La France a pris son temps pour comprendre la dangerosité de l’islamisme politique. Un retard dû à une erreur de perception de ce mode de pensée.
Le niveau de la violence politique a baissé de manière continuelle depuis les années 1970. Une évidente exception : le terrorisme lié à l’islamisme. Une erreur de perception sur la nature de celui-ci a retardé notre prise de conscience de sa nocivité. L’islamisme, en effet, habituellement décrit comme une projection de la religion sur la sphère politique, est plutôt un fait théopolitique, c’est-à-dire imbriquant de manière indétachable le politique et la religion, subordonnant le premier à la seconde et n’arrivant pas à penser le politique comme pouvant faire l’économie de Dieu. En cela, il diffère des radicalités de droite et de gauche aspirant au renversement de l’ordre établi, car toutes, y compris la droite dite religieuse, ont pour référentiel l’idéologie des Lumières, soit pour s’inscrire dans sa suite, soit pour la rejeter.
L’islamisme, lui, n’a pas connu la déflagration des Lumières. Il n’a donc pas pu penser le principe de l’autonomie du sujet, qui seul peut conduire à l’acceptation, même par les croyants, de la laïcité. Là où le mythe de l’âge d’or de la société d’ordres, de préférence médiévale, n’est plus porté que par les lambeaux d’une droite théocratique, l’islamisme considère ce qui précède la révélation comme « ignorance » ou « barbarie », quand pas un chrétien conséquent ne fait l’impasse sur la Grèce et la Rome antiques. L’islamisme, en particulier dans sa version wahhabite-salafiste, juge tout ce qui n’est pas dans la voie des « pieux prédécesseurs » de l’époque prophétique comme mécréance. Il est, en fait, anhistorique : c’est un fixisme. Enfin, alors que la scolastique chrétienne, dès le Moyen Âge, avait pour préoccupation de concilier foi et raison, l’islamisme, oubliant Averroès et se rangeant du côté d’al-Ghazali dans son refus de la philosophie, a fait des masses réislamisées des adeptes de la « foi du charbonnier » qui refusent toujours de contextualiser la norme juridique de l’islam.
Tous ces traits distinctifs ont contribué, au pays de Descartes, à obscurcir notre compréhension de l’islamisme, à gommer sa spécificité par rapport aux autres idéologies totalitaires. Les militants d’extrême gauche comme d’extrême droite qui ont basculé dans la lutte armée, tout fanatiques qu’ils furent, n’avaient aucune espérance d’un au-delà meilleur parce qu’ils allaient poser une bombe. Ils avaient en outre une appréciation parfois peu lucide du rapport de forces entre les masses, l’appareil répressif de l’État et eux, mais restaient atteignables à l’idée qu’il fallait décrocher quand le combat était perdu, d’où leur étiolement progressif. Beaucoup se sont laissé rattraper, heureusement, par le réel.
Le réel de l’islamiste violent, lui, n’est pas de ce monde, il est au paradis. Le flou artistique du projet étatique des djihadistes vient confirmer cette impression. L’abandon de la lutte, que ce soit à l’issue d’une réflexion philosophique ou par alignement progressif sur les normes sociétales majoritaires (ce que certains nomment l’« embourgeoisement »), la rétractation des idées sont dès lors des attitudes beaucoup plus rares que chez les adeptes des deux totalitarismes du XXe siècle. C’est pour cela que la déradicalisation reste un horizon limité pour juguler le phénomène islamiste.
Jean-Yves Camus