Dans « Jews don’t count », l’humoriste anglais David Baddiel regrette que l’antisémitisme soit le grand impensé des nouveaux progressistes woke et antiracistes.
En août dernier, dans une critique au vitriol d’Antkind, premier roman du scénariste Charlie Kaufman, The Observer, hebdomadaire de référence de la gauche anglaise, reprocha au livre sa « perspective blanche, masculine, cisgenre et hétéro ». Traduction : le narrateur serait trop privilégié. Sauf que le héros de cette fiction s’appelle B. Rosenberg, décrit même sa barbe comme étant « rabbinique », porte parfois une cravate avec le slogan « 100% casher » et subit des préjugés ou insultes antisémites du type « Va te faire foutre, Hébreu ». Vous avez dit « dominant » ?
En 2019, la comédienne danoise Sofie Hagen, militante contre la grossophobie, dressa l’inventaire « des personnes les plus opprimées dans la société ». On y retrouvait « les Noirs et personnes de couleur, les queer, les trans, les musulmans et les personnes handicapées ». Mais, comme le souligne David Baddiel, il manquait là « l’une des minorités les plus persécutées dans l’histoire ».
Dans son brûlot Jew don’t count (TLS Books) qui vient de paraître au Royaume-Uni, ce célèbre humoriste anglais fustige ce qu’il considère être un angle mort du nouvel antiracisme. Les juifs, déplore-t-il, ne comptent plus pour la gauche « woke » obsédée par les identités, comme pour la plus traditionnelle gauche anticapitaliste incarnée par Jeremy Corbyn.
Comédien, romancier, présentateur à la télévision, grand fan de David Bowie et du club de football de Chelsea, David Baddiel est un électeur de gauche. En 2016, il avait qualifié Corbyn « d’homme honnête ». Pourtant, aujourd’hui, il reproche à son camp, celui des progressistes, de traiter l’antisémitisme de manière bien différente que les autres discriminations.
Quand John Cusack cite un néo-nazi
Ce pamphlet regorge d’exemples évocateurs. Prenez les récentes et multiples polémiques sur les rôles des acteurs en fonction de leur identité ethnique ou sexuelle. Désormais, quand un interprète est casté pour jouer un membre d’une minorité à laquelle il n’appartient pas, cela met le feu aux poudres. Sauf pour une communauté note David Baddiel : les juifs. En 2018, l’annonce que Scarlett Johansson allait camper un homme trans avait par exemple provoqué un tollé, et l’actrice a dû se retirer et s’excuser. En revanche, l’année dernière, aucun adepte de la gauche identitaire ne s’est offusqué qu’Al Pacino, d’origine italienne, incarne un juif chassant les nazis dans la série Hunters. Et encore moins de voir Gary Oldman jouer le scénariste Herman Mankiewicz dans Mank sur Netflix. Le même Gary Oldman qui, en 2014, commentant les positions antisémites de Mel Gibson, déclara que « Mel Gibson est dans une ville dirigée par les Juifs et il a dit ce qu’il ne fallait pas, parce qu’il a mordu la main qui le nourrissait »…
Prenez aussi la cancel culture, cette culture du bannissement visant les personnalités au comportement ou ayant des propos problématiques. En 2019, l’acteur et activiste John Cusack, soutien de Bernie Sanders, avait tweeté une citation attribuée Voltaire (« Pour savoir qui vous dirige, cherchez simplement qui vous n’êtes pas autorisé à critiquer »), mais qui en réalité provient du néo-nazi Kevin Alfred Strom. John Cusack avait accompagné ce propos par l’illustration d’une main avec une étoile de David écrasant des personnes. Un tweet indiscutablement antisémite. Pourtant, nulle annulation ou menaces de boycott pour l’acteur. De simples excuses, ainsi que l’effacement du tweet, suffiront à calmer les esprits.
En 2019, la comédienne Seyi Ommoba, qui devait apparaître dans la comédie musicale adaptée de La couleur pourpre, fut évincée pour un message homophobe qu’elle avait posté en 2014 sur Facebook. En revanche, la cancel culture épargna l’auteure de La couleur pourpre, Alice Walker, quand bien même celle-ci avait, en 2018, fait la promotion du conspirationniste antisémite David Icke et, en 2017, publié un poème sur le Talmud reprenant les pires stéréotypes sur des juifs qui feraient la promotion de la pédophilie ou seraient les maîtres des « goyim » (personnes non juives). Comme l’assure David Baddiel, l’objectif de son livre n’est pas de s’exprimer sur le bien-fondé ou non de la cancel culture, mais de s’étonner du deux poids, deux mesures qu’on peut constater de manière manifeste.
L’argent ne protège pas du racisme
Comment expliquer que les juifs n’aient pas droit aux mêmes indignations de la part de la gauche actuelle ? Pour Baddiel, la réponse s’avère simple : les progressistes ne peuvent s’empêcher de considérer les juifs dans leur ensemble comme étant des privilégiés. « Les juifs sont les seuls objets du racisme qui sont perçus – par les racistes – comme ayant à la fois un statut inférieur et élevé. Les juifs sont victimes de stéréotypes, de la part des racistes, de la même façon que ne le sont les autres minorités, étant présentés comme des menteurs, des voleurs, des personnes sales, viles, puantes, mais aussi comme des riches, des privilégiés, des puissants qui secrètement contrôlent le monde. Les juifs sont d’une certaine manière à la fois des sous-humains et les maîtres secrets de l’humanité ». Difficile, selon cette logique, de prendre la défense des juifs si l’on considère, même de manière inconsciente, qu’ils n’ont rien à voir avec des opprimés, voire peuvent être des oppresseurs.
Pourtant, comme le rappelle l’humoriste, le statut social ne protège pas du racisme. « Certains juifs sont riches. Mes grands-parents l’étaient : ils étaient des industriels dans l’Est de la Prusse. Ils possédaient une usine de briques. Ils avaient des serviteurs. Mais quand ils ont fui en 1939 pour rejoindre l’Angleterre avec ma mère qui était alors un bébé, on leur avait tout pris. Et à la fin de la guerre, une grande partie de leur famille a été assassinée. Cela ne compte pas jusqu’à quel point vous êtes riche, car les racistes défonceront la porte de votre grande maison que, selon eux, vous ne méritez pas et que vous ne possédez que parce que vous êtes juifs » témoigne Baddiel.
Comme le montre une enquête de l’Union européenne en 2018, le niveau d’antisémitisme reste extrêmement élevé en Europe. Près de 30% des personnes interrogées déclaraient ainsi avoir été harcelés, ceux qui sont visiblement juifs étant les plus touchés. En 2019, un étudiant israélien a été agressé dans le métro parisien parce qu’il parlait en hébreu au téléphone. La même année, le philosophe Alain Finkielkraut a reçu des insultes antisémites par des gilets jaunes. En Allemagne, le jour de Yom Kippour, la communauté juive de Halle-sur-Saale a été visée par un attentat. Et aux Etats-Unis, la fusillade dans une épicerie casher de Jersey City a fait cinq morts.
A la fois blancs et non
L’actualité de l’antisémitisme ne manque hélas pas de matière à indignations. Mais comme le rappelle l’essayiste, en suivant les folles logiques identitaires, les juifs sont tour à tour perçus comme étant blancs ou non. Pour une partie des suprémacistes adeptes de la théorie du Grand Remplacement, les juifs sont des ennemis de la race blanche. Au contraire, les nouveaux antiracistes les considèrent comme des blancs avec des privilèges, et « en conséquence non dignes de bénéficier de la protection des mouvements progressistes ». « Pourtant, je ne me sentais pas blanc quand des skinheads m’ont frappé dans les années 1970 à Londres. Ni quand, dans le stade de Stamford Bridge, un homme derrière moi répétait « on emmerde ces putains de juifs », confie David Baddiel.
Autre raison pour laquelle une partie de la gauche a du mal à percevoir les juifs comme des victimes de discriminations : l’association systématisée avec Israël, Etat jugé oppresseur des Palestiniens. Non sioniste, David Baddiel ironise sur cette idée que les juifs du monde entier devraient rendre des comptes pour les choix politiques de l’Etat hébreu : « Pour ceux qui s’intéresseraient à ma position sur Israël : je ne soucie pas de ce pays plus qu’un autre, et présumer que je le sois est raciste. Parce que je suis une personne britannique – un juif, oui, mais dont l’identité juive est liée à Groucho Marx, Larry David, Sarah Silverman, Philippe Roth, Seinfeld, Saul Bellow, les harengs marinés, Pâque à Cricklewood (dans la banlieue de Londres) en 1973, ma mère réfugiée du nazisme, le fait de porter une kippa dans mon école primaire juive – et rien de cela n’a un quelconque rapport avec un pays du Proche-Orient éloigné de près de 5000 kilomètres. Et puis : les Israéliens ne sont de toute façon pas très juifs du point de vue de ma judaïté. Ils sont trop machos, trop agressifs et confiants. Comme les décrit Lenny, un chauffeur de taxi juif-américain que j’ai inventé pour mon film The Infidel : « des juifs sans angoisse et culpabilité. Donc pas réellement des juifs du tout » ».
« Les banquiers Rothschild contrôlent le gouvernement mondial »
Pour Baddiel, ces raisons expliquent la multiplication des polémiques sur l’antisémitisme au sein de la gauche anticapitaliste anglaise. Selon lui, Jeremy Corbyn, l’ancien chef du parti travailliste régulièrement critiqué pour sa cécité face à ce phénomène, n’est pas quelqu’un qui hait fondamentalement les juifs, mais place le capitalisme bien avant l’antisémitisme dans ses priorités politiques. En 2019, dans une interview sur la BBC, Corbyn usa ainsi de circonvolutions avant d’admettre que la phrase « les banquiers Rothschild contrôlent Israël et le gouvernement mondial », tenue par un candidat de son parti à Liverpool, est antisémite…
Mais Baddiel fustige aussi les contradictions d’une partie de la nouvelle gauche « woke » américaine, celle notamment du mouvement « Black Lives Matter ». Un impensé antisémite qui remonte à Malcom X (« Vous pouvez dire la vérité sur n’importe quelle minorité en Amérique, mais faites une vraie remarque sur les juifs, et si cela ne le flatte pas, alors il va utiliser de son contrôle sur les nouveaux médias pour vous étiqueter comme antisémite » avait-il déclaré en 1963), et a été poussé à l’extrême par Louis Farrakhan qui expliqua qu’est un grand homme ». « Si les juifs sont présumés être des blancs, alors ce que dit Malcom X, ou même Louis Farrakhan, n’est pas considéré comme raciste » assure David Baddiel. Difficile en effet, quand on est tant focalisé sur des notions comme celle de « privilège blanc », d’admettre que certaines personnes qu’on range dans cette catégorie identitaire peuvent être ciblées par le racisme.
En conclusion, l’auteur n’en appelle pas à une compétition victimaire entre minorités opprimées, mais tout simplement à un peu plus de cohérence quand, comme c’est le cas de la gauche actuelle, on ambitionne de lutter contre toutes les formes de discriminations et de racismes.
Je n’ai jamais penser que la gauche nous protéger, j’ai bien connu cette dernière il y a longtemps !