Les méthodes de Jean-Jacques Brot ne font pas l’unanimité. Certains louent son empathie, tandis que d’autres critiquent sa stratégie axée sur la discussion. Portrait.
Au téléphone, le préfet Jean-Jacques Brot semble sincèrement surpris. Passablement agacé. « Ce qui était un élément de nuance relevait sans doute d’un péché capital de ma part ! », ironise-t-il. En poste dans les Yvelines depuis avril 2018, Brot ne s’attendait pas à susciter un tel tollé en déclarant dans un article du Monde que le professeur de philosophie Didier Lemaire – très alarmiste sur la ville de Trappes selon lui « tombée aux mains des islamistes » – se montrait « irresponsable » et mettait « de l’huile sur le feu ». Un préfet ne devrait pas dire ça, ont pensé ses détracteurs mais aussi beaucoup de ses amis qui devant nous expliquent cette saillie par le franc-parler et l’originalité du personnage.
Mais le haut fonctionnaire a eu beau se fendre d’un communiqué de presse dans la foulée – souhaité par le ministère de l’Intérieur, selon nos informations -, il n’en démord pas : « Ce qui m’a troublé, c’est le côté manichéen des déclarations de monsieur Lemaire, surtout quand il dit que Trappes est un territoire totalement perdu de la République. » Il assure ne nier ni « la fragilité » ni « la singularité » de cette commune que 67 jeunes ont quitté entre 2014 et 2016 pour rejoindre les rangs de l’Etat islamique. Très véhément quand il s’agit de défendre son action, il insiste : « Est-ce que le gouvernement considère que je mène une politique qui fait entrer le salafisme ? La réponse est à l’évidence non. En aucun cas, nous ne menons une politique communautariste. »
Dans les Yvelines et parmi les spécialistes de l’islam radical, tout le monde n’est pas aussi catégorique sur l’action du préfet. On y souligne que Jean-Jacques Brot est l’incarnation d’une « politique des notables » qui s’appuie sur des acteurs communautaires servant à remonter l’information, délaissant le renseignement territorial. La phrase-clé pour comprendre l’homme, selon ces contempteurs ? « Nous faisons de la dentelle », une formule lâchée auprès des journalistes du Monde, pour évoquer la politique de l’Etat à Trappes. « Le préfet Brot croit sincèrement en faire », considère un ex-haut cadre de la préfecture des Yvelines. « Mais pendant qu’il fait de la dentelle, les islamistes, eux, avancent ». En février 2019, un rapport rédigé par Vincent Lesclous, alors procureur général du parquet de Versailles, à destination de sa hiérarchie ministérielle, rappelait que « les Yvelines sont historiquement le berceau du radicalisme en France ». Il y était noté qu' »au-delà du radicalisme violent et du terrorisme (…) le véritable problème pour le parquet de Versailles, comme pour d’autres parquets, est celui de la lutte contre la radicalisation générale et le communautarisme exclusif ». Le constat dressé était alors alarmiste : « La radicalisation et le communautarisme rampants gagnent petit à petit l’ensemble du territoire, y compris des agglomérations secondaires (La Verrière, Ecquevilly, Sartrouville) ». C’est dans ce département qu’a eu lieu, en 2016, l’assassinat djihadiste de deux policiers, à Magnanville, ainsi que la décapitation de Samuel Paty, le 16 octobre 2020.
« Rigoriste, mais pas salafiste »
Abdelaziz Al Jaouhari fait partie de ces déçus de la « méthode Brot ». Avec un des précédents préfets, Erard Corbin de Mangoux, cet imam, président de l’association des musulmans de Mantes-Sud, avait participé à la création du Conseil des institutions musulmanes des Yvelines, en 2015. Cette instance de concertation, dont il était devenu secrétaire général, se réunissait à intervalles réguliers, en présence du préfet. Elle servait officieusement d’organe de lutte contre la radicalisation et de labellisation à l’échelle du département, entre les imams considérés comme fréquentables et les tenants d’un islam rigoriste voire salafiste, tenus à l’écart. Pendant plusieurs années, Abdelaziz Al Jaouhari a assuré des formations auprès de personnes condamnées pour apologie du terrorisme, a travaillé avec les services de la pénitentiaire. A son arrivée, en avril 2018, Jean-Jacques Brot, aurait dynamité ce dispositif : « Il y a eu une réorientation à l’arrivée de Monsieur Brot, je me suis aperçu que ces sujets n’étaient plus prioritaires. On a fait rentrer les groupuscules problématiques, entre autres salafistes, dans les institutions représentatives, avec la bénédiction du préfet Brot ». Une accusation qui indigne le préfet : « C’est grotesque ! La mouvance rigoriste est entrée au Cimy, oui, mais pas salafiste, les mots ont un sens ! ».
L’imam Al Jaouhari a été tout aussi saisi par un autre épisode, un propos du préfet lors d’une réunion de travail avec les organisations musulmanes, à son arrivée, en 2018 : « Il nous avait dit : ‘Moi je ne baserai pas mes relations avec les uns et les autres sur les rapports des renseignements territoriaux’. Ça m’avait choqué ». Fin 2019, le patron du renseignement territorial des Yvelines, Jean-Luc Taltavull, très investi dans le suivi des individus radicalisés, a été prié de se trouver un autre point de chute. A ce sujet, Jean-Jacques Brot reconnaît un « désaccord de fond » avec le fonctionnaire, à qui il avait demandé d’envoyer davantage ses hommes « sur le terrain ». Le préfet répond aussi que « le fait de discuter avec tout le monde permet d’introduire une jurisprudence dans le département des Yvelines qui fait évoluer les choses ». Il ajoute : « Évidemment, le dialogue est plus risqué mais je ne crois pas que ce que nous faisons aboutisse à une augmentation des risques, je crois même que c’est l’inverse ».
Un proche de Pierre Bédier
Abdelaziz Al Jahouari est persuadé d’avoir été marginalisé par la préfecture à la suite d’un désaccord qu’il l’a opposé à Pierre Bédier, le président LR du conseil départemental, à l’occasion de l’entre-deux tours des élections législatives de 2017. Sur ce sujet, les récits s’opposent. Selon l’imam, l’élu lui aurait suggéré d’appeler à voter pour le candidat LR au second tour, ce que l’ex-ministre conteste. Une chose est en revanche certaine : Jean-Jacques Brot et Pierre Bédier sont proches. Tous deux collaborateurs historiques de Jacques Chirac – l’actuel préfet a même été son conseiller aux affaires corréziennes à l’Elysée – ils entretiennent les meilleures relations depuis l’arrivée du nouveau préfet dans le département. Illustration de cette proximité, l’annulation des voeux de la préfecture, le 22 janvier 2020, en raison du décès de l’épouse de Pierre Bédier. De nombreuses institutions, associations ou personnes privées étaient invitées. « Eux-mêmes dans la peine, le préfet des Yvelines et madame Jean-Jacques s’associent à la douleur de leur famille (celle de Pierre Bédier, ndlr) et de leurs très nombreux amis. Par affection et respect, la cérémonie des voeux qui était prévue demain soir 23 janvier à la préfecture est annulée », peut-on lire dans l’email d’annulation.
Un haut fonctionnaire qui le connaît bien résume la philosophie de Jean-Jacques Brot, selon lui : « Pour lui, les responsables musulmans doivent respecter la loi bien sûr, mais au-delà de ça, on n’a pas à leur demander d’être républicains ». Récemment, le préfet qui aime renverser la table et les codes n’a pas hésité à remettre en question le travail pourtant minutieux de l’islamologue Bernard Rougier, dont le livre, Les Territoires conquis de l’islamisme, comportait plusieurs passages désastreux pour la grande mosquée de Mantes-la-Jolie. L’auteur du chapitre, après « une observation in situ de la transmission religieuse », constate que « la mosquée promeut, dans l’entre-soi de ceux qui la fréquentent au quotidien, une forme d’islam résolument hostile, dans sa dynamique et ses principes, aux valeurs de l’humanisme universel dont se réclament pourtant ses dirigeants dans leurs déclarations publiques ». Et de citer en détail des prêches assurant qu’il ne faut pas effleurer « la peau d’une femme étrangère » ou que « l’Etat des juifs, qui proclame depuis longtemps que ses frontières s’étendent du Nil à l’Euphrate » représente « un ennemi »…
Brot, pour sa part, ne voit pas les choses du même oeil et n’hésite pas à prendre la défense de la mosquée face au chercheur. « J’ai reçu monsieur Rougier et je lui ai dit que je désapprouvais ce qu’il avait écrit, raconte-t-il. Il a envoyé un stagiaire pendant trois jours espionner la bibliothèque de la mosquée de Mantes-la-Jolie alors qu’elle s’inscrit parfaitement dans le dialogue voulu par les pouvoirs publics, le recteur est élu au Conseil régional du culte musulman, il ne m’apparaît pas qu’il y ait le moindre problème avec le djihad et l’islam radical. »
Des désaccords avec Bernard Rougier
Le professeur à l’université Paris 3 et directeur du Centre des études arabes et orientales n’a pas apprécié le manque de soutien du représentant de l’Etat, alors même que Medhi Berka, recteur de la mosquée de Mantes-la-Jolie, lui cherche des noises judiciaires. « L’étonnant est que le préfet accorde plus de crédit à la parole d’un président d’association qu’à celle d’un universitaire fonctionnaire d’Etat… », tance Bernard Rougier. Quant aux critiques sur son travail et celui de son équipe formulées par Brot, elles l’irritent franchement : « Je n’ai pas envoyé un ‘stagiaire espionner la mosquée pendant trois jours’. Un membre de mon équipe, qui n’est pas mon étudiant mais un habitant de Mantes-la-Jolie, prie depuis plusieurs années dans la mosquée. Il m’a communiqué le contenu des » leçons » données par des prédicateurs salafistes durant la semaine (leçons informelles qui réunissaient une quarantaine de personnes). Ces leçons prônaient une rupture avec la société française mécréante. De deux choses l’une – soit les dirigeants de la mosquée connaissaient cette situation et opéraient de la sorte une forme d’accommodement avec les plus radicaux en leur laissant une expression informelle, – soit ils ne le savaient pas. Dans les deux cas, cela pose un problème ! »
De l’avis de tous ceux qui le connaissent, Jean-Jacques Brot est un profond humaniste, gaulliste rigoureux, dépourvu de cynisme. Dans le bureau de celui qui est marié à la petite-fille du résistant Edmond Michelet, deux portraits se font face : celui du général de Gaulle et celui de Jean-Paul II. « C’est quelqu’un de très hors norme, à l’ancienne, extrêmement cultivé », loue un ami préfet. A son actif, plusieurs accrochages avec sa hiérarchie dont l’un fait sourire et dit beaucoup de sa liberté de pensée. En 2014, George-Pau Langevin alors ministre de l’Outre-mer est attendue en Nouvelle-Calédonie. A l’époque, Brot est haut-commissaire de la République en Nouvelle-Calédonie et écoeuré par la neutralité affichée par François Hollande dans la perspective du référendum d’autodétermination. En bon gaulliste très attaché à l’Outre-mer, il ne comprend ni ne cautionne. Et décide de marquer son désaccord en refusant d’aller accueillir la ministre lors de son arrivée à l’aéroport. Il sera débarqué dans la journée.
Atypique et empathique
Brot a laissé partout où il est passé le souvenir d’un homme atypique mais aussi empathique, capable de grandes exaltations comme d’épisodes dépressifs. Début 2010, on le nomme en Vendée pour, officieusement, apaiser les tensions entre Philippe de Villiers et Bruno Retailleau. Décidé à marquer de son empreinte les services de l’Etat, il apprend au serveur de la préfecture à préparer le Ti-punch et impose cette boisson pour les cocktails officiels. Mais la légèreté ne dure pas, le voici vite happé par un événement autrement plus dramatique, la tempête Xynthia. Les Vendéens se souviennent de sa présence lors des messes pour les victimes de cette intempérie si meurtrière. De ses larmes, sincères. Parfait trait d’union entre l’Etat et de l’Eglise : lui, le catholique pratiquant, ne communie jamais pendant la cérémonie, neutralité des agents de l’Etat oblige. Mais revient un peu plus tard à l’église, le même jour et sans uniforme, pour recevoir l’hostie. Celui qui a été surnommé le « préfet des réfugiés » de 2013 à 2015 – et qui était en réalité chargé de l’accueil en France des réfugiés syriens et irakiens – a beaucoup œuvré pour les chrétiens d’Orient. « Il est comme beaucoup de cathos qui ont une appréciation très positive des musulmans car ils prient sans qu’on leur demande », observe un de ses proches. Plusieurs de nos interlocuteurs considèrent en effet que c’est « l’apparente religiosité qui le séduit », expliquant ainsi sa bienveillance à l’égard de certains acteurs de l’islam politique dans les Yvelines.
Pour Bernard Rougier, Jean-Jacques Brot est représentatif de ces grands commis de l’Etat n’ayant toujours pas compris que des « écosystèmes islamistes » se sont formés dans des quartiers populaires sous l’impulsion de différentes forces religieuses, qui ont imposé leur vision rigide et rigoriste de l’islam. Si ces mouvances – Frères musulmans, tablighis, salafistes et djihadistes – sont distinctes et parfois rivales, elles encouragent toutes une rupture avec la société française. « Pour lui, un islamiste radical, c’est forcément un djihadiste », soupire Rougier. « C’est comme si on était revenu cinq ans en arrière, comme si les attentats n’avaient pas eu lieu, et que la recherche universitaire – qui a montré que la socialisation d’un terroriste comme Mohamed Merah s’était faite dans des écosystèmes islamistes – ne servait rien. On en revient à cette idée de séparation étanche entre djihadistes et autres islamistes. Ce qui est absurde quand on sait qu’il y a une porosité énorme entre ces mouvements ».