Durant trois ans, la chercheuse Alice Ekman a mené l’enquête, sur le passé de sa famille et un événement méconnu de la guerre. « Mathilde et Rosette » est disponible en ligne.
Alice Ekman, jeune chercheuse trentenaire spécialisée dans la géopolitique de la Chine signe avec Mathilde et Rosette son premier film très émouvant sur un épisode familial douloureux dont elle ne savait rien ou presque, à Lens (Pas-de-Calais), avant de se lancer pour trois ans dans une vaste enquête qui la mènera à reconstituer le fil d’une mémoire familiale occultée par ceux qui avaient vécu la tragédie de la Shoah.
Un événement historique méconnu
Nous connaissons tous la rafle du Vel’d’Hiv (16-17 juillet 1942) mais beaucoup moins celle de Lens, situé en zone interdite depuis mai 1940. Le 11 septembre 1942, jour de Roch Hachana, le nouvel an juif, 528 personnes, 117 hommes, 123 femmes et 288 enfants, dont le plus jeune avait un mois et demi, et le plus âgé 79 ans, ont été arrêté au petit matin par les policiers français qui prêtèrent main forte aux Feldgendarmes Allemands.
Rassemblés sur la place Salengro à Lens, ils prirent le chemin de la gare et se retrouvèrent sur le quai n°1 pour embarquer dans ces fameux trains de la mort d’abord en direction de Lille, puis de Malines avant la destination finale d’Auschwitz. Ils feront parti du convoi de 1048 personnes dont seulement 17 personnes reviendront. Peu d’entre-nous savent que le taux de déportés des juifs de la région de Lens fut largement supérieur à la moyenne nationale française.
Alice Ekman mène l’enquête
« Dans chaque famille il y a un secret » sont les paroles inaugurales du film prononcées par Rosa Bratman, la femme d’Adolphe Ekman, le grand-oncle d’Alice, sa petite nièce. Beaucoup de scènes se passent dans l’intimité de leur salon à Bruxelles, où Adolphe (Dodo), se souvient et raconte à 92 ans avec une émotion intacte l’assassinat de son oncle par les nazis à Auschwitz et la déportation de ses cousines Mathilde (10 ans) et Rosette Berenzon (5 ans), les deux petites filles de Szmil et Cyrla Berenzon déportés eux aussi le 11 septembre 1942 par le convoi 84. Il rappelle aussi combien l’antisémitisme était ancré à Lens comme ailleurs dans la population Le lendemain de la rafle, les commerçants se sont réunis dans une brasserie et ont trinqué à la santé des allemands qui les avaient débarrassés de leurs concurrents.
Bruxelles, Lens, Paris, Washington… Il en a fallu de la détermination et de la persévérance à Alice Ekman pour réaliser ce documentaire filmé avec un téléphone portable et autoproduit en partenariat avec France Culture. Tout le talent de son autrice est ici révélé dans une veine minimaliste. Jamais rien de trop. Pas de musique ni de voix off. À quoi bon ? Juste la parole des survivants qui est tellement forte qu’elle se suffit à elle.
Pour retrouver les traces de ces deux petites filles gazées à Auschwitz, elle rencontre Serge Klarsfed, président de l’association des Fils et filles de déportés juifs de France. Grâce aux deux seules photos existantes retrouvées par Adolphe, elle s’attache à déposer les traces de leur mémoire au Mémorial de la Shoah (Paris) et au United States Holocaust Museum Memorial (Washington), donnant ainsi à Mathilde et Rosette une existence autre que celle d’un nom sur un registre ou mémorial.
« Ce film je l’ai fait pour mon père »
Ce témoignage remarquable dans sa simplicité constitue un acte de transmission entre générations. Il apporte sa petite pierre à une histoire familiale personnelle qui s’inscrit dans la grande histoire de la Shoah, filmée ici dans la banalité du quotidien d’une famille tout en jetant un éclairage sur l’histoire régionale et la communauté des juifs polonais du bassin minier, rattaché, comme tout le Nord – Pas-de-Calais depuis juin 1941 au Commandement militaire allemand de Bruxelles.
On frémit quand Ghislaine Ba, directrice de l’école Jeanne d’Arc de Lens, montre le registre des élèves de 1942 où apparaissent les noms de Mathilde et Rosette, dont les dernières traces datent de juin 1942 avec la mention « Juive emmenée par les Allemands ». Ce qui fait fortement réagir Adolphe qui s’insurge car, dit-il, « ce sont les policiers français qui ont emmenés les enfants. Quand je pense à tout ça ça me secoue, en France en 1940, pays des droits de l’homme, Pétain et Laval ont fait alliance avec les assassins ».
Sachant que « Dodo » vient de disparaître il y a une semaine, le film d’Alice Ekman le rend éternel pour tous ceux qui partageront son histoire. Et le fil de la mémoire continue…
Françoise Objois