Le 8 décembre, la justice française statuera sur la mise sous séquestre de « La Bergère » de Pissarro, au centre d’un bras de fer entre le musée d’Oklahoma et Léone Meyer, 81 ans, petite-fille du fondateur des Galeries Lafayette. L’occasion de plonger dans les limbes des musées nationaux où des collections juives, en grande partie spoliées par les nazis, attendent encore leur restitution.
« Que peut-il se passer dans les cerveaux d’hommes si intelligents pour qu’ils deviennent si bêtes ? » disait Pissarro de Renoir. Il est vrai qu’en prenant position en faveur du capitaine Dreyfus, le pionnier des impressionnistes avait brisé net avec Auguste Renoir et Edgar Degas. Fils d’une créole et d’un quincaillier juif d’origine portugaise, installés aux îles Vierges, Camille Pissarro était à la fois athée, rationaliste et anarchiste.
Aujourd’hui, le peintre prolifique – le premier à bannir de sa palette les ocres et le « noir de goudron » – se retrouve au centre d’une guérilla judiciaire entre la petite-fille du fondateur des Galeries Lafayette et le musée Fred Jones Jr de l’université d’Oklahoma. Objet du bras de fer : le sort de « La bergère rentrant des moutons », un des premiers tableaux pointillistes de Pissarro, actuellement exposé au musée d’Orsay. Mais c’est aussi le destin de milliers d’oeuvres spoliées, en partie conservées dans les limbes des musées nationaux français, qui se profile derrière « La Bergère ».
Une tentative désespérée de mise à l’abri
« J’ai été adoptée à l’âge de 7 ans en décembre 1946 : j’ai une dette envers mes parents adoptifs qui étaient des amateurs d’art et ont choisi cette oeuvre-là. C’est pourquoi je souhaite qu’elle reste au musée d’Orsay, explique aujourd’hui Léone Meyer, 81 ans. Mon père lui-même avait essayé de la faire revenir après avoir récupéré au Jeu de Paume d’autres oeuvres qu’on lui avait volées. » L’histoire du Pissarro est loin d’être un long fleuve tranquille. Peinte en 1886, « La bergère rentrant des moutons » faisait partie de la collection de Raoul Meyer et Yvonne Bader, fille du fondateur des Galeries Lafayette.
Aujourd’hui, Léone-Noëlle Meyer, fille adoptive et unique héritière de Raoul Meyer, qui a dirigé les Galeries Lafayette de 1944 à 1970, se bat encore pour que le tableau, temporairement exposé au musée d’Orsay, puisse y rester. Sous l’Occupation, le couple Meyer avait tenté de mettre à l’abri ses oeuvres d’art dans un coffre du Crédit foncier de France (CFF) à Mont-de-Marsan. En vain : le coffre sera pillé en 1941 par les nazis, et la collection dispersée dans des conditions opaques.
Un long bras de fer
Raoul Meyer avait bien repéré sa « Bergère » en Suisse en 1951, mais les tribunaux helvètes avaient rejeté sa demande en restitution au motif de la prescription. Le tableau a été ensuite cédé par un marchand suisse à un galeriste new-yorkais, David Findlay, qui l’a revendu, en 1957, à un couple de collectionneurs juifs américains Aaron et Clara Weitzenhoffer. À la disparition de sa femme, Aaron Weitzenhoffer a légué 33 tableaux impressionnistes (Renoir, Monet, Vuillard…), dont « La Bergère », au musée Fred Jones Jr de l’université d’Oklahoma.
Ayant retrouvé la trace de l’oeuvre grâce à Internet, Léone-Noëlle Meyer a décidé d’engager en mai 2013 une action en restitution devant la justice américaine. Au terme d’un long bras de fer, l’université américaine a finalement consenti à un règlement amiable en février 2016.
Selon les termes de cet accord complexe, le titre de propriété de l’oeuvre d’art doit revenir à l’héritière française, mais à la condition d’une « rotation », tous les trois ans, entre le musée Fred Jones Jr et la France après cinq ans d’exposition initiale à Paris. En outre, une clause atypique prévoit que, de son vivant, Léone-Noëlle Meyer doit léguer la toile à un musée français, qui devra respecter les allers et retours du tableau.
Un contexte bouillonnant
Pourquoi Léone Meyer a-t-elle accepté dans un premier temps une telle transaction alambiquée ? « Elle craignait que le tableau ne revienne jamais en France et que ses arguments ne soient pas entendus », plaide aujourd’hui son avocat, Ron Soffer, qui a défendu par le passé le marchand d’art suisse Yves Bouvier et George Soros. Mais depuis le refus du musée d’Orsay d’accepter cette forme de donation « avec partage », il estime que « toute l’économie de cette transaction tombe ». En théorie, « La Bergère » devrait retourner à Oklahoma le 16 juillet 2021. Mais pour son avocat, toute la jurisprudence récente plaide en faveur de la caducité de cette transaction bancale, voir léonine.
Selon Ron Soffer, la transaction doit être cassée au motif que toutes les ventes successives qui ont eu lieu après la guerre sont désormais réputées de mauvaise foi selon la jurisprudence récente. « Madame Meyer se bat pour le droit de faire un don de cette oeuvre au musée d’Orsay. » Le juge français doit se prononcer le 8 décembre sur une mise sous séquestre du tableau en attendant un jugement au fond, le 19 janvier, sur la restitution « pleine et entière » de l’oeuvre, en vertu de l’ordonnance du 21 avril 1945 sur les biens spoliés.
Un tournant majeur dans la jurisprudence
Autant dire que « l’affaire Pissaro » intervient dans un contexte bouillonnant. Il est vrai que le vent a tourné, en France, depuis une récente décision de la Cour de cassation du 1er juillet 2020 qui a ordonné la restitution aux descendants du collectionneur Simon Bauer d’un autre Pissarro spolié sous l’Occupation, « La cueillette des pois ». Ici, le tableau avait été acquis légalement en 1995 par les époux Toll, des collectionneurs américains, pour 800.000 dollars chez Christie’s à New York.
En 2017, la famille Bauer, qui en avait perdu la trace, la retrouve exposée au musée parisien Marmottan-Monet, dans le cadre d’une rétrospective dédiée au peintre impressionniste. Pour la première fois, la haute cour établit clairement que les « acquéreurs ultérieurs » d’un bien reconnu comme spolié « ne peuvent prétendre en être devenus légalement propriétaires », et ce sans limitation de durée et même s’ils sont de bonne foi.
« Alexandre et Campaspe dans l’atelier d’Apelle », de Tiepolo. Le musée du Louvre s’est vu ordonner, en 1999, de rendre le tableau aux héritiers de Federico Gentili Di Giuseppe, collectionneur italien ayant fui le fascisme.©Erich Lessing/akg-images
Dans la foulée, la cour d’appel de Paris a ordonné, le 30 septembre, au musée Cantini de Marseille et au musée des Beaux-Arts de Troyes, la restitution de trois tableaux du peintre fauviste Derain aux cinq petits-enfants du marchand d’art d’origine alsacienne René Gimpel. C’est le résultat de huit ans de batailles judiciaires. Une nouvelle victoire pour Corinne Hershkovitch, l’avocate de la famille Gimpel, surnommée « Madame Restitution » dans les milieux culturels.
Tenace, c’est elle qui avait déjà obtenu, en 1999, la restitution d’un Tiepolo et de quatre autres tableaux récupérés par le Louvre aux ayants droit d’un collectionneur italien, sur la base d’une interprétation actualisée de l’ordonnance du 21 avril 1945 sur les spoliations. « Désormais, l’affaire Gimpel démontre à quel point la recherche de provenance est importante », explique cette bosseuse acharnée. Il fallait convaincre la Cour d’appel que René Gimpel était bien propriétaire de ce tableau jusqu’au 16 juin 1940, date des pleins pouvoirs votés à Pétain. C’est la première fois que l’on réclame des tableaux qui font partie des collections nationales ».
« Une très forte inertie »
À ses yeux, la France est encore loin d’être le champion des restitutions. Malgré la volonté déclarée de l’ancien Premier ministre, Edouard Philippe, d’accélérer les restitutions, et la création, en 2019, d’une nouvelle cellule sur les spoliations au ministère de la Culture, confiée à l’énarque David Zivie, le corps des conservateurs de musées fait souvent le gros dos.
Pour cette petite-fille d’industriels juifs de Hambourg réfugiés en France, « le ministère de la Culture refuse depuis des années d’organiser réellement une formation en recherche de provenance. Il veut garder la maîtrise sur l’instruction des dossiers dans lesquels les oeuvres d’art sont revendiquées. Il y a une inertie volontaire très forte ».
L’obscur gisement des « MNR »
Spécificité française : quelque 2.000 oeuvres d’art rapatriées d’Allemagne ‑ et donc potentiellement spoliées ‑ qui au début des années 1950 ont été déposées dans les musées nationaux, sous le label MNR (Musées Nationaux Restitution). Dans un livre récent (« La collection disparue »), la scénariste Pauline Baer (1) a levé le voile sur la gestion réelle de cette réserve mystérieuse, sorte de « limbes » des musées nationaux, où l’on retrouve des Courbet, Renoir, Boucher, Max Ernst…, créée en 1949, reçue en héritage de la Commission de récupération artistique nationale installée au Jeu de Paume, à la Libération.
Officiellement, un haut fonctionnaire, David Zivie, est chargé d’accélérer les restitutions des MNR. Mais faute de moyens suffisants, le processus reste poussif. « La France a adopté un discours beaucoup plus favorable aux restitutions depuis le discours d’Aurélie Filippetti en mars 2013. Mais dans les faits, la position de l’administration n’a pas beaucoup évolué », explique Corinne Hershkovitch.
Derrière cette façade, les moyens n’ont pas été donnés pour que les recherches soient faites correctement. « La France n’assume toujours pas son passé : la France a participé à la spoliation des juifs et il faudrait qu’on l’assume. Le corps des conservateurs de musées refuse d’admettre que la restitution aux collectionneurs spoliés est une démarche très importante. Il faut former des chercheurs de provenance, comme en Allemagne. Or, une vraie formation n’existe pas encore en France pour le moment ».
Certes, les œuvres rapatriées sont répertoriées sur le site Internet Rose Valland (NDLR : du nom de la résistante qui a traqué l’itinéraire des œuvres volées par les nazis), mais les recherches de provenance ne sont pas faites.
« La restitution doit s’accélérer »
« L’affaire Gurlitt (NDLR : du nom du collectionneur allemand dont le « trésor » de 1.500 œuvres de provenance douteuse a été découvert par hasard en 2012 à Munich puis à Salzbourg) a donné un coup de fouet aux recherches en Allemagne. En France, « la restitution n’est plus un sujet tabou, mais elle doit s’accélérer », estime Emmanuelle Polack, une des meilleures expertes du sujet.
Auteure d’un ouvrage de référence sur « le marché de l’art sous l’Occupation » (Editions Tallandier), elle a été récemment recrutée par le Louvre pour renforcer le travail de recherche sur l’histoire et la provenance des œuvres spoliées. Parmi ses faits d’armes, c’est elle qui a contribué à retrouver « La femme assise » de Matisse ayant appartenu au marchand d’art Paul Rosenberg (grand-père d’Anne Sinclair).
En théorie, le site Internet MNR Rose Valland du ministère de la Culture permet d’accéder au catalogue de ces oeuvres conservées dans les musées nationaux ou mises en dépôt dans les musées en région en attente de leur restitution. Mais « du fait d’un financement public limité, la France reste moins proactive que l’Autriche, l’Allemagne ou les Pays-Bas en matière de recherche de provenance », confirme l’avocate Agnès Peresztegi, ancienne présidente de la Commission for Art Recovery présidée par Ronald Lauder (Président du Congrès Juif mondial), et accessoirement épouse de Ron Soffer.
« Une reconnaissance des persécutions »
Ce « parcours du combattant » de la restitution d’une oeuvre spoliée, Pauline Baer de Perignon, l’a vécu, au jour le jour, et le raconte avec un humour joyeusement féroce dans son livre « La collection disparue » (1). Arrière-petite-fille du collectionneur Jules Strauss, la scénariste (soeur d’Edouard Baer) s’est lancée avec ardeur sur les traces de la collection dispersée de son aïeul, grand amateur d’impressionnistes (Renoir, Monet, Degas…) et dont le nom figurait sur les listes de l’ERR, l’Einsatzstab Reichsleiter Rosenberg (ERR), l’organisation dirigée par l’idéologue du parti nazi, Alfred Rosenberg, chargée de la confiscation des collections juives pendant la guerre.
Au terme de longs mois de recherches, elle a obtenu de haute lutte la restitution, par le Louvre, d’un dessin de Tiepolo et « négocie » avec le musée de Dresde le retour d’un tableau de Nicolas de Largillierre. Pour elle, « la restitution est une reconnaissance des persécutions ». « Le Tiepolo faisait partie des MNR. Jusqu’à une date récente, il y a eu une énorme lenteur de la part des musées pour faire des recherches, pour des motifs de « priorités » et de moyens. Seulement 5 % des MNR déposées dans les musées ont été rendues en soixante-quinze ans », déplore Pauline Baer.
Une grande inertie
A lui seul, son récit de la réunion au ministère de la culture, en mars 2017, sur le projet de création d’une cellule de recherche des MNR, en présence du directeur de la CIVS (Commission pour l’indemnisation des victimes de spoliation), en dit long sur l’inertie sous-jacente. Aujourd’hui encore, obtenir des données chiffrées officielles sur les MNR relève du parcours du combattant. « Personne n’est à l’aise avec le sujet : tout le monde se couvre. Mais plus la presse en parle, plus cela nous aide », résume un expert des restitutions. « Les Américains ne peuvent pas comprendre ce problème de spoliation car ils n’ont pas vécu ce que nous avons vécu en France », constate aujourd’hui Léone Meyer.
Déjà, en 2006, une Américaine d’origine autrichienne de 89 ans, Maria Altmann, avait obtenu la restitution par l’Etat autrichien de cinq Gustav Klimt, dont le fameux portrait d’Adèle Bloch-Bauer (qui a inspiré le film « Woman in Gold »). Nul doute que le destin de la Bergère de Pissaro aura un impact sur les revendications à venir.
- « La collection disparue », 303 pages, Editions Stock, 2020.
Les vrais chiffres du « trésor » caché des MNR
Le statut des MNR (Musées Nationaux Récupération) a été créé en 1949 pour gérer l’héritage de la Commission de Récupération Artistique (CRA). Sur les 60.000 oeuvres récupérées en Allemagne après la guerre, 45.000 ont été restituées à leurs propriétaires légitimes entre 1945 et 1950 sur leur demande. Sur les 15.000 oeuvres non réclamées, 2.000 ont été sélectionnées et placées sous la garde des musées nationaux (dont 1752 au Louvre), ou déposés dans une centaine de musées. Elles sont inscrites sur des inventaires provisoires, sous le nom de MNR. Depuis la création de la cellule MNR, il y a eu 67 oeuvres MNR restituées (depuis 2008), dont 35 en 2019 et 2020. En 2018, le Premier ministre Edouard Philippe, à l’occasion de la commémoration de la rafle du Vél’d’Hiv, a demandé à la Commission pour l’indemnisation des victimes de spoliations (CIVS), créée en 1999, et au ministère de la Culture d’accélérer la recherche et la restitution. Une nouvelle Mission de recherche et de restitution des biens culturels spoliés a ainsi été créée en avril 2019. Elle dispose d’un budget de 200.000 euros pour financer ses travaux de recherche spécifiques.
11 oeuvres majeures restituées depuis 1945
1966 : « L’Echelle de Jacob » de Marc Chagall : la Cour suprême de New York a ordonné la restitution du tableau (volé en 1941 par l’équipe d’intervention d’Alfred Rosenberg) à Erna Menzel.
1974 : Un Georges Braque, « Table avec blague à tabac » (1930) est restitué aux héritiers de Paul Rosenberg.
1999 : Le Louvre se voit ordonner de restituer un Tiepolo « Alexandre le Grand et Campaspe dans l’atelier d’Apelle » (1725) ainsi que quatre autres tableaux aux héritiers de Federico Gentili di Giuseppe.
1999 : Le ministère de la Culture restitue aux héritiers du marchand Paul Rosenberg « Les Nymphéas » de Claude Monet, récupéré après la guerre et déposé depuis 1973 au Musée des beaux-arts de Caen.
1999 : « La Femme en rouge et vert » (1914) de Fernand Léger, restituée aux héritiers de Léonce Rosenberg.
2001 : « Le Grand Pont » de Gustave Courbet (1864) est restitué par la justice américaine aux ayants-droits de Josephine Weinmann.
2006 : Maria Altman obtient de l’Etat autrichien la restitution de cinq tableaux dont deux célèbres portraits d’Adèle Bloch-Bauer considérés comme des oeuvres majeures de Klimt.
2014 : Le centre d’art norvégien Henie Onstad restitue un tableau de Henri Matisse, « Profil bleu devant la cheminée », (1937), à la branche américaine de la famille du marchand d’art français Paul Rosenberg, grand-père d’Anne Sinclair.
2019 : L’Allemagne restitue un « Portrait de femme » de Thomas Couture aux ayants droit de Georges Mandel, assassiné par la Milice en 1944.
1er juillet 2020 : la Cour de Cassation valide définitivement la restitution d’une oeuvre de Pissarro, « La Cueillette des pois », à Jean-Jacques Bauer, petit-fils du collectionneur Simon Bauer. Sa collection avait été saisie le 1er octobre 1943 par Jean-François Lefranc, marchand de tableaux, désigné administrateur et séquestre de la collection Bauer par le commissaire aux questions juives.
Pierre de Gasquet