Réjouissante ou redoutée, les élèves de terminale sont cette année les premiers à passer l’épreuve de philosophie dans le cadre de la réforme du bac. Dans les changements, une liste d’auteurs plus multiculturelle avec l’ajout de Maïmonide, Zhuangzi, Nāgārjuna et Avicenne . Qui sont-ils ?
Dans le cadre de la réforme du baccalauréat menée par Jean-Michel Blanquer, la liste des philosophes du programme de philosophie de Terminale est passée de 57 à 83 noms. Parmi ces nouveaux entrants, plus de femmes, mais aussi des auteurs non occidentaux : le penseur chinois Zhuangzi, le bouddhiste indien Nāgārjuna, le philosophe et médecin perse Avicenne ainsi que le rabbin séfarade Maïmonide.
Concrètement, cela signifie qu’un texte de ces philosophes peut être proposé à l’examen et qu’on peut retrouver leur nom dans les nouveaux manuels de philosophie. « Enfin ! Le mythe académique de la « philosophie rien-que-grecque », qui fit les beaux jours du XIXe et du XXe siècle, semble heureusement se fissurer« , se réjouit le philosophe et journaliste Roger Pol-Droit dans Les Echos. Il est désormais possible d’étudier officiellement dans les classes de terminales des œuvres de traditions taoïste ou bouddhiste et de présenter davantage de philosophes femmes afin de rappeler, s’il en était besoin, cette évidence : pour faire de la philosophie, nul besoin d’être un homme ou de descendre des Grecs.
Cela ne signifie pas que tous les lycéens qui passent cette année le bac version 2021 étudieront la pensée de Simone Weil ou un extrait du Guide des égarés de Maïmonide. Dans les faits, les professeurs sont et ont toujours été libres d’aborder les œuvres qu’ils souhaitent, afin de préparer au mieux les élèves à l’épreuve. Si les notions au programme doivent être traitées au cours de l’année, cette liste n’est donc pas contraignante. Pour le président de l’APPEP (Association des professeurs de philosophie de l’enseignement public) Nicolas Franck, les professeurs feront d’ailleurs sûrement l’impasse sur ces nouveaux entrants non-occidentaux : « Il faut avoir atteint une technicité qu’un élève n’a pas en terminale« , réagissait-il pour Le Figaro. L’enjeu étant selon lui « nul pour le bac, car ces auteurs ne seront jamais étudiés par quiconque, mais il a sans doute fallu répondre à une pression symbolique ou politique« .
Mais des auteurs comme « Anselme de Canterbury, Giambattista Vico ou Edmund Husserl » (présents dans l’ancienne liste), n’étaient-ils pas tout aussi « techniques » et « peu étudiés en classe » ? Voilà ce que rétorque Vanina Mozziconacci, maîtresse de conférences à Montpellier, dans un article publié dans La Vie des idées, ajoutant que « la pédagogie et la didactique consistent précisément à rendre accessibles des concepts et des pensées qui semblent d’abord inaccessibles ». Sans prétendre faire ici cours de philosophie, voici une courte présentation de ces philosophes qu’ont peut-être la chance de découvrir les lycéens aujourd’hui.
Sortir de l’Acropole occidentale : taoïsme, bouddhisme et pensées du monde perse et arabe
L’idée selon laquelle la philosophie se concentrerait dans le pré carré européen serait récente. Les femmes et les hommes de l’Antiquité eux-mêmes n’étaient d’ailleurs pas ignorants des pensées non grecques ou latines. On parlait déjà de « philosophes en Egypte, en Perse, en Inde. Et cette conception a perduré jusqu’au siècle des Lumières inclus : la grande Histoire de la philosophie de Jakob Brucker (1742) s’ouvre sur 250 pages consacrées à la ‘philosophie des Barbares’, au sens de non-Grecs, dépourvu de nuance péjorative« , note Roger Pol-Droit. Qui sont ces philosophes qui élargissent l’horizon géographique de cette liste du programme de terminale ?
Zhuangzi (IVe siècle avant J.-C.)
Autrefois transcrit Tchouang-tseu, le penseur Zhuangzi est une figure importante du taoïsme, l’un des trois piliers de la pensée chinoise avec le confucianisme et le bouddhisme. Le Tao désigne « l’enseignement de la Voie », soit la recherche de l’harmonie retrouvée avec le monde qui nous entoure, le fait d’embrasser l’ordre des choses plutôt que de chercher à le transformer. Le grand-œuvre qu’on attribue à ce philosophe est également appelé le Zhuangzi. On y trouve de nombreuses fables qui illustrent la fusion avec le Tao, matrice d’un univers en mouvement. « A travers ces courts récits, il illustre un certain nombre de ses positions, qui sont pour la plupart très audacieuses« , explique sur France Culture Rémi Mathieu, directeur de recherche au CNRS, spécialiste de la mythologie et de la philosophie chinoise ancienne. Zhuangzi se distingue à la fois des penseurs de son temps, notamment les confucianistes, et de son maître supposé, Lao Tseu :
« Lao Tseu est un politique. Il essaye de définir ce qui dans le cheminement de l’individu vers la sagesse va pouvoir le conduire à gouverner son village, sa nation, le monde. Chez Tchouang-tseu [Zhuangzi], il y a une rupture : lorsqu’il évoque la politique, il aperçoit l’horreur, la violence, les contraintes. Or, dans la philosophie taoïste, le maître-mot c’est le non-agir, c’est-à-dire le fait d’épouser la spontanéité des êtres, de trouver le moment opportun. » _Rémi Mathieu_, sur France Culture
L’éthique du non-agir de Zhuangzi, loin d’être synonyme de retrait paresseux, doit s’entendre comme une forme d’effacement devant le cours naturel des choses et une libération des tracas de la vie en société. « L’homme qui parcourt le monde en faisant le vide en lui, nul ne peut lui faire de mal« , écrit-il. Pour le sage, l’ambition de gouverner relève d’une forme d’imposition arbitraire et illusoire d’une volonté contre le cours des choses. Zhuangzi se montre aussi critique à l’égard du langage intellectuel, lequel, en tentant de catégoriser et maîtriser le réel, entrave l’expérience immédiate que nous en faisons.
Nāgārjuna (IIe – IIIe siècle J.-C.)
Moine bouddhiste né au sud de l’Inde dans une famille de brahmanes, l’existence de Nāgārjuna reste traversée de légendes. Ce moine bouddhiste est considéré comme l’un des penseurs les plus influents et originaux de la pensée indienne. Sa philosophie de la « voie du milieu » (madhyamaka), fondée sur la notion de « vacuité » (śūnyatā), a joué un rôle décisif dans l’évolution du bouddhisme et du Zen en Asie et profondément marqué la pensée indienne par son rigoureux logicisme.
Que désigne la notion de « voie du milieu » ? Contrairement à la plupart des philosophes occidentaux, Nāgārjuna considère que les phénomènes qui composent notre réalité sont « vides » : es choses n’ont aucune substance ontologique et sont impermanentes. Mais aussi vides soient-ils, les phénomènes du monde existent, écrit-il dans son Traité du milieu. Telle est la position paradoxale du dialecticien indien : ni être ni néant. C’est justement en raison de cette vacuité des phénomènes que nous ne pouvons les juger ou dire qu’ils ont telle ou telle qualité : « La vacuité est l’évacuation complète de toutes les opinions« . Pour faire valoir la vacuité comme fondement des phénomènes, aussi faut-il rejeter le dualisme de l’être et le néant, et rester dans la voie du milieu.
« Dire « existe » est une saisie de permanence ; dire « n’existe pas » est une vue d’annihilation. C’est pourquoi les sages ne devraient pas demeurer dans l’existence ou la non-existence. » Nāgārjuna, Traité du Milieu
Si le Bouddha a ouvert le champ aux réflexions sur le concept de « vacuité », Nāgārjuna lui a consacré un système raisonné, explique l’indianiste Pierre-Sylvain Filliozat sur France Culture.
« Nāgārjuna est un lettré pénétré de la scolastique sanskrit qui a édité une méthode de prise de conscience de l’impermanence, non pas en niant toutes les catégories de la pensée humaines, mais en prenant une position médiane, ce qu’on appelle la « science du milieu ». Il ne dit pas « cela existe », il ne dit pas non plus « cela n’existe pas ». Il prend deux contraires et dit : « ils ne peuvent pas exister en même temps » et « ils ne peuvent pas ne pas exister en même temps ». » Pierre-Sylvain Filliozat
Le philosophe bouddhiste explique ainsi par exemple que le temps est un concept inexistant : « Comment définir le temps ? On dit qu’il est passé, mais le temps passé n’existe plus. On peut dire qu’il est futur, mais le temps futur n’existe pas encore. Quant au présent, il est la limite entre le passé et le futur. Il est donc la limite entre deux choses inexistantes, par conséquent, il n’existe pas. Absence de temps, absence de mouvement, absence de production, absence d’apparition et de disparition… Nāgārjuna parcourt toutes les catégories de la pensée humaine, celle avec lesquelles on vit, il les réduit à néant, mais il donne quand même un résultat : la position du milieu. » Pierre-Sylvain Filliozat
Avicenne (980-1037)
Médecin brillant, savant, poète, musicien, conseiller des princes… La pensée d’Abû’Ali Hosayn ibn’Abdillah Ibn Sinâ, ou Ibn Sinâ en persan, dit aussi Avicenne, rayonne au-delà de la Perse et au-delà de son siècle. Parmi les vastes projets de ce penseur universel formé à la lecture du Coran comme à la géométrie d’Euclide et les enseignements d’Hippocrate ou Galien : changer la médecine de son temps, lier philosophie et théologie musulmane ou encore, distinguer l’être de l’essence.
« Ce qui est génial avec Avicenne, c’est que c’est l’un des rares auteurs pour lesquels on a une autobiographie. Il a raconté sa jeunesse dans une biographie qui a été continuée par l’un de ses élèves après sa mort« , s’enthousiasme l’historien médiéval Joël Chandelier sur France Culture. Né près de Boukhara, en Asie Centrale, et mort en Iran, il écrit en arabe une œuvre considérable portant sur tous les savoirs de son époque : médecine, astronomie, logique, musique, mathématiques, métaphysique, etc. Il aurait ainsi écrit 242 livres, dont l’influent Canon de médecine et des ouvrages sur La Guérison de l’âme (Shifa’). Nommé vizir à Hamadan, Avicenne consacre ses jours aux missions publiques et ses nuits à l’étude. A plusieurs reprises, il est emprisonné ou contraint de s’exiler, en raison des troubles politiques qui opposent à l’époque les Turcs et les Perses.
Promoteur des sciences de la nature et de la raison, il défend aussi la nécessité de la création divine. Il est le premier à concevoir la causalité efficiente de Dieu. Selon lui, Dieu est à la source de toute existence et, puisqu’il faut une source à tout ce qui existe, Dieu est en lui-même une essence nécessaire. De cet être nécessaire émane la première intelligence qui est à l’origine de tout. Différente de celle d’Aristote (qui voyait dans la cause première seulement un principe de mouvement et non d’existence), cette conception est plus en accord avec le Coran.
Dans son traité De l’âme, Avicenne soutient que la pensée constitue l’essence humaine. Pour le montrer, il imagine un homme volant qui n’aurait jamais utilisé ses sens. Si bien que si on lui présentait sa propre main en lui ôtant le voile qui cache ses yeux, il ne croirait pas que c’est la sienne, mais ne douterait pas de sa propre existence pour autant. L’âme n’a donc besoin que d’elle-même pour se connaître : « c’est une substance spirituelle qui n’est que par accident la forme d’un corps« . Une idée que prolongera Descartes, six siècles plus tard.
Maïmonide (1138 – 1204)
Savant arabe, philosophe hellénisant et théologien juif, Moshe Ben Maïmon dit Moïse Maïmonide, est l’une des grandes figures de l’immense émulation philosophique et scientifique d’expression arabe des XI et XIIe siècles. Né à Cordoue, il a passé une grande partie de sa vie au Caire, où il a assuré la direction spirituelle de la communauté juive et été médecin dans l’entourage de Saladin. Les écrits médicaux de ce philosophe, talmudiste et médecin, puisent à la fois dans les sagesses juives, grecques et arabes.
L’une des grandes questions à laquelle Maïmonide va consacrer ses travaux est celle de la confrontation des savoirs des sciences et de la philosophie de son temps avec les Ecritures saintes. Dans le sillage des exégètes grecs et arabes d’Aristote, et comme le savant musulman Averroès à la même époque, Maïmonide a cherché à concilier la raison et la foi religieuse, sans réduire la puissance divine aux capacités de compréhension humaines.
« La thèse de Maïmonide c’est justement de dépasser le littéralisme dans l’interprétation de la Torah, pour essayer de creuser derrière ce qu’il appelle son ‘sens externe’ pour trouver son ‘sens interne’. Le ‘sens interne’ de la Torah est compatible avec la philosophie, (…) c’est cette rencontre avec l’universel« , explique le philosophe Pierre Bouretz sur France Culture. Dans son Guide des égarés (1190), son ouvrage le plus connu, il s’adresse à celui qui croit « aux choses religieuses » et qui, ayant étudié la philosophie, « est troublé au sujet de leur sens« . Il y fournit une explication scientifique de l’ordre à l’aide de la cosmologie grecque, compatible avec les vérités révélées des textes sacrés.
« Nous nous efforçons de rapprocher la Torah de l’intelligible et, dans toute la mesure du possible, de mettre les choses dans un ordre naturel. » Maïmonide, Epître sur la résurrection des morts