Confrontée à la brutalité du deuil depuis le début de la pandémie, la femme rabbin nous invite dans Vivre avec nos morts, récit intime et lumineux, à faire exister le lien entre vivants et disparus. Elle partage avec Élisabeth Quin son regard réparateur et fécond.
Avec persévérance et subtilité, Delphine Horvilleur fait profondément bouger les lignes en France depuis dix ans. Rabbin de Judaïsme en mouvement, elle officie à la synagogue parisienne de Beaugrenelle et intervient dans le débat public autour des questions d’émancipation, de parité et de lutte contre l’antisémitisme. Aujourd’hui, un an après le début de la pandémie, Horvilleur livre une facette très intime de son existence et de son travail lors des enterrements, mission consistant à retisser les liens entre les vivants et les morts. Dans ce livre érudit, profond, éclaboussé d’humour grinçant – politesse du désespoir eschatologique -, où l’on croise Simone Veil, Marceline Loridan et d’étonnants anonymes, l’on découvre que le cimetière est, littéralement, le «jardin des vivants». Rencontre avec une conteuse.
Madame figaro. – La mort est dans la vie comme le noyau dans le fruit. Scientifiquement, c’est l’apoptose, et vous le rappelez. Comment définiriez-vous votre mission lors des enterrements, puisque ce livre en évoque plusieurs ?
Delphine Horvilleur. -Trouver les mots, connaître les gestes de la tradition, offrir un récit qui permet de retisser les vivants et les morts, ravauder le panier. En hébreu, le mot «génération» signifie aussi «l’art de tisser des paniers». Si on loupe une ligne quand on fabrique le panier, tout l’édifice s’écroule. Tous nos paniers sont un peu abîmés. Ça n’existe pas un panier parfait. Mais au moment de la mort, s’offre une possibilité de retisser, de donner aux survivants un fil pour reprendre ou continuer le dialogue intergénérationnel. C’est ma responsabilité de rabbin.
Vous évoquez au début de ce petit traité de consolation – le Suédois Stig Dagerman écrivait en 1952 que «notre besoin de consolation est impossible à rassasier» – une réflexion de la sœur de la psychanalyste Elsa Cayat, assassinée dans l’attentat contre Charlie Hebdo, le 7 janvier 2015. Lors de son enterrement, sa sœur a dit : «Delphine est un rabbin laïc.» Vous vous êtes reconnue dans ces mots ?
Le jour de l’enterrement d’Elsa Cayat, où un deuil familial rencontrait un deuil collectif, quelque chose de très important se jouait pour moi. Je me tenais face à une famille de juifs tunisiens athées, laïcs, et devant la famille des morts de Charlie Hebdo, des libres penseurs anticléricaux tués par des fous de Dieu djihadistes. Alors qu’on parlait dans la société française de la confrontation de deux mondes, celui des croyants et celui des non-croyants, j’ai compris à ce moment-là que je partageais avec ces familles quelque chose d’essentiel : nous habitions le même monde. Rabbin laïc ? Cet oxymore était censé rassurer les non-croyants. J’ai sursauté, mais en fait, c’est si juste : mon identité n’est pas univoque. Je suis une femme, un rabbin, et je suis profondément attachée à la laïcité.
Vous écrivez que la laïcité en France est une bénédiction. Le choix du terme est un peu taquin ?
Oui, c’est une vraie bénédiction ! Elle garantit qu’il y a un espace plus grand que ma croyance, ma conviction ou ma certitude. Et parce que l’air ne sera pas saturé de croyances, on pourra tous respirer. C’est ma définition de la laïcité.
Vous dévoilez un aspect intime et très touchant de votre passé : la première fois que vous avez prié Dieu, à 10 ans, c’était pour négocier votre survie avec lui car vous pensiez mourir empoisonnée par un morceau de joujou en résine que vous aviez avalé quelques heures plus tôt…
Je n’avais pas raconté cette scène fondatrice, je n’en avais jamais parlé, même à des très proches. J’ai prié et pleuré, et Dieu m’a envoyé un sauveur, mon grand-père, lui-même rabbin, qui m’a apaisée sans un mot. Le plus étrange, c’est que dans la Bible, la prière est une négociation ! Selon les rabbins, Abraham est l’inventeur de la prière du matin. Or, Abraham a négocié avec Dieu pour sauver Sodome et Gomorrhe. Dieu lui faisant part de son projet, le patriarche lui rétorque que s’il y a un homme bon dans l’une de ces villes, il ne peut pas anéantir le bon et le méchant en même temps. «Est-ce que le juge de la terre ne serait pas juste ?», lance Abraham à la face de Dieu. Et Abraham obtient que Dieu sauve dix justes. Cette négociation pour la vie est essentielle. Dans la tradition juive, la prière qui se fait debout est un dialogue avec Dieu, parfois même une engueulade !
Durant votre enfance, vous avez connu, du côté de votre famille maternelle, le silence des rescapés de la Shoah qui ne pouvaient ou ne voulaient pas raconter cet «indicible». Votre travail d’officiante aux enterrements revient-il à faire parler ce silence originel ? Écouter les récits des familles sur leurs morts, nouer le dialogue, c’est de l’ordre de la réparation ?
Je me souviens qu’autour de moi, on me disait : «Laisse, c’est de la vieille histoire…» Je ne pouvais pas continuer à vivre sans creuser le silence. Aujourd’hui, étant devenue rabbin, c’est-à-dire ayant mis au cœur de ma vie la question de l’exégèse, je réalise qu’en lisant un texte, j’essaye de faire parler le silence, autrement dit reconnaître ce qu’il ne dit pas, ce qui reste à dire.
L’exégèse c’est la conscience d’un «reste-à-dire»…
Du fait de cette situation familiale très particulière, j’ai été touchée par le syndrome du Messie ! Je pensais que j’étais effectivement sur terre pour réparer quelque chose ! Consciente du drame dont j’étais la descendante, j’ai senti que ma vie devait être une «plus-que-vie». La médecine, le journalisme puis le rabbinat, tout cela est lié par l’écoute que l’on porte à l’autre. Et par la voix de l’enfant que je fus qui me chuchote «Y a-t-il assez de vie dans ta vie ?»
Lors des préparations des enterrements, les questions eschatologiques sont souvent soulevées par des adultes ou des enfants. Il arrive qu’on vous demande : « Que devenons-nous après la mort ? » Que répondez-vous ?
La question de «l’après-vie» est universelle, obsédante, et elle n’est pas résolue par le Talmud ! Ou plutôt si : elle est résolue à la façon d’une blague métaphysique ! Selon le Talmud, quand on meurt, on tombe dans le «sheol», on tombe dans la «question».
Le confinement a entraîné des drames au sein de nombreuses familles qui n’ont pas pu enterrer leurs proches, ou les soutenir dans leur fin de vie. L’avez-vous ressenti ? Comment avez-vous traversé cette période ?
J’ai pris conscience que tout basculait le jour où j’ai fait un enterrement dans ma chambre à coucher : je récitais les prières au téléphone pour une famille esseulée au cimetière. J’ai eu la certitude que nous allions devoir vivre avec des fantômes, sur le plan collectif. Je ne cesse de rencontrer des gens qui ont des fantômes sérieux, des gens qui n’ont pas pu accompagner leurs proches, et qui ne savent pas comment apaiser leurs consciences, ainsi que leurs morts.
Nos morts nous demanderont des comptes ?
Forcément, à travers les vivants. Qu’est-ce qu’un fantôme ? C’est quelqu’un qui attend qu’on recouse son panier. Tant que nous n’aurons pas pris nos aiguilles et notre fil, collectivement, ils ne seront pas en paix. Nous devons faire parler les silences. Depuis 2015 et les attentats, jusqu’à cette pandémie, la mort est omniprésente. Nous devons réfléchir au deuil, à la mort, à la perte, sans déni, sans délai.
Lutter contre le fanatisme de la certitude est essentiel selon vous ? Comme Albert Camus, vous aimeriez «rejoindre le parti des gens qui ne sont pas sûrs d’avoir raison» ?
Absolument ! Le monde n’est pas scindé entre ceux qui croient et ceux qui ne croient pas, mais entre ceux qui font de la place à l’autre et ceux qui s’y refusent. La vraie différence entre certains fondamentalistes de ma religion et moi est simple : ils sont persuadés d’être le vrai judaïsme tandis que j’ai la conviction que ni le mien ni le leur n’est le bon judaïsme. Cette différence me vulnérabilise car ça peut déboucher sur une forme de relativisme qui me sera reproché, mais je m’y tiens. Je ne suis pas propriétaire de la vérité.
Cette façon de questionner la vérité, de prôner le doute, de refuser la certitude vous rapproche du grand écrivain israélien Amos Oz, mort en 2018 – auteur de La Boîte noire et de Comment guérir un fanatique -, dont vous préfacez une conférence inédite à paraître chez Grasset. Sioniste et militant pour une solution négociée avec les Palestiniens, Oz fut souvent accusé de trahison. Vous aussi avez été traitée de «traîtresse». Vous le revendiquez ?
Je suis une traîtresse car je suis fidèle à ma tradition, qui consiste à interroger les traditions… Lire les textes de façon vivante, c’est un peu trahir. Refuser que la tradition rime avec pétrification, c’est trahir. Je suis une traîtresse à la tradition de ceux pour qui mon titre de rabbin est illégitime, vu mon sexe. Je suis une traîtresse car mon sionisme n’est pas fondé sur la propriété, sur un cadastre biblique, il est ouvert à l’Autre.
Précisément, votre récit évoque un deuil qu’il vous a fallu faire alors que vous viviez en Israël : celui de vos illusions politiques, en 1995, à la suite de l’assassinat du premier ministre Yitzhak Rabin par un Israélien juif opposé aux accords d’Oslo signés avec les Palestiniens deux ans plus tôt. Vous avez ce mot lacanien : «Rabin est mort et je suis devenu rabbin.» Que voulez-vous dire ?
Ce fut la fin de ma naïveté. La fin de mon sionisme amoureux. J’ai compris que je ne connaissais pas vraiment le pays où j’habitais. Je vivais dans une bulle idéologique très forte, la gauche pacifiste militante, qui a explosé. Enfin, en découvrant que l’assassin de Rabin était un juif orthodoxe, ayant tué «au nom de Dieu», la notion du sionisme a volé en éclats. Nos deux sionismes étaient opposés, aucun n’étant le vrai. Le sien rimait avec sacralité et propriété de la terre, le mien avec conscience de la vulnérabilité historique permettant de créer une société différente. Ce soir-là, j’ai compris que je continuerais autrement et ailleurs mon chemin.
La question qui vous anime depuis vingt ans, c’est celle de l’identité ?
Oui. Qu’est-ce qu’une identité vivante, non pétrifiée ? Je crois que c’est une identité avec du «jeu», au sens de souplesse, de non-fixité. Moi, je crois aux alliages. En hébreu, alliage se dit «tsarfat». Et en hébreu, la France se dit «tsarfat». N’est-ce pas extraordinaire ? À partir de la Bible, les commentateurs interprètent et disent que ce pays qui est le nôtre contient une promesse de mélange. Chérissons-la !
Vivre avec nos morts, de Delphine Horvilleur, Éditions Grasset le 3 mars, 234 pages, 19,50 €.
Propos recueillis par Elisabeth Quin
Intéressant.