Dix ans de conflit en Syrie, c’est aussi, au milieu d’une accumulation de crimes contre l’humanité, dix ans de soignants tués, d’hôpitaux pris pour cibles et d’aide humanitaire entravée, dénoncent, dans une tribune au « Monde », trois médecins responsables d’organisations humanitaires, exigeant l’application des traités internationaux et des résolutions de l’ONU. J’écrivais déjà sur cette misère en 2014 et tout le monde s’en foutait, cet article est encore d’actualité, et je vous invite à le relire.
Face à leur appel à l’aide, la diaspora des médecins syriens s’est mise en branle pour les soutenir, les aider à sauver des vies, là où le système de santé officiel les avait bannis. Nous, soignants français et franco-syriens, avons décidé d’agir à leurs côtés. Nous pensions que cela ne durerait que quelques mois. Nous avions tristement tort.
Dix ans plus tard, nous sommes encore là, en Syrie, à apporter une aide humanitaire et médicale aux populations victimes du conflit. Nous ne nous en réjouissons pas, nous le déplorons de toutes nos forces. Car ce conflit en Syrie, encore plus qu’une guerre, c’est dix ans de soignants tués et d’hôpitaux pris pour cibles. Ainsi, 923 soignants ont été tués depuis le début du conflit. Plus de 600 attaques aériennes ou bombardements ont ciblé délibérément des hôpitaux et structures médicales.
Des crimes contre l’humanité impunis à ce jour
Ils et elles soignent depuis dix ans sous les bombes. Qu’ils aient été tués, blessés, réfugiés ou déplacés, les soignants sont les héros et héroïnes de cette triste guerre. Ils s’efforcent de soigner malgré l’horreur. Depuis 2020, au fardeau de la guerre s’ajoute celui du Covid-19. Les soignants se retrouvent de nouveau en ligne de front, avec des moyens dérisoires contre une pandémie mondiale, que même les pays les plus riches peinent à endiguer.
Les attaques chimiques au chlore ou au gaz sarin sur les populations civiles, en totale violation des résolutions 2118, 2209 et 2235 votées par le Conseil de sécurité des Nations unies, de la Convention internationale sur les armes chimiques, et des conventions de Genève sont une ultime abomination.
Depuis 2013, à la Ghouta, faisant près de 1 400 morts, ou encore en 2016, 2017 et 2018 à Alep, Khan Cheikhoun ou de nouveau à la Ghouta, on dénombre près de 200 attaques chimiques. Ce sont des crimes contre l’humanité restés impunis à ce jour et nous espérons que les plaintes récemment déposées en France pourront aboutir. Des crimes contre l’humanité que l’Union des organisations de secours et soins médicaux (UOSSM) et nos collègues secouristes et soignants sur le terrain nous ont aidés à documenter.
5,6 millions de réfugiés pour 21 millions d’habitants
« Depuis le début du conflit, les attaques chimiques sur les populations civiles sont régulières en Syrie. Nous les avons établies à travers nos investigations, en collaboration avec d’autres ONG et des médecins sur place », témoigne le docteur Hussam Al Nahhas, ancien coordinateur et expert chimique, biologique, radiologique et nucléaire au sein de l’UOSSM, à l’origine d’un rapport sur les attaques chimiques en Syrie.
Le conflit en Syrie, c’est aussi l’histoire d’une tragédie migratoire. Les chiffres donnent le tournis, avec 6,5 millions de personnes déplacées à l’intérieur du pays, dont 2,7 millions uniquement dans le nord-ouest du pays, plus de 5,6 millions de réfugiés enregistrés, pour une population initiale de 21 millions d’habitants avant la guerre. Pour ceux qui ont décidé de partir, l’accueil et le droit d’asile sont loin d’être au rendez-vous.
Les Syriens qui restent subissent une catastrophe humanitaire, la pire depuis la seconde guerre mondiale, selon la Commission européenne. Les populations déplacées par la guerre vivent dans une détresse humanitaire, où les options d’abris sont limitées, et où les combats ont provoqué la destruction de nombreuses infrastructures civiles.
Une aide humanitaire limitée et entravée
Les écoles, les hôpitaux, les boulangeries, les systèmes d’assainissement d’eau ne sont pas à la hauteur des besoins des habitants et sont même dans certains endroits inexistants, ce qui entraîne une dégradation de la santé des déplacés. On note par exemple ces derniers mois une augmentation de 70 % des cas de malnutrition sévère chez les enfants âgés de 6 mois à 5 ans, et 70 % des personnes déplacées dans les camps du nord-ouest syrien comptent aujourd’hui sur l’aide humanitaire pour se fournir en eau quotidiennement délivrée par camion.
Ce conflit, c’est aussi dix ans d’aide humanitaire limitée et entravée. En 2021 en Syrie, 13,4 millions de personnes ont besoin d’une assistance humanitaire, dont la moitié sont des enfants. Aujourd’hui, l’aide humanitaire des ONG et des agences internationales sont les seules à pourvoir à ces besoins fondamentaux des populations civiles. En 2020, des déficits de financement importants étaient notés dans les domaines de l’eau, l’assainissement, l’hygiène, la santé et la protection, avec la fermeture de plusieurs programmes. Pour l’année 2021, le Bureau de la coordination des affaires humanitaires de l’ONU (Office for the Coordination of Humanitarian Affairs, OCHA) estime à 4,2 milliards de dollars le montant nécessaire pour répondre aux besoins sur le terrain.
Cette aide humanitaire est aussi grandement entravée par la précarité des couloirs humanitaires vers la Syrie. En juillet 2014, la résolution 2165 adoptée à l’unanimité, permettait aux agences humanitaires des Nations unies, et à leurs partenaires, d’acheminer de l’aide sans l’autorisation préalable des autorités syriennes. Cette résolution n’a cessé d’être remise en cause, notamment avec le bombardement de convois humanitaires et la réduction à un seul point de passage en juillet 2020.
Application urgence des résolutions de l’ONU
Avec la suppression des postes frontières d’Al Yarubiyah vers l’Irak, d’Al-Ramtha vers la Jordanie et de Bab Al-Salamah, vers la Turquie, est maintenu pour un an, jusqu’en juillet 2021, un unique accès à Bab Al-Hawa à la frontière turco-syrienne.
Cela fait dix ans que nous, soignants français et syriens, ne cessons d’alerter, d’interpeller les plus hautes sphères des États, les gouvernements français, européens et les autorités internationales, pour qu’ils cessent enfin de détourner le regard, de s’enliser dans la honte d’une communauté internationale atone. Ce que nous demandons pour la Syrie, c’est :
- L’application de la résolution 2401 de 2018 du Conseil de sécurité des Nations unies, qui impose une trêve totale sur l’ensemble du territoire syrien.
- L’engagement de toutes les parties au conflit de se conformer à leurs obligations en vertu du droit international humanitaire, de protéger les populations et de garantir la protection des structures sanitaires.
- L’ouverture de tous les couloirs humanitaires en Syrie pour assurer un acheminement immédiat de l’aide internationale vitale.
- Le déblocage de fonds d’urgence pour la réhabilitation du système sanitaire, éducatif, pour l’alimentation, l’eau et le logement.
- La liberté pour les organisations humanitaires d’intervenir sans restrictions.