Aux origines du célèbre Walt Disney, un texte somptueux qui flamba dans les autodafés du IIIe Reich. Notre coup de cœur jeunesse de la semaine.
Mais comment diantre un faon partant à la découverte du monde en vint-il à provoquer l’ire des censeurs du IIIe Reich ? En 1936, Bambi, de l’Autrichien Felix Salten, fut interdit dans l’Allemagne nazie. De nombreux exemplaires flambèrent dans les autodafés. À première vue, ce roman paru en 1923, rapidement devenu un best-seller, est pourtant un conte animalier qui peut sembler inoffensif.
C’est un voyage dans les Alpes qui aurait inspiré Félix Salten, pour ce récit initiatique suivant les pas d’un petit faon nommé Bambi (de l’italien pour « enfant », « bambino »), de sa naissance à sa découverte de la dureté du monde. Observateur avisé du monde animal, Salten fait vivre avec une émotion singulière les premiers pas tremblants de son héros ou la tendresse maternelle, l’euphorie d’une première cavalcade dans la clairière ou de la découverte de ses congénères. Il s’offre de poétiques parenthèses, par exemple le temps de faire parler les feuilles qui s’apprêtent à tomber.
Noirceur du monde
Mais derrière la fable bucolique, ce sont de plus sombres réalités qui apparaissent. Bambi découvre la noirceur du monde – mort, deuil, cruauté –, et à travers lui Salten exprime ses inquiétudes sur un monde à la dérive. Juif viennois ami d’Arthur Schnitzler, correspondant de Freud et admirateur de Theodor Herzl, Salten voit l’antisémitisme qui resurgit, le climat de haine et de ressentiment de l’après-guerre. « Cette terrible détresse, dont on ne voyait pas la fin, répandait la rancœur et la barbarie. Elle réduisait à néant tous les usages, elle minait la conscience, anéantissait les bonnes mœurs, détruisait la confiance. Il n’y avait plus pitié, ni repos, ni retenue », écrit-il dans Bambi. Comment ne pas y voir un écho prémonitoire de la barbarie prête à s’abattre ? Ce n’est donc pas sans raison que les nazis y virent une allégorie du sort des Juifs d’Europe.
C’est cette dimension du texte qui a séduit l’illustrateur Benjamin Lacombe. Il le met en images dans une nouvelle édition du texte chez Albin Michel, avec une traduction de Nicolas Waquet, et dans la collection de classiques illustrés que dirige Lacombe lui-même. « Depuis longtemps, je voulais, dans un album illustré, traiter du mal absolu de l’antisémitisme. Un mal qui resurgit toujours, sous une autre forme, ou de biais, comme les mille dangers de la forêt de Felix Salten. » Lui-même descendant de déportés, il a « voulu faire ressentir le danger et la peur de tous ceux qui sont traqués ».
Son album est une splendeur. Fusains tour à tour en noir et blanc et en couleur, pages qui s’ouvrent, découpes et pliages composent un objet où la poésie et la douceur le disputent à l’inquiétude. C’est toute l’ambiguïté d’une nature enchanteresse et sauvage qui se tient dans ces pages. Un hommage somptueux à l’œil naturaliste de Salten comme à sa tendresse désespérée pour le monde et les êtres.
À noter : un charmant album, signé de l’auteur-illustrateur Philippe Jalbert, mais avec, cette fois, un texte raccourci et adapté pour les tout-petits, sort également ces jours-ci aux éditions Gautier-Languereau. Deux raisons de revenir sur les traces du vrai Bambi.
Bambi, l’histoire d’une vie dans les bois, Felix Salten et Benjamin Lacombe, traduit de l’allemand (Autriche) par Nicolas Waquet, 176 p., 29,90 euros. À partir de 9 ans.
Également : Bambi, une vie dans les bois, d’après Felix Salten, Phillippe Jalbert, Gautier-Languereau, 15, 90 euros. À partir de 5 ans.
Sophie Pujas