état de son casier »
L’affaire éclate en février 2012 quand Le Canard enchaîné et Mediapart relaient la plainte d’un délégué syndical Force ouvrière (FO). La plainte contre X fait état d’un système d’espionnage organisé au sein de la filiale française d’Ikea, visant « tant les salariés que la clientèle », ainsi que « l’utilisation de données provenant de fichiers administratifs et judiciaires », précise la juge d’instruction dans l’ordonnance de renvoi devant le tribunal correctionnel rendue le 30 avril 2020.
« Merci de me dire si antécédents concernant cette personne a priori déjà connue pour vol », « je t’informe qu’on a un collaborateur qui venait de l’ANPE et qui roule en Porsche Carrera », « j’ai besoin de connaître l’état de son casier et surtout de son train de vie »… Pour appuyer sa plainte, le salarié transmet également un fichier informatique contenant un certain nombre de courriels révélateurs de pratiques illégales, échangés entre le département de la gestion du risque d’Ikea et des sociétés de sécurité privées. L’auteur des e-mails se nomme Jean-François Paris, il est ancien responsable sécurité d’Ikea France.
Ce dernier sera licencié par Ikea en avril 2012, alors qu’une information judiciaire est ouverte par le parquet de Versailles. Placé en garde à vue, Jean-François Paris reconnaît les faits et décrit l’intégralité du système : d’après lui, les vérifications sur les salariés se sont généralisées en 2007 sur consigne de Jean-Louis Baillot, ancien patron de la chaîne de magasins en France entre 1996 et 2009, également renvoyé devant le tribunal correctionnel. « Jean-Louis Baillot, le PDG, a demandé à l’ensemble des directeurs de soumettre les nouveaux employés à une recherche d’antécédents », indique Jean-François Paris aux enquêteurs.
Des méthodes de barbouzes
Pour obtenir les informations sur les salariés ou les futurs salariés, des missions sont confiées à Jean-Pierre Fourès, un enquêteur privé de la société Eirpace. Cet ancien membre des RG, qui comparaît aussi à partir de ce lundi, fournit les documents grâce à un réseau de policiers complices. Chaque « fiche » coûte entre 80 et 120 euros pour un budget annuel pouvant avoisiner les 600 000 euros. Lors de son audition, Jean-François Paris décrit les contrôles comme « systématiques » afin « d’éviter d’embaucher des personnes ayant des antécédents judiciaires ». « Il ne s’agissait pas d’une démarche personnelle mais d’un système mis en place à la demande de la direction d’Ikea, qui cautionnait ces demandes », assure Jean-François Paris.
Placé en garde à vue en novembre 2013, Jean-Louis Baillot dément. L’ancien PDG affirme « ne pas être au courant d’un système d’espionnage mis en place à l’encontre de collaborateurs » et explique que ces pratiques pourraient avoir eu lieu à la faveur d’instructions données par la direction internationale d’Ikea. « Jean-François Paris reportait son activité à un responsable international de la sécurité », précise-t-il, avant de nier lui avoir jamais demandé « d’effectuer des recherches systématiques de renseignements ».
Le deuxième ancien PDG à comparaître est Stefan Vanoverbeke, le successeur de Jean-Louis Baillot. En poste de 2010 à 2015, il lui est reproché d’avoir laissé perdurer le système mis en place par Baillot en toute connaissance de cause. Lors de son audition devant les enquêteurs, lui aussi a nié les faits qui lui étaient reprochés. Selon lui, il n’y avait pas de demande d’extrait de casier judiciaire des candidats à l’embauche. Il déclare aussi tout ignorer « de la démarche de Jean-François Paris » consistant dans la « sollicitation d’entreprises privées ou force de l’ordre en vue de l’obtention d’antécédents judiciaires de collaborateurs de la société Ikea ». « Je ne savais pas que ces pratiques se faisaient. Si je l’avais su, je les aurais stoppées. C’est contre mes valeurs et mes convictions », a-t-il ajouté.
Les arrêts maladie d’une salariée bronzée mis en doute
L’enquête permet en parallèle de mettre en lumière toute une série de dérives. À Bordeaux, des investigations sont par exemple menées sur des employés déjà en poste dans les magasins du groupe, comme en témoignent six messages échangés entre Jean-François Paris et Jean-Pierre Fourès sur la période du 23 décembre 2003 au 9 mai 2008, qui concernent « un employé modèle devenu du jour au lendemain très revendicatif ». Une enquête est demandée à son sujet, ainsi que sur sa conjointe. « Nous souhaiterions savoir d’où vient ce changement de comportement et quelle est la source externe à l’origine de ces revendications en sommeil pendant presque un an. Son discours est altermondialiste, ses méthodes vieille garde CGT. Syndicalisme ? Correspond pas trop au profil de sa dame… Prosélytisme divers ? Attac ou autre ? Risque de lance écoterroriste ? » écrit par exemple Jean-François Paris.
Jean-Louis Baillot se serait aussi interrogé sur la véracité des arrêts maladie d’une employée, à en croire un e-mail rédigé par Jean-François Paris, qui demande des renseignements auprès de la société Eirpace. Dans le courrier, il explique que le PDG a « constaté qu’elle était bronzée et, par des indiscrétions, il avait appris qu’elle se rendait régulièrement au Maroc », d’où son envie d’en savoir plus. Selon Paris, Jean-Pierre Fourès, qu’il décrit comme son « unique interlocuteur », n’aurait cette fois pas eu recours à l’utilisation d’un « fichier », mais aurait plutôt opté pour la mise en œuvre d’un « stratagème » afin d’obtenir des preuves sur la présence de l’employée au Maroc.
Des mesures éthiques
Dans le magasin de Franconville (Val-d’Oise), des salariés, surnommés « implants », sont embauchés pour écouter les conversations. Certains clients seront également visés, à l’instar des Denize, un couple dont la vie privée est passée au peigne fin pour s’être plaint des délais de livraison de leur cuisine… Autant de méthodes que les anciens PDG et autres dirigeants réfutent avoir mis en place et dont ils vont désormais devoir s’expliquer devant le tribunal.
De son côté, Ikea a toujours condamné les faits de « collecte irrégulière de données », indiquant qu’aucun système d’espionnage n’avait jamais été mis en place. Dans la foulée des révélations parues dans la presse, Ie géant suédois de l’ameublement avait annoncé une série de mesures éthiques visant à redorer le blason de l’entreprise et à tirer les leçons de ce scandale. Le procès doit durer jusqu’au 2 avril.