Mathématicien distingué, chercheur chez IBM mais aussi enseignant à Yale, Benoît Mandelbrot a eu les honneurs d’un doodle de Google ce vendredi 20 novembre.
Benoît Mandelbrot est né le 20 novembre 1924 à Varsovie, au sein d’une famille juive, d’une mère dentiste et d’un père commerçant. Les affaires de ce dernier périclitant en raison du contexte économique, il émigra en France en 1931, dans l’espoir d’y trouver une meilleure situation et d’y faire venir sa famille plus tard, l’antisémitisme devenant de plus en plus inquiétant en Pologne. Ceci impliquait que la mère de Mandelbrot abandonne son métier et ses revenus, aussi le regroupement ne devint effectif qu’en 1936. Mandelbrot apprit donc le français à l’école à Paris et ne découvrit qu’au lycée qu’il parlait en fait le « parisien » de Belleville, très différent du français académique !
Après l’invasion de la France par l’armée allemande en 1939, la famille se réfugia en zone non occupée à Tulle où il obtint le baccalauréat avec la mention très bien et les félicitations du jury. Mais en 1943 la situation devenant très menaçante, Mandelbrot et son frère partirent avec de faux papiers pour Périgueux, puis avec encore une nouvelle identité à Lyon, où il termina ses études secondaires en classe préparatoire aux grandes écoles.
Le choix entre l’ENS et Polytechnique
La famille retrouva Paris en 1944 après la libération de la ville et Mandelbrot eut à choisir entre l’École normale supérieure (ENS) et Polytechnique après avoir passé le concours des grandes écoles où il fut le seul à résoudre complètement le très difficile problème de mathématique qui avait même tenu en échec son professeur. Sur les conseils de son oncle Szolem Mandelbrojt, mathématicien au Collège de France et cofondateur du groupe Bourbaki il choisit l’École normale… et y resta un seul jour dès qu’il eut compris qu’on y révérait le formalisme mathématique abstrait du style Bourbaki.
Il entra alors à Polytechnique, école militaire dont il porta l’uniforme militaire bien qu’il ne fut pas encore naturalisé. Il y eut entre autres comme professeurs Gaston Julia et Paul Lévy, deux noms qui eurent une influence marquante sur ses propres travaux. Il est d’ailleurs amusant que Szoltem Mandelbrojt ait suggéré à son neveu de prolonger pour sa thèse les travaux de Fatou et Julia sur l’itération des fonctions rationnelles, et que celui-ci abandonna le sujet dans l’incapacité, à l’époque, d’y ajouter quelque chose !
À sa sortie de Polytechnique, Mandelbrot partit deux ans en stage au California Institute of Technology puis il rentra en France en 1949 pour y faire son service militaire.
La formule de Zipf-Mandelbrot
Entre 1950 et 1952 il fait une thèse de mathématiques appliquées qu’il juge faible et mal rédigée sur un sujet qu’il a choisi et qui n’intéresse personne, à partir d’une formule empirique de Zipf décrivant la fréquence d’utilisation des mots dans les textes. Zipf avait remarqué qu’on observait la même fréquence de distribution quel que soit le degré d’instruction ou la langue du rédacteur. Si les graphiques de Zipf étaient pertinents, Mandelbrot montre que la formule était fausse et la transforme en formule de Zipf-Mandelbrot. C’est le premier contact de Mandelbrot avec les distributions « à longue traîne », très différentes des statistiques habituelles, et avec la notion d’invariance. Plus audacieusement il établit un lien un peu acrobatique avec la thermodynamique statistique par le biais du concept d’information. D’emblée Mandelbrot veut se positionner comme mathématicien atypique et indépendant de toute école.
Il effectue en 1953-1954 des stages post-doctoraux au MIT où il s’intéresse beaucoup aux travaux de Norbert Wiener puis à Princeton avec John von Neumann ; Oppenheimer s’intéresse également à ses travaux.
Plus de trente ans chez IBM
Il revient en France en 1954 avec un poste au CNRS, puis passe deux ans à Genève où il collabore avec Jean Piaget. Il obtient ensuite un poste à l’université de Lille en 1957, mais ne l’occupera qu’une année universitaire. En effet en 1958 il part aux États-Unis pour un stage d’été chez IBM… et y restera 35 ans, au Thomas J. Watson Research Center !
C’est chez IBM que se déroulera l’essentiel de sa carrière avec en parallèle dix-sept années d’enseignement à l’université Yale après des collaborations de courte durée avec les universités de Chicago, d’Harvard et le MIT. Il y accomplira l’essentiel de ses travaux.
Son premier domaine de recherche concernait les statistiques théoriques de la distribution des revenus en s’inspirant de la loi de Pareto. Il découvrit rapidement qu’une distribution du même type expliquait les cours boursiers. Pour ces derniers il démontrait que les variations à long terme présentaient la même distribution aléatoire que les variations à court terme. On retrouve là le concept d’auto-similarité qui est au cœur des fractales. Ceci était en opposition absolue avec les théories économiques orthodoxes pour lesquelles les variations à court terme sont aléatoires et les variations à long terme représentent des tendances. En outre ces théories, fondées sur la loi normale, considèrent que les variations sont d’autant moins probables que leur amplitude est plus importante. Au contraire selon la théorie de Mandelrot, développée en utilisant des travaux de statistique théorique peu connus de Paul Lévy, les variations brutales et imprévisibles sont beaucoup plus fréquentes que ce que prévoient les théories orthodoxes.
Il s’intéresse ensuite à la turbulence, aux variations du régime des crues, aux irrégularités dans les lignes des côtes, et dès 1960, alors qu’IBM ne disposait encore d’aucun outil graphique il commence à percevoir l’importance des simulations graphiques pour ses travaux de mathématiques appliquées. Il ne cessera de chercher à utiliser les moyens plus perfectionnés progressivement disponibles.
L’originalité de Mandelbrot est d’avoir vu des points communs profonds dans tous ces processus qu’il étudie. L’autre, qu’il va développer progressivement c’est l’utilisation graphique des ordinateurs pour l’aide à l’étude de problèmes théoriques, en opposition totale avec les pratiques des autres mathématiciens.
Benoît Mandelbrot et les fractales
Le mot fractal date de 1975 et a été créé par Mandelbrot pour son livre Les objets fractals afin de désigner les propriétés communes de tous les processus et structures qu’il a étudiés. Puis il s’intéresse à des sujets de mathématiques pures et revient sur les travaux de Julia et Fatou qui lui avaient résisté jadis. En 1980 il obtient la représentation graphique de l’ensemble des ensembles (ce n’est pas une répétition accidentelle) de Julia et Fatou et il en étudie les propriétés fractales. Il semble toutefois qu’il ait été un peu précédé en 1978 par Brooks et Matelski qui avaient publié une représentation grossière mais correcte sur une imprimante alphanumérique. Cet ensemble sera ensuite étudié de façon très théorique par Douady et Hubbard qui le nommeront Ensemble de Mandelbrot.
Mandelbrot devient alors célèbre et œuvre à la diffusion de la géométrie et des mathématiques fractales qui intéressent de plus en plus de monde dans des domaines très divers, qu’il s’agisse de travaux théoriques, appliqués ou artistiques. Il multiplie les conférences et termine sa carrière comme professeur émérite à Yale (1987-2004). Il décède en 2010 à Cambridge (Massachusetts).
L’impression qui se dégage de son livre autobiographique « La forme d’une vie » est celle d’un esprit brillant, extrêmement doué, touche-à-tout et qui s’est toujours considéré comme un franc-tireur à l’écart de tout courant ou école mathématique. Il aurait certainement pu produire des travaux théoriques très profonds s’il n’avait pas manifesté d’emblée manifesté une allergie pour le formalisme abstrait de certaines mathématiques, en particulier de l’école Bourbaki, préférant au contraire les approches plus géométriques et visuelles aux approches formelles et analytiques.
Cependant son aptitude à voir des propriétés communes dans les domaines très différents qu’il a abordés ainsi que dans divers travaux antérieurs que rien ne reliait en apparence, et son intérêt pour des approches probabilistes non conventionnelles ont produit une œuvre fructueuse, même si son coup de pied dans la fourmilière de l’économie théorique ne semble pas, hélas, avoir servi de leçon malgré l’écho qu’a eu ce travail à l’époque dans certains milieux.