Le philosophe consacre son dernier essai aux liens entre islamistes, extrémistes de droite et militants d’extrême gauche.
Si l’on devait appliquer à Pierre-André Taguieff un de ces concepts en « -isme » qu’il a souvent forgés au cours de sa carrière, on le qualifierait volontiers de zadiste anti-islamo-gauchiste. Dans son dernier ouvrage*, en librairie le 17 mars, le philosophe revient longuement sur la formule qu’il a lancée au début des années 2000. Il dresse un parallèle entre ce militantisme et l’islamo-nazisme des années 1930 et 1940, s’interroge sur la transformation de la gauche de la gauche à l’aune de ces thématiques. Ce court essai, assumé comme un recueil à la fois des « détestations » du citoyen et des réflexions de l’intellectuel, est écrit pour interpeller, choquer parfois. On en tirera quelques trouvailles historiques – qui se souvient de la deuxième carrière menée par de nombreux nazis en Egypte dans les années 1950 ? – et des analyses qui enrichissent le débat, si souvent stéréotypé sur ces enjeux.
L’Express : La première partie de votre ouvrage est consacrée aux liens entre islamisme et nazisme, tandis que la seconde partie s’intéresse aux rapprochements de groupes islamistes avec des mouvances d’extrême gauche. Pourquoi lier ces deux thématiques ?
Pierre-André Taguieff : Dans ce livre, j’analyse deux figures distinctes des liaisons dangereuses entre l’islam politique et des courants idéologiques qu’on peut juger extrémistes, et dont le point commun est qu’ils se présentent comme révolutionnaires. Disons, pour simplifier, qu’il y a, d’un côté, des islamo-révolutionnaires de droite et, de l’autre, des islamo-révolutionnaires de gauche. Dans la terminologie que je propose, les premiers sont des islamo-nazis ou des islamo-fascistes stricto sensu, les seconds des islamo-gauchistes, catégorie générale comprenant plusieurs variantes historiques (islamo-communisme, islamo-tiers-mondisme, islamo-altermondialisme, islamo-décolonialisme).
On connaît les motivations « anti-impérialistes » des islamistes qui, dans les années trente et au cours de la Seconde Guerre mondiale, se sont alliés avec les nazis ou les fascistes italiens. Il s’agissait pour eux de lutter le plus efficacement possible contre l’Empire britannique, l’Empire français, le sionisme et le communisme. Mais l’antisémitisme a joué le rôle d’un combat fédérateur, en particulier dans l’alliance, nouée dès le printemps 1933, entre les nazis et les islamo-nationalistes palestiniens, sous la haute direction du « Grand Mufti » de Jérusalem, Haj Amin al-Husseini, antijuif forcené. Le 7 octobre 1944, en Bosnie, devant une soixantaine d’imams de la 13e division de la Waffen-SS, dite « Handschar » (« Poignard »), al-Husseini déclare : « L’islam et le national-socialisme sont très proches l’un de l’autre dans leur combat contre la juiverie. Presque un tiers du Coran traite des Juifs. Il appelle tous les musulmans à se méfier des Juifs et à les combattre partout où ils se trouvent. » Dans mon livre, j’analyse la nazification de l’islam autant que l’islamisation du nazisme, notamment chez les nazis qui, réfugiés au Moyen-Orient après 1945, se convertirent en masse à l’islam et transformèrent leur antisémitisme en un antisionisme radical visant l’anéantissement de l’État d’Israël.
Dans les discours de propagande islamo-gauchistes contemporains, on retrouve les thématiques anti-impérialiste et antisioniste, mais l’ennemi principal est l’Occident capitaliste, colonialiste et « raciste », le racisme étant un attribut des seuls « Blancs » et le « racisme systémique » le propre des « sociétés blanches ». Tel est le dogme fondamental des idéologues décoloniaux et identitaires qui se réclament de l' »antiracisme politique », antiracisme hémiplégique masquant un racisme anti-Blancs non assumé.
Dans la préhistoire de l’islamo-gauchisme, il faut d’abord remonter au premier « congrès des peuples de l’Orient », organisé en septembre 1920 à Bakou par l’Internationale communiste. Ce fut la première apparition d’une convergence islamo-communiste, fondée sur la définition léniniste de l’islam comme la religion d’une « nationalité » opprimée, voire comme une religion opprimée. Il faut ensuite souligner l’importance de la révolution khomeinyste, lorsqu’en 1978-1979 le Parti communiste iranien (le Toudeh) a soutenu les islamistes chiites dans leur conquête du pouvoir, sous les applaudissements d’une partie des élites intellectuelles occidentales. Il faut enfin rappeler la théorisation par l’idéologue trotskiste britannique Chris Harman, au cours des années 1990, d’une alliance stratégique entre les révolutionnaires marxistes et les islamistes, sur la base d’un anticapitalisme et d’un anti-impérialisme supposé communs.
Vous semblez osciller entre plusieurs définitions de l’expression « islamo-gauchiste ». Est-ce en raison d’une évolution du phénomène ?
Je distingue en effet deux moments ou deux formes idéologiques successives de ce que j’ai appelé il y a vingt ans l’islamo-gauchisme, et ce, en raison de l’évolution de l’extrême gauche en Europe de l’Ouest. Au début des années 2000, au moment où se développait l’altermondialisme (comme substitut du communisme), l’islamo-gauchisme se présentait comme une alliance militante entre des groupes marxistes, surtout trotskistes, et des groupes islamistes, associés sur la base de l’anti-impérialisme et de l’antisionisme qu’ils partageaient. L’engagement en faveur de la cause palestinienne était au fondement de leurs convergences idéologiques. La figure victimaire principale était le Palestinien. Les confluences entre tiers-mondistes et islamistes, observables notamment au moment de la révolution iranienne, avaient pris la figure d’un islamo-altermondialisme.
Mais, par la suite, l’extrême gauche ou la gauche de la gauche a changé de matrice idéologique. Au cours des années 2005-2010, la figure de la victime va être progressivement occupée par le Musulman, sur la base d’un slogan : l’islam serait une religion « dominée », il serait la religion d’une minorité opprimée, la religion des « dominés », des exclus, des « racisés », qui devraient prendre le relai du Prolétariat perdu. Et les populations issues des immigrations de culture musulmane seraient les héritières des peuples colonisés, donc « opprimés », « discriminés » et « racisés ». Le victimisme pro-palestinien s’est élargi ainsi en victimisme pro-islamique. C’est là le second moment de l’islamo-gauchisme, centré sur l’image du musulman victime du racisme, qui s’illustrera par des appels à « lutter contre l’islamophobie », lesquels se multiplieront à partir du milieu des années 2000. La dénonciation d’un « racisme systémique » et d’un « racisme d’État » parfaitement imaginaires en France, empruntée au discours décolonialiste, s’est traduite par la dénonciation d’une « islamophobie d’État » non moins imaginaire. Il conviendrait donc de parler d’islamo-décolonialisme, nouvelle synthèse idéologique dont les principales composantes sont les thèses décoloniales, l’intersectionnalité et la « théorie critique de la race ». Depuis, dans les tribunes publiées comme dans les manifestations « contre l’islamophobie », les militants d’extrême gauche se mobilisent aux côtés des activistes islamistes, qu’ils soient Frères musulmans ou salafistes.
Vous constatez que depuis que vous avez forgé l’expression, l' »islamo-gauchisme » a été « mis à toutes les sauces ». Pourtant, vous utilisez vous aussi aujourd’hui le concept dans un sens largement étendu par rapport à son acception originelle. Pourquoi ce choix ?
Plus un terme politique rencontre un succès médiatique qui le rend équivoque, et plus il faut le définir et le redéfinir avec soin, dans chaque contexte d’emploi, en tenant compte de l’évolution du phénomène sociopolitique observable. Lorsque j’ai forgé en 1983-1984 le terme de « national-populisme » ou, en 1985, l’expression « racisme différentialiste », je ne pouvais pas non plus imaginer leurs destins politiques et médiatiques. Je suis revenu depuis, dans plusieurs de mes livres, sur ces questions et ces notions, pour préciser ou corriger leurs définitions. Pourquoi abandonner un terme descriptif qui désigne un phénomène observable tout en soulevant des problèmes d’interprétation ? Je me réjouis de le voir entrer dans le champ des débats et des controverses pour être discuté par divers spécialistes, historiens, politistes ou sociologues, sans méconnaître le fait qu’il est aussi devenu un enjeu politique. Mais ni plus ni moins que « populisme », « communautarisme » ou « séparatisme ». Il y a désormais une querelle de l’islamo-gauchisme, dans laquelle j’ai pris une part active mais que je m’efforce parallèlement de constituer en objet d’analyse.
Par ailleurs, je récuse une interprétation polémique de l’islamo-gauchisme, courante chez ceux qui veulent illégitimer la notion. Elle consiste à croire ou à faire semblant de croire que, dans le mot composé, le segment « islamo- » signifie djihadisme ou terrorisme islamiste. Il n’en est rien, du moins dans ma perspective, même s’il est vrai que des partisans ou des défenseurs du djihadisme peuvent se glisser dans les groupes militants qui, se réclamant d’une forme politique de l’islam (Frères musulmans ou salafistes), font alliance avec des mouvances ou des partis gauchistes, à travers des pétitions ou des manifestations, au nom de la cause palestinienne, de la « lutte contre l’islamophobie » ou du combat contre « l’impérialisme » ou le « néo-libéralisme ».
Vous faites de l’antisionisme et de la volonté de destruction d’Israël un élément constitutif de l' »islamo-gauchisme ». Or, cette thématique est absente des discours de plusieurs entités que vous citez : la France Insoumise, EELV, par exemple. Ne faudrait-il pas distinguer les groupes pour qui l’antisionisme est un pilier fondamental de ceux qui n’en font aucunement un marqueur ?
Vous suggérez un blanchiment ! On trouve dans certaines déclarations de dirigeants de LFI, d’élus d’EELV ou de militants du NPA une diabolisation d’Israël et une criminalisation du sionisme qui constituent des incitations à l’élimination de l’État juif. Prenons un exemple. Le 2 avril 2018, sur son blog « L’ère du peuple », Jean-Luc Mélenchon conclut un article virulent par une allusion codée aux victimes palestiniennes de Tsahal, cachant le fait qu’ils s’agissait de provocateurs du Hamas, soucieux de fabriquer des « martyrs » pour alimenter sa propagande : « (…) une armée de tueurs tiraient [sic] sur une foule sans défense en Palestine. » Oubliant les assassinats d’Israéliens, notamment d’enfants, par des djihadistes palestiniens, Mélenchon reprend ici à son compte l’image de propagande diffusée par le Hamas : une « foule pacifique » qui, manifestant pour exiger légitimement le respect de son « droit au retour » (la « Marche du Retour »), est massacrée par des assassins juifs professionnels. « Une armée de tueurs » : cette caractérisation criminalisante, jamais l’indigné Mélenchon n’aurait osé l’appliquer à une autre armée nationale. Israël est le seul État-nation ainsi traité. La stigmatisation criminalisante est ici hautement sélective. Retraduit par le slogan « Sionistes assassins ! », le vieux thème accusatoire du meurtre rituel juif reste présent dans l’imaginaire antisioniste.
Vous reprenez à plusieurs reprises le qualificatif retenu par Jacques Julliard de « collabo », pour désigner ces militants tombés dans le déni de l’islamisme. Pourquoi ce choix de mots si imprégnés de symbolique qui déplaceront immanquablement la discussion vers un registre passionnel ?
C’est là une manière d’assumer ma colère face au comportement de ces compagnons de route, déclarés ou non, des nouveaux fanatiques qui combattent les libertés et les valeurs démocratiques tout en en bénéficiant. Car ces activistes d’extrême gauche tombent souvent dans le déni, mais aussi, d’une façon plus ou moins feutrée, dans la complaisance et la connivence, voire dans la complicité intellectuelle avec les islamistes politiques. L’émotion exprimée et maîtrisée n’exclut pas cependant l’analyse froide des phénomènes.
Dans mon livre, qui est un essai et non un manuel, se côtoient le citoyen qui ne cache pas ses préférences ni ses détestations et le chercheur qui s’efforce de décrire et d’établir les faits, pour les expliquer et les comprendre. La tension est inévitable entre la volonté de savoir et le désir d’intervenir dans le champ politique. Il faut commencer par reconnaître le choc des valeurs et des normes. Question d’éthique intellectuelle. L’important est de constater les convergences entre islam politique et extrême gauche, entre islamistes et décoloniaux, de les étudier selon les principes du travail scientifique mais aussi de montrer en quoi l’alliance islamo-gauchiste constitue une menace pour la liberté d’expression et les libertés académiques. Il ne faut pas oublier que, pour les islamistes et pour la gauche radicale décoloniale, la laïcité est l’ennemi. C’est l’un des fronts de leur combat antirépublicain.
Faut-il concevoir l’opposition entre les anti-islamistes et les anti-islamophobes comme une bataille (d’idées) à mort entre deux camps monolithiques, sans nuances en leur sein ? La partie la plus importante de l’opinion ne se situerait-elle pas dans un espace situé entre ces deux axes ?
Il y a toujours des nuances en chaque camp idéologique : c’est un truisme. Et c’en est un autre de souligner que le conflit entre anti-islamistes et anti-islamophobes n’a de sens et d’importance que dans le champ des débats politico-intellectuels auxquels semble étrangère ou indifférente la majorité de la population française. Ce que j’ai voulu mettre en lumière et analyser, c’est précisément le conflit entre les deux « anti- » plutôt que celui entre islamistes et anti-islamistes (ou « islamismophobes »). Ce conflit recoupe l’opposition entre la gauche républicaine/universaliste (anti-islamiste) et la gauche identitaire/décoloniale (« anti-islamophobe ») ou pseudo-antiraciste.
Bien qu’ils restent encore minoritaires, les décoloniaux et leurs alliés anti-islamophobes ont colonisé des pans entiers de l’enseignement et de la recherche. Ils y pratiquent une impitoyable police de la pensée, dénonçant, censurant, isolant les récalcitrants. Ils ont professionnalisé l’intolérance, mais, en bons disciples de Tartuffe et du camarade Staline, ils osent accuser d’intolérance, de censure et de « maccarthysme » ceux qui les critiquent ou leur résistent. En outre, ils les désignent comme « islamophobes » sur la base d’accusations mensongères, refaisant le geste qui a conduit à l’assassinat de Samuel Paty – car, dans cette affaire criminelle, tout est parti d’une accusation mensongère d’islamophobie lancée par une élève musulmane puis relayée et exploitée par sa famille et diverses associations. En cela, les gauchistes anti-islamophobes se font, indirectement, les complices des djihadistes.
Comme les islamistes, les islamo-gauchistes, sous le regard bienveillant ou complice de la gauche bien-pensante, poussent au crime en désignant des cibles. Et ce, en France, de Robert Redeker et des journalistes de Charlie Hebdo à Samuel Paty, Didier Lemaire, Klaus Kinzler ou Vincent Tournier, sans oublier un spécialiste reconnu de l’islam comme Gilles Kepel, mis sous protection policière pendant plusieurs années. Aujourd’hui, en France, lorsqu’il s’agit de l’islam et des musulmans, la liberté de recherche et celle d’enseigner ne peuvent s’exercer qu’à deux conditions : pratiquer l’autocensure ou se placer sous la protection policière de l’État. Ceux qui ne risquent rien sont ceux qui se sont alignés sur l’orthodoxie islamo-décoloniale et l’antiracisme identitaire, ces deux piliers du nouveau gauchisme culturel.
*Liaisons dangereuses : islamo-nazisme, islamo-gauchisme, Hermann, 122 pages, 14 euros
Propos recueillis par Étienne Girard