Après Joseph Kessel qui lui consacra un livre célèbre, François Kersaudy retrace le destin de Felix Kersten, qui usa de son influence pour sauver des milliers de vies.
On n’y croit pas et pourtant c’est vrai. Il aura suffi de l’obstination héroïque d’un homme pour épargner le calvaire final à plus d’une centaine de milliers d’hommes et de femmes, dont 60.000 Juifs, enfermés dans les camps du IIIe Reich. Cet homme, c’est Felix Kersten, le masseur thérapeute de Himmler, le personnage le plus puissant du régime nazi après Hitler, qui avait le droit de vie et de mort sur quiconque. Quand on lit le livre que François Kersaudy, historien prolifique qui a consacré une biographie à Goering et connaît les arcanes du régime nazi comme sa poche, on se demande si l’on n’est pas dans un roman de Philip Kerr, tant la réalité cauchemardesque ou fantastique surpasse la fiction.
Quand Kersten rencontre Himmler en mars 1939, il est renommé pour avoir soulagé de grands industriels allemands grâce à ses dons de masseur thérapeute. C’est même l’un d’eux qui lui demande de soigner Himmler, lequel souffre d’horribles crampes d’estomac, pour tenter de l’influencer au moment où le régime nazi veut nationaliser l’industrie allemande. Kersten n’en a pas envie, mais il cède par amitié. Très vite, il gagne la confiance du chef SS, et, peu à peu, le «manipule» pour obtenir la liberté des persécutés qui parviennent à entrer en contact avec lui. «Voilà mes honoraires: la liberté de cet homme», dira Kersten à Himmler quand celui-ci lui propose, en échange de ses services, de le nommer colonel de la SS.
«Bouddha magique»
En six ans, Kersaudy évalue à plus de 200 séances d’une heure le temps que les deux hommes passeront en solo. Jamais autant de vies humaines ne furent redevables à la magie de ces mains qui permettront au jovial Kersten d’infléchir la volonté criminelle de Himmler au fur et à mesure qu’il le soulageait. Des mains que Joseph Kessel décrit ainsi dans le récit Les Mains du miracle (Folio) qu’il consacre en 1960 au thérapeute finlandais qu’il a bien connu: «Larges, charnues et pesantes, elles semblaient posséder une vie propre, un sens, une certitude.»
Au départ, Kersten demande à Himmler d’épargner des individus triés sur le volet en lui communiquant des listes de noms, puis, au fur et à mesure que son pouvoir quasi hypnotique s’accroît – Himmler l’appelle son «Bouddha magique» -, il intervient sur des questions plus générales, notamment quand il apprend que Hitler envisage de déporter la population des Pays-Bas. «Un homme apparemment inconscient du danger s’efforce de soustraire le plus de gens possibles au naufrage. Il aura sauvé des centaines de vie puis des dizaines de milliers. On peut devenir grossiste tout en restant détaillant», écrit Kersaudy, qui fait allusion à la liste de Schindler, qui sauva mille Juifs du massacre.
En réalité, à aucun moment Kersten n’est inconscient du danger. Dès son arrivée dans l’antre de la SS à Berlin, il sait qu’il risque de ne plus revoir sa femme et ses enfants. Il est en butte à la méfiance de Reinhard Heydrich, le chef de la Gestapo, qui déplore son influence sur Himmler. Kersten connaît la réputation infernale de son patient, mais il est surpris par l’aspect banal d’un bonhomme aux épaules tombantes et au corps flasque, à mille lieues de l’idéal «aryen» des nazis. «Ma première impression: ce n’était personne. (…) En le regardant, je pouvais me le représenter comme un maître d’école, un maître pédant ayant le coup de règle facile», écrit-il dans ses Mémoires, où il dresse le portrait d’un homme soumis corps et âme à Hitler et qui met une demi-heure à se remettre de ses émotions à chaque fois qu’il l’a au téléphone. Un homme qui semble né pour illustrer la formule de Nietzsche: «Le fanatisme est la seule forme de volonté accessible aux faibles» et aurait pu dire avec Goering: «Ma conscience s’appelle Adolf Hitler.» C’est dire l’exploit inouï réalisé par celui qui, tout en cultivant ses relations au sein de l’appareil nazi – ce qui lui vaudra les pires accusations après-guerre -, parvient à organiser une rencontre le 19 avril 1945 entre Norbert Masure, représentant du Congrès mondial juif, qui a perdu des proches dans les camps, et un des principaux artisans de la solution finale. Le but de la tractation? Obtenir de Himmler, prêt à presque tout pour se faire bien voir des Alliés, qu’il annule les directives de Hitler, qui veut détruire les camps et leurs malheureux prisonniers, mais aussi qu’il permette aux fameux bus blancs de la Croix-Rouge d’y accéder pour tenter de les ramener vivants en Suède. Et c’est ainsi que des milliers de victimes enfermées notamment à Ravensbruck eurent la vie sauve.
Mais Kersaudy ne se contente pas de saluer un de ces hommes qui «vous réconcilient avec l’humanité». Il rappelle aussi à quel point son rôle a été occulté par les Alliés eux-mêmes, notamment pour complaire aux Soviétiques, dans le cadre du nouveau partage du monde, Kersten ayant combattu l’Armée rouge durant sa jeunesse en Finlande. Il faudra attendre 1950 pour que son rôle soit reconnu aux Pays-Bas, où le prince Bernard, l’époux de la reine Juliana, lui remet la croix de grand officier de l’ordre d’Orange-Nassau. Il meurt dix ans plus tard alors qu’il doit se rendre à Paris pour recevoir du général de Gaulle la Légion d’honneur. «Kersten était sans conteste un homme extraordinaire, et le fait qu’il ait eu ce pouvoir d’influencer Himmler a été un présent du Très-Haut. Je ne vois pas comment l’expliquer autrement», dira de lui l’avocat Gehrart Riegner, qui fut secrétaire général du Congrès juif mondial entre 1965 et 1983. Un héros à la fois grandiose et modeste, auquel François Kersaudy offre une consécration historique.
Éditeur : Fayard (17 février 2021)
Paul-François Paoli