Expert des crimes de masse de la Shoah aux Yézidis, le père Patrick Desbois met en parallèle les méthodes d’extermination des nazis pendant la Seconde guerre mondiale et celles de Daech envers ceux qui ne respectent par leurs lois. Soulignant le rôle des acteurs secondaires dans les génocides, ce spécialiste appelle à mieux éduquer la population sur le terrorisme pour qu’elle puisse résister à ce fléau, après l’assassinat de Samuel Paty et le verdict dans le procès « Charlie ».
Ancien responsable auprès de l’épiscopat des relations avec le judaïsme, le père Patrick Desbois est devenu un spécialiste de la mémoire génocidaire, notamment de la Shoah par balles dans les pays de l’Est. Fondateur de l’association Yahad-In Unum, il a documenté le génocide des Yézidis en Irak dans deux livres-témoignages. Pour lui, l’un des vecteurs à tous les crimes contre l’humanité reste leur acceptation par ceux qui en sont épargnés.
Y a-t‑il un génocide en cours des Yézidis?
Quand on utilise le terme « génocide », tout le monde pense à la Shoah. Mais, légalement, le fait d’empêcher un groupe humain d’exister sur sa terre est un génocide. Lorsqu’on arrête une voiture et que l’on dit à ses occupants qu’ils mourront s’ils ne se convertissent pas à l’islam, c’est un vecteur de génocide même si le pays où ça se passe, l’Irak en l’occurrence, n’a pas signé le Statut de Rome créant la Cour pénale internationale chargée de juger les crimes contre l’humanité.
Cette volonté de Daech d’éradiquer les Yézidis est-elle apparue dès sa création?
Oui, dès que les troupes de Daech ont cerné les villages et ont créé des barrages, ceux qui fuyaient étaient arrêtés et les hommes qui refusaient de se convertir étaient tués sur place. À côté de Tall Afar, les convertis avaient affaire à un imam yézidi qui s’était lui-même converti avant l’arrivée de Daech. Mais dès qu’il y a eu des premiers cas d’évasion, Daech s’est mis à dépecer les familles, séparer les garçons des filles et les enfants des parents. Pour ceux qui rechignaient à se convertir, des programmes de rééducation ont été mis en place. Daech ne comprenait pas au début pourquoi les Yézidis refusaient la conversion, ils croyaient vraiment que leur idéologie était irrésistible. Mais lorsqu’ils avaient un doute sur la sincérité de la conversion de certains, ces derniers devenaient à leurs yeux des kouffar, des mécréants, que leur loi autorise à punir ou à tuer.
Les Yézidis sont-ils alors traités de la même façon que des musulmans irrespectueux envers les règles de l’islam tel que défini par Daech?
Non, selon Daech, les Yézidis n’appartiennent à aucune religion du Livre, contrairement aux juifs, aux chrétiens ou aux musulmans. Eux se voient comme un peuple, une communauté dont les rescapés sont aujourd’hui très dispersés. Leur tradition religieuse est orale et Daech les considère comme des adorateurs du diable. Pour moi qui suis prêtre catholique, les Yézidis sont d’abord les victimes d’un génocide.
S’il est donc difficile de comparer les victimes, qu’y a-t‑il de comparable entre Daech et les nazis?
Leur premier trait commun, c’est qu’ils se sont attribué le droit d’éliminer tous ceux qui ne sont pas comme eux. Dans les territoires soviétiques, lorsqu’un nazi voyait quelqu’un qui ressemblait à un Juif, il ne prenait pas le temps de vérifier, il le tuait. Même chose avec des handicapés, des Roms ou des prostituées. Lorsque les nazis débarquaient dans un orphelinat ou un foyer de handicapés, ils invoquaient le « trop de bouches à nourrir » et tuaient tout le monde. Dans certains villages soviétiques, les nazis tuaient les enfants à partir de l’âge de 2 ans. Comme les nazis, Daech a un discours de justification légale pour tous ses crimes. J’ai rencontré une jeune fille qui, lorsqu’elle avait 12 ans, avait dit à celui qui l’avait achetée qu’elle ne voulait pas être violée. Son bourreau a pris son téléphone pour demander à son émir si c’était halal de l’attacher. Et comme on lui a répondu que c’était autorisé, il l’a violée. Cette obsession de la légalité se conjugue à une obsession de la pureté de soi. Les partisans de Daech, comme les nazis, se voient comme des purs.
L’horreur devient légale, en somme…
J’ai interrogé la femme d’un juge islamique de Daech. Elle avait assisté à des scènes horribles de torture de musulmans pris en train de fumer ou en train d’écouter de la musique le soir. Daech peut aussi tuer une femme parce qu’elle a oublié un gant ou parce que son sac à main est trop brillant. Comme sous le Reich, les foules se déplacent pour les exécutions, elles forment un cercle gardé par des policiers. La fabrication de la scène de crime est très similaire. De l’époque nazie, on a retrouvé plusieurs centaines de photos de fusillades de masse, même s’il n’y a pas de photos de gens en train de mourir dans les chambres à gaz. Alors que chez Daech, toute exécution officielle est filmée. Et puis il y a ce qu’on ne montre pas. On sait grâce à des témoins qu’il y avait des esclaves sexuelles juives dans les Gestapo des pays de l’Est occupés par les nazis mais on en a peu de traces. Avec Daech, acheter une esclave sexuelle est légal mais la prostituer dans un hôtel ne l’est pas, donc on ne le montre pas.
Daech et les nazis n’ont-ils pas en commun également d’avoir une ambition territoriale?
Il a fallu que l’on s’y habitue parce que, avant Daech, Al-Qaida avait envoyé des avions se faire exploser contre les gratte-ciel de Manhattan mais ne réclamait pas le territoire américain. Al-Baghdadi, lui, a toujours voulu contrôler le maximum de territoire. Il y a là, pour ainsi dire, une vision quasi léniniste du terrorisme : impossible d’imposer la terreur sans agrandir sa base territoriale. Daech est né en terre musulmane et sa première vocation est d’imposer sa loi en terre d’islam, comme en Afrique et en Afghanistan, et potentiellement bien au-delà. Par exemple, quand ils arrêtent un chiite, ils lui font réciter la prière. Et comme les gestes sont légèrement différents, ils l’identifient et ils le tuent. C’est ce qui permet de faire la différence entre les attentats chez nous, qui sont ponctuels, et la machine de terreur là-bas qui est omniprésente et omnipotente, de Kaboul à Maiduguri avec Boko Haram. Mais il faut comprendre que l’intention hégémonique est la même.
Pourtant, la défaite militaire et territoriale de Daech est une réalité…
En Irak et en Syrie, oui, mais ailleurs non. Daech est né dans la prison de Camp Bucca, près de Bassora, dans le sud de l’Irak. Certains ont dit que sans cette prison leurs chefs n’auraient jamais pu se connaître. N’importe quelle prison peut donc devenir une maternité de Daech. Dans le camp de prisonniers d’Al-Hol, en Syrie, des femmes nous disent que c’est un territoire du califat. Si on y ajoute tous les groupes ou individus qui prêtent allégeance au successeur d’al-Baghdadi, ça fait du territoire. Jusqu’en France avec l’assassin de Samuel Paty, qui, avant d’égorger cet enseignant, a juré fidélité à Daech. Ça représente pour cette organisation une énorme capacité de management afin de mener de front une guerre, une entreprise de purification idéologique et des attaques terroristes un peu partout. Maintenant que l’organisation a été défaite militairement, Daech s’est enterré dans la clandestinité, mais ses chefs, avant de mourir, ont eu le temps de former les « lionceaux » du califat pour continuer le combat.
Parmi les enfants yézidis islamisés par Daech et dont vous vous occupez, avez-vous une idée du nombre de ceux qui sont capables de retrouver une nouvelle vie?
La majorité d’entre eux ont coupé les liens avec Daech. D’abord en retrouvant leur langue et en cessant de parler l’arabe, le turc ou l’anglais, qu’ils ont appris avec les djihadistes. Ensuite, en acceptant la mixité garçons-filles alors qu’avant, lorsqu’ils approchaient une fille, Daech les traitait de kouffar. Mais quitter Daech prend du temps. Je pense à un garçon de 11 ans qui avait été acheté par un couple de djihadistes américains et qui me demandait de l’argent pour aller s’acheter une arme afin d’aller tuer son vrai père yézidi. Sa « maman », une Américaine du nom de Samantha, avait visiblement participé à des actions armées de Daech et avait acheté une esclave après avoir exigé de la voir nue. Huit mois plus tard, ce garçon ne parle plus l’anglais de cette mère-Daech, joue et va à l’école kurde, comme un petit Yézidi. Mais d’autres, qui sont dans nos centres depuis plus de deux ans, n’ont toujours pas vraiment quitté Daech. L’un de ces ados a interrompu mon entretien avec lui pour parler au téléphone avec son émir en Syrie. Il avait l’air très content.
Qu’y a-t‑il de commun entre ces jeunes Yézidis et les enfants de djihadistes français qui ont combattu en Syrie?
Ils ont tous été exposés à un bain de violence au quotidien. Tous ont vu des vidéos ou des photos de scènes horribles. Ils ont été éduqués dans la glorification des héros de Daech. C’est un mythe que de croire à des volontaires de Daech qui ne seraient pas venus se battre en Syrie ou en Irak. Ça vaut aussi pour les femmes et les mères, qui ont rarement été reléguées à des fonctions de cuisinières. Elles ont acheté et maltraité des esclaves, elles ont été entraînées à manier les ceintures d’explosifs pour ne pas se faire arrêter et à nettoyer les armes de leurs maris. Et de tout ça, on en discute dans les jardins d’enfants de Daech. Lorsqu’on tue leurs hommes, ces femmes ont la rage et la transmettent.
Pourquoi dites-vous, pour les nazis comme pour Daech, qu’il n’y a pas de génocide sans voisins?
Dans tout génocide, il y a un grand espace entre le nombre de tueurs et la masse de gens à tuer. En France, nous ne disposons pas des témoignages des chauffeurs de bus qui ont conduit les Juifs à Drancy ni des passeurs qui ont exfiltré, contre de l’argent, des Juifs en zone libre, en Espagne ou en Suisse. Ou des concierges qui ont vu les appartements des Juifs se faire vider. Mais tout le monde a été voisin de ce qui s’est passé. Le voisin devient un témoin s’il parle. Mais s’il se tait, c’est un potentiel complice. Nous sommes là dans ce que Primo Levi appelle la « zone grise » des génocides. Pour les camps de la mort, ça va des Sonderkommandos, ces Juifs que les nazis obligeaient à participer au travail d’extermination, aux boulangers qui fabriquaient le pain des bourreaux. Chez les Yézidis, dans les camps d’enfants, un gamin est nommé « émir » pour surveiller les autres et les réprimer, avec récompense à la clé. Dans un camp en Irak, j’ai vu une chrétienne qui avait été chargée par Daech d’enlever les bijoux des autres femmes chrétiennes qui se faisaient capturer. Dans un tout autre registre, il y a une zone grise aujourd’hui dont font partie certains de ceux qui viennent d’être condamnés à Paris dans le procès des attentats de Charlie et de l’Hyper Cacher. Mais sans les rôles secondaires, il n’y a pas d’assassins.
L’instinct de survie ferait-il de chacun un collaborateur ou un complice passif?
Donner à manger à un Allemand et tuer un Juif n’est pas la même chose. Mais un génocide n’est pas fait uniquement de purs assassins et de pures victimes. Le curé italien qui a servi de modèle à don Camillo m’a raconté qu’il a pu survivre dans un camp allemand parce qu’il était cuisinier. Si on ne parle pas de cette zone grise, on ne peut pas comprendre à quel point une machine génocidaire s’appuie sur une très grande connaissance de l’humain afin de transformer des gens ordinaires en auxiliaires. Ça doit nous aider à comprendre que chaque acte que l’on pose, même le plus banal, peut avoir des conséquences. Loger, transmettre ou véhiculer vous fait entrer dans la machine. Le chauffeur des bus de Yézidis qui passaient la frontière d’Irak en Syrie n’était parfois pas qu’un chauffeur, il pouvait revendre ses passagers.
Autrement dit, il n’y a pas que les monstres à être responsables…
Le principe de responsabilité est fondamental. Dans un génocide, même l’homme ordinaire ne peut pas dire qu’il n’y était pour rien. Shlomo Venezia, qui a fait partie des Sonderkommandos à Auschwitz-Birkenau, a écrit qu’il mourrait sans savoir s’il était coupable ou innocent. Il faut l’entendre raconter en pleurant qu’un SS lui a demandé de tenir dans ses bras trois enfants pour vérifier qu’une seule balle allait les traverser en même temps, il ne les a pas lâchés. Quand vous écrivez dans votre journal qu’un attentat a fait 32 morts en Afghanistan dans une école et qu’il a été revendiqué par Daech, on ne se pose pas la question de savoir comment les terroristes y sont parvenus sans une zone grise.
Essayez-vous de nous dire qu’on doit être des résistants-nés?
Non, car la résistance s’apprend. Dans ma famille, il y a eu beaucoup de gens qui ont disparu pendant la guerre. Pour ceux qui ont résisté, j’ai assez vite compris qu’ils n’avaient pas attendu les Allemands assis sur une chaise. L’esprit de résistance s’acquiert, sinon on va à la catastrophe avec des discours de salon. Il faut former les jeunes d’aujourd’hui à résister. Les jeunes ont compris par exemple que le changement climatique n’était pas uniquement une histoire de fonte des glaces aux pôles mais que c’était global. Mais avec le terrorisme, des jeunes sauront peut-être tout sur le Bataclan ou l’attentat de Nice mais rien du tout sur ce qui se passe à Kaboul ou au Sahel. Or, comme on ne comprend pas que ce phénomène est mondial, c’est difficile de se mobiliser. Les musulmans, face à Daech, n’ont pas besoin qu’on leur enseigne ce qu’est l’islamisme radical puisqu’ils en sont les premières victimes. Mais nous, ici, il faut qu’on dépasse notre vision hexagonale et qu’on cesse de croire que le terrorisme et les génocides sont l’affaire des armées, des services de renseignement et de la police.
Que peut-on faire, concrètement?
Amplifier d’abord la connaissance de cette actualité et de ce phénomène par le biais d’une instruction civique. Je ne suis pas sûr qu’aujourd’hui vous trouviez beaucoup d’élus qui connaissent le nom du successeur de al-Baghdadi alors que ça concerne notre sécurité au quotidien. À force de ne pas savoir, les terroristes circulent sur une autoroute où ils ne croisent personne à part la police. En admettant que les terroristes du Bataclan aient survécu et qu’ils aient plus tard enlevé et tué des filles au Mali, ça n’intéresserait personne. Comme si l’arrestation d’un Juif à Paris pouvait se comprendre sans savoir ce qu’il se passait en Ukraine ou en Pologne. à chaque fois, il y a une continuité dans la mécanique criminelle à l’œuvre. En Irak, les Yézidis ne faisaient pas de caricatures de Mahomet, et vous pensez que ça empêche les terroristes de tuer ceux qui refusent de se soumettre ? En Irak, ceux qui avaient pris conscience du danger que représentait Daech ont agi. Des familles musulmanes ont sauvé des Yézidis. Des passeurs musulmans ont sauvé des vies, contre de l’argent souvent, mais surtout parce qu’ils aiment les gens et la vie.
Aurait-on pu éviter, grâce à une mobilisation des esprits, l’assassinat de Samuel Paty?
C’est évident. Quand ils acceptent au lycée de recevoir la famille d’un élève absent du cours de Paty en présence d’un islamiste reconnu, c’est comme si pendant la guerre un parent d’élève de la Milice était venu à l’école accompagné d’un SS. Vous pensez que c’est exagéré parce qu’à l’époque nous étions occupés par les Allemands, mais les islamistes ici se considèrent chez eux. Dénoncer Daech ne fait pas de vous un islamophobe. Apprendre en classe qu’Al-Qaida et Daech sont des organisations criminelles de masse, et d’abord criminelles contre les musulmans, est nécessaire sans que ça porte atteinte à la cohésion française. J’en ai parlé longuement avec le recteur de la Grande Mosquée de Paris, et il ne viendrait à personne l’idée de le qualifier d’islamophobe.
Entre le génocide perpétré par les nazis et celui commis par Daech, y a-t‑il d’autres points communs qui nous concernent en tant que personnes?
Hitler et Pol Pot bénéficiaient de relais puissants dans la société et au niveau international. Mais ça ne suffit pas. Les génocidaires désignent inlassablement leurs cibles – les Juifs, les Tsiganes, les communistes, les kouffar, les intellectuels khmers, les indigènes, les Tutsis – afin que tous ceux qui n’entrent pas dans ces cases ne se sentent pas concernés. Je me souviens de Lydia, une dame ukrainienne très éduquée qui avait assisté à dix-sept fusillades de masse par les nazis. Elle me disait que c’était instructif pour les enfants de voir mourir les méchants. Inconsciemment, ceux qui ne sont pas désignés comme cibles se sentent choisis pour vivre. C’est une forme de jouissance, même si c’est un monstre qui le décrète et si on doit la vie à un massacreur. Même si on se croit comme au spectacle, comme lorsque Daech demande au pilote jordanien prisonnier en Syrie de répéter à plusieurs reprises son entrée dans la cage où il va mourir brûlé vif devant une foule immense pour que les trois caméras qui filment la scène réalisent la meilleure vidéo de propagande. Pour la zone grise, il faut aussi des spectateurs.
Cette banalité du mal, elle amène forcément à la banalité de la barbarie?
L’être humain s’acclimate plus facilement à la barbarie quand il sait qu’il ne sera pas concerné. Regardez cette photo d’un enfant qui a assisté à des exécutions sur la place Al-Naïm de Raqqa. On dirait qu’il fait l’avion. Mais non, il imite les crucifiés qu’il a vu mourir sur cette place. On ne retient jamais les leçons des génocides. Des jeunes font des selfies devant le portail « Arbeit macht frei » du camp d’Auschwitz. On vend aujourd’hui l’uniforme d’Anne Frank sur eBay. La connexion entre eux et les victimes ne se fait plus. L’un de mes premiers témoins pour mes enquêtes sur la Shoah était un prêtre qui vivait à côté du camp d’extermination de Belzec, en Pologne. Je lui ai demandé si ça ne le dérangeait pas de voir tous ces gens mourir et il m’a répondu que c’était très dur pour sa mère, qui ne supportait pas la fumée des brasiers. Le degré de civilisation de l’homme est comme une couche de glace très fine, il se brise très facilement. C’est pour ça que l’éducation est majeure. Et le devoir de mémoire, dans sa complexité, aussi.