Il y a moins d’un an, on croyait que l’épidémie de Covid ne durerait que quelques mois. Plusieurs confinements plus tard, on a pris conscience que tout cela n’était qu’un début.
Les gouvernements du monde entier s’efforcent de sauver leur économie à coups de milliards, mais on voit déjà les limites de cette politique, et il faut se faire à l’idée de cohabiter le reste de notre vie avec ce virus mortel. Pour tenter de prévoir l’avenir, on essaye de trouver dans le passé des bouleversements comparables. Quand par exemple, dans les années 1970, la crise avait détruit des pans entiers de l’économie, comme la sidérurgie française. Ce destin tragique risque d’être aussi celui de secteurs comme la restauration, dont les échoppes vont peut-être fermer définitivement, à la manière des cheminées des hauts-fourneaux qui cessèrent un jour de cracher leur fumée, avant d’être dynamités.
Tout le monde espère vivre une période de paix et de prospérité économique, et on a du mal à s’imaginer traverser une société en crise, instable, où tout est remis en question en permanence. C’est pourtant cette culture du risque qu’on nous avait inculquée ces dernières décennies, quand le libéralisme économique croyait avoir triomphé de tout : il fallait être capable de s’adapter, de changer de métier, de se convertir aux innovations du jour au lendemain pour rester compétitif. Et voilà qu’un petit virus de merde nous met au pied du mur, nous prend à notre propre jeu et nous contraint à tout abandonner, comme on s’enfuit de sa maison pendant une guerre pour éviter les bombes. Adieu ma maison, adieu mon village, adieu mes bistrots, adieu mes gueuletons au resto, adieu les fêtes chez les copains. Tout cela est bien fini, et le temps que les choses redeviennent comme avant, on aura déjà oublié comment elles étaient, et plus personne ne sera capable de reconstruire cette époque perdue, car elle sera sortie de nos mémoires. C’est probablement ainsi que les civilisations avancent, contraintes par des événements extraordinaires de tourner le dos à leur passé et d’inventer leur avenir.
Il y a encore quelques années, on pouvait trouver dans les rues de nos villes des commerces aujourd’hui devenus rares, quand ils n’ont pas complètement disparu : les herboristeries, les chapelleries, les merceries, les graineteries, les confiseries. Ce destin est peut-être celui qui attend les restaurants, les brasseries, les boîtes de nuit et les magasins de fringues. Souvenez-vous-en. Un jour, vous vous entendrez dire à vos petits-enfants : « Moi, quand j’étais jeune, on allait dans des endroits où on s’asseyait autour d’une table et où on venait nous servir à manger. On appelait ça une brasserie ou un restaurant. » Et vos petits-enfants vous riront au nez en vous disant que tout ça c’est des trucs de vieux cons, car aujourd’hui, quand on veut bien manger, on commande sur Amazon un repas gastronomique qui arrive directement à domicile deux heures après. Car Amazon aura embauché tous les chefs étoilés jetés à la rue par l’épidémie, les aura mis devant des fourneaux installés dans ses entrepôts immenses, où ils concocteront pour le compte du géant de la distribution les plats succulents qu’ils préparaient autrefois dans les cuisines de leurs restaurants à la mode, vendus depuis aux enchères pour une bouchée de pain.
Le Covid est en train de faire de nous des vieux cons. Il nous oblige à tout abandonner sans nous retourner, et les plus jeunes, qui n’étaient pas préparés à ça, encaissent l’épreuve plus difficilement que leurs aînés, un peu plus aguerris aux mauvaises surprises de la vie. En une année, la jeunesse a dû apprendre à être philosophe comme on ne le devient normalement pas avant 80 ans, quand plus rien ne vous surprend. Réveillés par le réchauffement climatique et les bouleversements irréversibles qu’il provoque, d’autres virus bien gros et bien gras vont s’inviter à notre table. Et comme on disait autrefois aux vieux cons que nous sommes devenus, quand on allait au restaurant : « Bonne dégustation ! »