Selon ce chercheur français vivant aux États-Unis, le postmodernisme a glorifié une judéité vague, faite d’exil et d’altérité, au mépris de sa réalité.
Enseignant la littérature et la pensée française à l’université du Minnesota, directeur du Center for Holocaust and Genocide Studies de la même institution, Bruno Chaouat, après avoir travaillé sur la pensée de Chateaubriand, s’est intéressé à la question juive. Il a également publié de nombreux articles, en France et aux États-Unis, sur des auteurs tels que Jorge Semprun, Robert Antelme, Marguerite Duras, Patrick Modiano ou encore Jean Genet. Dans Is Theory Good for the Jews ? French Thought and the Challenge of the New Antisemitism (Liverpool University Press, 2016), il se penche sur les réponses françaises à la résurgence de l’antisémitisme et aux relations entre celles-ci et la pensée postmoderne. Une pensée qu’il connaît bien pour en avoir été nourri lors de ses études aux États-Unis.
Le Point : Votre livre s’intéresse au lien entre le postmodernisme et l’antisémitisme de gauche. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Bruno Chaouat : Dans Is Theory Good for the Jews ?, je montre que la pensée postmoderne, pourtant pensée de l’autre, a échoué à analyser l’événement en train de se produire – l’essor de l’antisémitisme de gauche. Celui-ci vient de l’antisionisme et a été analysé par Pierre-André Taguieff, et avant lui par Léon Poliakov. Même Emmanuel Levinas, au moment de l’indépendance d’Israël, avait constaté un renversement qui allait faire que les Juifs seraient dorénavant considérés comme colonialistes et racistes.
Est-ce parce que les postmodernes ont évité le sujet ou qu’ils l’ont mal analysé ?
En 2001, quand Jacques Derrida et Élisabeth Roudinesco écrivent un livre à quatre mains, De quoi demain…, et que Roudinesco demande à Derrida de parler de l’« antisémitisme qui vient » – le titre du chapitre –, Derrida répond : « C’est Renaud Camus. » Si ce dernier est devenu une icône de la droite identitaire, il n’incarne pas l’antisémitisme de demain, mais le repli nationaliste d’hier. Derrida et Roudinesco étaient, à l’époque, aveugles à une délégitimation et une diabolisation d’Israël qui reprenait de manière explicite de vieux clichés de l’antisémitisme.
Parallèlement, il y a eu toute une construction de la figure juive après-guerre élaborée par des intellectuels, comme Maurice Blanchot, qui ont recyclé leur antisémitisme en philosémitisme, en insistant sur la culture diasporique de la judéité. Jean-François Lyotard, par exemple, a écrit de manière extrêmement maladroite, dans son livre Heidegger et « les juifs » en 1988, que les Juifs n’étaient pas un peuple ou une nation. Tout cela était très philosémite (faire peuple ou nation, pour Lyotard, n’avait rien d’exaltant), mais cela impliquait aussi que ces auteurs prétendaient savoir ce qu’est un peuple. Comme s’il existait une sorte de judéité un peu vague, qui serait bonne, faite d’exil et d’altérité. Levinas a aussi joué un rôle là-dedans, étant sioniste mais participant à construire une vision un peu désincarnée du judaïsme. Tout cela n’a pas aidé à comprendre ce que pouvait être un judaïsme national ou souverain.
Établissez-vous une filiation intellectuelle entre ce que vous décrivez et ce que l’on appelle l’islamo-gauchisme ?
Ce terme me gêne et je préfère parler d’islamo-fascisme. Il y a une alliance objective et conjoncturelle entre l’extrême gauche et certains mouvements islamistes, cela ne fait aucun doute. Cette alliance est stratégique, et chacun imagine rouler l’autre dans la farine (la gauche pense pouvoir convertir l’islamisme à la révolution et l’islamisme se fait passer pour une force de progrès). Sur cette alliance, le livre de Jean Birnbaum Un silence religieux est essentiel. Il est évident que la culpabilité française, ce que Pascal Bruckner appelle la repentance, a évidemment joué un rôle très important dans l’aveuglement face à ce qui était en train de se passer. On a idéalisé une figure de l’Arabe, du musulman, on l’a presque judaïsé d’une manière très violente d’un point de vue symbolique. En France, Enzo Traverso explique alors que le musulman d’aujourd’hui est le juif d’autrefois, et que les juifs sont devenus réactionnaires depuis l’indépendance d’Israël. Mais, d’un point de vue structurel, je crois que l’islamisme est beaucoup plus proche du fascisme.
L’antisionisme est quand même essentiellement un mouvement d’extrême gauche, parfois radical.
Tout à fait, et dans cette famille je pense évidemment à Judith Butler, figure phare de l’antisionisme juif d’extrême gauche, dont l’influence sur les campus et au-delà est celle que l’on sait. Dans Parting Ways : Jewishness and the Critique of Zionism, publié en 2012, où elle définissait la judéité de manière très vague et diasporique, elle voyait en Levinas un raciste lorsqu’il était sioniste et un instrument utile pour sa pensée quand il ne l’était pas. Pour ça, elle avait falsifié une citation de Levinas ! En fait, pour que le préjugé diasporiste fonctionne, il faut absolument démoniser le sioniste en Levinas. J’ai publié à l’époque une mise au point dans Le Monde pour dénoncer cette calomnie, et je me suis pris une volée de bois vert par Butler qui m’a répondu indirectement en niant avoir jamais dit les propos que je lui prêtais, par l’intermédiaire d’Éric Fassin qui est venu immédiatement prendre sa défense, prétendant que je ne comprenais pas son usage des guillemets… Mais j’ai montré dans mon livre qu’elle accuse ailleurs Levinas de considérer que les Palestiniens ne sont pas humains car ils n’ont pas de visage.
Ces intellectuels influencent-ils le reste de la société autant qu’on le dit ?
En France, l’intellectuel a une place ; en Amérique, c’est le campus. Cependant, il ne faut pas sous-estimer la perméabilité entre campus et société, notamment sur les questions LGBT. La pensée de Butler a ainsi beaucoup pénétré la culture occidentale, pas seulement en Amérique mais en Europe. Sa spécificité est de faire de l’exception – le « queer » – la norme. Cette épistémologie radicale qui cherche dans l’exception ou dans l’écart une sorte de norme remonte au moins à Carl Schmitt : pour lui, l’essence du politique, c’est la guerre, puisque la guerre est l’exception. D’ailleurs, à l’extrême gauche, le rapport à Schmitt est très ambigu – il a pu être récupéré par Chantal Mouffe et Giorgio Agamben. C’est un rapport tendu, comme si on ne pouvait pas penser contre mais qu’il fallait penser avec. Cela implique aussi une conception extrêmement agonistique du politique. Pour Butler, influencée par Michel Foucault, toute norme est oppressive. Tout acte de nomination, même, est un acte d’enfermement, ce que l’on voit bien, par exemple, dans son livre Gender Trouble. Nommer, c’est enfermer dans une catégorie, c’est opprimer. C’est un paradoxe, parce qu’on obtient à l’arrivée à la fois, dans les mêmes cercles, une revendication de fluidité totale et le retour d’identités extrêmement fixistes. Butler vient tout de même d’une pensée anti-identitaire, mais elle est reprise et reprend elle-même des concepts identitaristes assez fixes.
Butler fait partie de ceux qui sont obsédés par la déconstruction du pouvoir mais qui ont eux-mêmes beaucoup de pouvoir…
Ils possèdent du « capital symbolique », pour parler comme Pierre Bourdieu. Et leur déni est une position de mauvaise foi sartrienne.
Comment la transition du postmodernisme, qui déconstruisait l’identité, à la « politique identitaire », qui la célèbre, s’est-elle réalisée ?
La transition s’est faite dans les années 1980-1990, par l’intermédiaire de la « trauma theory » et des études sur le témoignage, avant-garde des « grievance studies » [« études de doléances », nom péjoratif donné aux disciplines comme les études de genre ou postcoloniales, NDLR] d’aujourd’hui. C’est ce qui débouche sur des revendications de plus en plus identitaires. À partir des années 2000, dans mon domaine, les études littéraires ou les « french studies », on se concentre de plus en plus sur les figures de victimes ou les écrivains de la victimisation. De plus, on attend implicitement de plus en plus que celui ou celle qui a telle ou telle identité fasse des études qui correspondent à celle-ci. Une politique qui est le contraire de la laïcité à la française.
On a parlé du postmodernisme, mais comment situez-vous la théorie critique dans ce contexte ?
La théorie critique, issue de l’École de Francfort, plus étudiée dans les départements de littérature comparée ou dans les « cultural studies », comprend les nouvelles formes de marxisme. Certains parlent de « marxisme culturel ». Elle influence sans doute ce qui se passe aujourd’hui sur les campus, mais là encore en trahissant ce qu’elle était à l’origine puisque l’École de Francfort était très élitiste.
Quel regard portez-vous sur les auteurs postmodernes ?
Je suis un mélancolique, j’ai été très influencé par ces penseurs, en particulier Lyotard. J’ai toujours beaucoup d’estime pour cette pensée de la lenteur et de la précision, c’est une manière de penser la chose littéraire ou le geste artistique. Je ne me suis pas détourné de cette pensée, mais j’ai essayé de l’historiciser, alors que beaucoup évitent cette démarche. C’est, à mon avis, une erreur intellectuelle : il est important de dire que ces idées viennent de Heidegger, de la guerre, de la décolonisation et du désenchantement de l’après-guerre, et on ne peut pas simplement régurgiter du Derrida ou du Lyotard de façon anhistorique.
Comment voyez-vous l’avenir des universités américaines ?
Je n’ai pas de boule de cristal, je ne peux pas dire de quoi sera faite l’université de demain, mais je crois que cela se présente très mal. Les nouvelles formes de narcissisme, la « cancel culture », et la culture de l’offense et de l’indignation font que l’enseignement humaniste me semble compromis. Je vis dans une sorte de solitude, même si je ne suis pas seul à être seul ! Aux États-Unis, le vrai débat intellectuel est quasiment mort. Mais je crois qu’en France il est encore possible.